Recevoir la newsletter

« Il faut inscrire la prévention situationnelle dans une démarche plus globale de prévention »

Article réservé aux abonnés

Dans les quartiers populaires, la prévention situationnelle - résidentialisation des immeubles, sécurisation des accès, promotion de la surveillance informelle - est souvent privilégiée pour réduire l’insécurité. Une approche séduisante, mais aux effets finalement limités. C’est ce que montre la chercheuse Véronique Levan dans une enquête menée à Paris et à New York.
Qu’est-ce que la prévention situationnelle ?

Il s’agit d’une approche de la prévention de la délinquance conçue au début des années 1980 par des criminologues britanniques. Elle s’est ensuite développée au Royaume-Uni et aux Etats-Unis. Il s’agit de réduire les opportunités délinquantes par différents moyens, en particulier par l’adaptation de l’environnement urbain. On intervient sur les aménagements urbains et les bâtiments tout en essayant de promouvoir une surveillance informelle par les résidents eux-mêmes. Cette approche s’est enrichie, notamment avec la théorie des espaces défendables imaginée dans les années 1970 par l’architecte américain Oscar Newman. Son idée est qu’un locataire convaincu d’avoir une certaine forme de propriété sur son lieu de résidence en assurera d’autant mieux la surveillance, y compris dans les espaces publics. Les bailleurs sociaux ont eu recours à la prévention situationnelle, aux Etats-Unis comme en France, parce qu’elle paraît simple à mettre en œuvre. Cette démarche est proche de la théorie de la « vitre cassée », qui vise à ne pas laisser l’environnement urbain se dégrader.

Où avez-vous enquêté ?

Il s’agissait de deux quartiers populaires centraux ou péricentraux de Paris et New York, ciblés par des opérations de prévention situationnelle. Aux Etats-Unis, dans un quartier accueillant plus de 7 000 habitants, l’accent était mis plutôt sur la participation des résidents alors qu’en France, dans une cité d’environ 680 habitants, la priorité allait à des programmes de résidentialisation, de contrôle d’accès et de surveillance formelle des immeubles. A New York, j’ai contacté des résidents en me promenant dans le quartier. J’ai également assisté à des réunions de locataires, le soir à Brooklyn. En France, j’ai informé les locataires par courrier du fait que je réalisais une enquête sur l’insécurité, puis j’ai fait du porte-à-porte avec un questionnaire. Cette enquête ethnographique s’est déroulée en 2002 puis en 2004, afin de cerner l’évolution entre ces deux dates. Il est cependant assez difficile d’évaluer un programme de prévention situationnelle car il y a souvent des ajustements, un dispositif déficient étant remplacé par un autre plus prometteur. Le programme n’est donc jamais véritablement terminé.

Ces deux quartiers se heurtaient-ils aux mêmes difficultés ?

A New York, le quartier était confronté à des problèmes de trafic de stupéfiants à l’intérieur et à l’extérieur des bâtiments ainsi qu’à une guerre des gangs, avec de fréquents échanges de coups de feu, ce qui avait évidemment une influence négative sur la sociabilité de voisinage. Les résidents préféraient ne pas sortir et rester dans leur sphère privée, et les espaces publics n’étaient plus investis par les habitants. A Paris, les dysfonctionnements relevaient plutôt de ce que le sociologue Philippe Robert appelle la « délinquance en miettes », c’est-à-dire une petite délinquance liée au trafic de drogue. Il y avait également le problème posé par les interactions quotidiennes entre les groupes de jeunes rassemblés dans les halls d’immeuble et les habitants. Enfin, il y avait eu quelques incidents traumatisants, en particulier l’agression de femmes asiatiques qui traversaient le quartier sans nécessairement y résider.

Quelles mesures ont été mises en œuvre ?

Les bailleurs sociaux, à New York comme à Paris, ont développé pour l’essentiel une stratégie de contrôle d’accès des bâtiments. Par exemple, dans le quartier parisien, un système de sas avec double porte a été installé à l’entrée des immeubles et la principale voie d’accès au quartier a été équipée d’un imposant portail noir. En outre, l’intervention de la police a été rendue plus aisée, en particulier avec la fermeture de plusieurs accès aux parkings pour limiter les possibilités de fuite des délinquants potentiels. A New York, des grillages ont été installés afin de délimiter les espaces. Il y a eu également la pose de bancs pour promouvoir la surveillance informelle. Les responsables partaient du principe que si les résidents utilisaient ces bancs, cela pourrait dissuader d’éventuels délinquants. L’accent a aussi été mis sur les rondes de résidents constituées de petits groupes d’habitants chargés de surveiller les accès à un immeuble. La difficulté est que ces rondes disposent de très peu de moyens. Leur efficacité demeure donc limitée.

Avez-vous observé des différences entre les solutions retenues aux Etats-Unis et en France ?

En France, l’accent est mis davantage sur la surveillance formelle, les résidents étant favorables à un rôle accru du gardien d’immeuble en matière de régulation sociale. Aujourd’hui, il reste des gardiens, mais ils ne vivent plus sur place en raison d’agressions dont ils ont été victimes. Aux Etats-Unis, ce sont les programmes de résidents patrouilleurs qui constituent la pierre angulaire des programmes de régulation sociale. La mise en place des dispositifs techniques de prévention situationnelle étant souvent défaillante, la présence humaine reste le meilleur garant du maintien de l’ordre social. Mais ces rondes peuvent aggraver les disparités en matière de justice sociale, car elles ne sont pas mises en œuvre dans tous les bâtiments.

Les habitants ont-ils été associés à ces programmes ?

A Paris, ils avaient le sentiment que tout était décidé d’avance et que ce qui leur était présenté en réunion ne reflétait pas la réalité. Au départ, ils exprimaient une forte demande sécuritaire, mais au fur et à mesure, ils se sont rendu compte que ces techniques ne correspondaient pas à leurs attentes. Ils les trouvaient disproportionnées, et certains considéraient même qu’il s’agissait d’une stigmatisation du quartier, celui-ci apparaissant au bout du compte plus dangereux qu’il ne l’était en réalité. A New York, une consultation a eu lieu mais elle est restée très générale. C’était davantage une conférence pour expliquer ce qui allait être fait qu’un débat autour du projet.

Ces mesures ont-elles eu de véritables effets sur la délinquance et l’insécurité ?

A Paris, les chiffres de la police montrent une légère amélioration, en particulier concernant les cambriolages. Ce qui est logique dans la mesure où le programme a privilégié la sécurisation des bâtiments. Mais ces données ne sont pas très fiables. Les résidents ont ressenti une certaine amélioration, mais ils ont eu tendance à l’attribuer à d’autres facteurs, notamment à la loi interdisant les attroupements dans les halls d’immeuble. Ce refus de croire en l’efficacité du dispositif peut sans doute s’expliquer par les mauvaises relations existant entre les habitants et le bailleur social. A New York, les habitants ont eu le sentiment d’une réelle amélioration. Il est vrai que la situation du quartier était très dégradée, avec une mainmise des gangs dans les bâtiments.

Quelles sont les limites de la prévention situationnelle ?

Le problème est qu’on a tendance à importer des programmes de lutte contre l’insécurité sans savoir s’ils sont réellement efficaces. Il faudrait d’abord les tester à une échelle limitée. Il s’agit trop souvent de provoquer le déplacement de groupes indésirables, en particulier de jeunes, sans résoudre les problèmes de fond liés à leur présence dans la cité. A Paris, on a ainsi construit un gymnase à la place d’un espace public en réduisant l’espace dédié aux jeunes, mais le problème n’a pas été résolu. Il existait une cellule de gestion urbaine de proximité à laquelle participaient notamment des travailleurs sociaux et, au fil des réunions, on pouvait noter leur frustration car il n’y avait pas de solution concrète proposée pour la jeunesse du quartier. Par ailleurs, les dispositifs de contrôle d’accès sont fondés sur le principe que le danger vient de l’extérieur, ce qui est loin d’être toujours le cas, d’où la limite de leur efficacité. En réalité, le critère déterminant qui permet de dire si une mesure de prévention situationnelle sera efficace ou non reste la mobilisation des habitants en faveur de la sécurité et une certaine présence humaine, par exemple des gardiens d’immeuble ou un effectif policier renforcé. Je pense cependant que tout n’est pas à jeter dans la prévention situationnelle. Il faut simplement l’inscrire dans une démarche plus globale de prévention, en associant les résidents dans un véritable processus de concertation.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Véronique Levan est docteure ès lettres de l’université Paris IV-Sorbonne et chercheuse associée au Centre de recherches sociologiques sur le droit et les institutions pénales (Cesdip-CNRS-ministère de la Justice).

Elle publie Ghettos urbains ? La sécurisation aux Etats-Unis et en France (Ed. PUR, 2014).

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur