« Durant longtemps, les anthropologues ont cru que la présence d’outils sur des sites archéologiques établissait indiscutablement la présence passée d’êtres humains. L’outil semblait la trace irréfutable de l’humanité et donc sa marque de fabrique. Sous l’influence notamment des théories marxistes, Homo faber ne pouvait être que le véritable point de départ de la culture. Depuis, on sait que des australopithèques et même d’autres primates sont capables d’utiliser et d’ajuster des outils. En revanche, nous pouvons affirmer qu’il existe deux signatures plus spécifiquement humaines : les rituels funéraires et l’art, c’est-à-dire des pratiques qui paraissent ne servir à rien du point de vue strictement utilitariste de la simple survie. Et pourtant…
Et pourtant, il s’agit bel et bien du départ de la civilisation qui a consisté à exploiter une remarquable capacité cérébrale de “projection” et non pas seulement d’adaptation, une faculté étonnante qui allait faire le succès de cette espèce parce qu’elle allait lui permettre de communiquer ses émotions et surtout de les transformer en visions collectives, en des formes qui allaient pouvoir se propager et demeurer inscrites dans la matière. Il ne s’agissait ni plus ni moins que de l’invention de langages qui allaient transcender les petites communautés familiales en peuples et en cités. De ces formes premières, qui témoignent déjà d’une esthétique affirmée, vont naître des symboles capables de véhiculer du sens, de susciter des émotions, de constituer des hiéroglyphes, des idéogrammes puis les éléments d’un langage de plus en plus précis et performant.
L’art est langage puisqu’il sert à communiquer, avec soi-même, avec les autres, avec l’au-delà. Un langage multiforme qui peut s’exprimer avec des calligraphies, des signes convenus, des formes diverses et inconnues, des tentatives de reproduction de ce que nous percevons, de manière plus ou moins stylisée, des façons de se mouvoir, de travailler des matériaux, d’utiliser son propre corps ou sa propre voix, de produire des sons, de bâtir des monuments – du tumulus au gratte-ciel en passant par la fusée –, car l’art ne possède pas réellement de frontières ou de champs spécifiques. Il résulte de ce besoin de produire des émotions et des concepts qui expriment quelque chose de profond, d’enfoui, d’angoissant ou de joyeux, qui doit s’épancher et s’extérioriser, donner sens à une existence. L’art devient tel quand il s’inscrit dans une culture partagée qui se répercute dans des variétés d’échanges et des modes de vie objectifs ; l’art nourrit l’économie et la civilisation et ne constitue pas un objet aussi périphérique qu’on le pense généralement.
Parce qu’il est langage, qu’il transmet par le biais de codes, tour à tour intuitifs et culturellement établis, l’art représente à la fois un moyen d’expression et d’affirmation de soi, un extraordinaire moyen de développement personnel, mais aussi un facteur de reconnaissance sociale et d’inclusion dans la communauté. Certes, il peut être un savant ou détonnant mélange des deux : plutôt dérangeant parce que défiant les codes de son époque, comme les Picasso, Stravinsky, Rossellini, ou plutôt normalisant, exprimant parfaitement les reliefs d’une société et d’une culture. Quoi qu’il en soit, le dosage est toujours délicat… et témoigne parfaitement de ce paradoxe permanent de l’existence humaine : comment être soi-même parmi ses semblables ? L’artiste est fréquemment un funambule – tel un Mozart ou un Chostakovitch – qui risque parfois sa vie selon les époques, adulé un jour, banni le lendemain.
L’art est à la vie ce qu’est la danse à la marche, ce qu’est la poésie à la langue : une façon de décaler l’indispensable et l’utile pour lui donner une autre vie, lui imprimer une autre allure, lancer fondamentalement un défi à l’existence en lui imprimant un coup de patte particulier, en transformant la nécessité par l’esthétique, le besoin par l’envie, comme le chantait Daniel Balavoine. La quête esthétique n’est donc pas une concession, une commodité, un simple enjolivement de notre environnement, mais un véritable défi métaphysique, une provocation des forces visibles et occultes qui occupent ce monde et qui nous meuvent. De l’homme primitif à celui d’aujourd’hui, ce maelstrom nous agite toujours et nous emporte dans son tourbillon de terreurs et de sensations, de feu et de fer.
Etre en situation de handicap, c’est se trouver affublé d’office d’un rôle qu’on n’a pas choisi et rencontrer quelque difficulté à le contester, à le transformer, et se voir, du même coup, limité dans sa participation sociale. Mais cela n’a rien de fatal, il convient de faire varier les jeux, de faire valser les rôles, de faire bouger les lignes et de faire changer les territoires. Dans cet exercice de style, l’art est à la fois objectif et moyen : objet longtemps inaccessible, stigmate d’une condition de proscrit ou de marginal, mais aussi moyen d’obtenir de la reconnaissance pour des femmes et des hommes qui veulent exprimer leur créativité, leur soif d’expression et d’appartenance à la culture de leur communauté.
Nous ne sommes pas à égalité face à la culture comme au reste. Faut-il l’être absolument ? La question est que nous puissions prendre part à l’activité commune, quel qu’en soit le domaine : la connaissance, l’emploi ou la formation, ou encore l’espace urbain et les transports, mais aussi l’art et la culture que l’on a eu tendance à négliger comme l’expression d’un superflu. La culture n’est pas un luxe, elle transforme notre existence parce qu’elle sublime nos rapports. Signe de cette évolution, de nombreux projets culturels surgissent ça et là au sein des opérateurs de l’action sociale et médico-sociale attestant que la notion d’accessibilité, prônée par la loi du 11 février 2005, est bien à considérer dans son intégralité(1).
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(1) L’accès à la culture est d’ailleurs inscrit à la charte de l’accessibilité universelle adoptée par la Fédération des APAJH (Association pour adultes et jeunes handicapés) le 21 juin lors de son 38e congrès – Voir ASH n° 2866 du 27-06-14, p. 25.