Deux personnes très âgées assises, comme groggy, dans le hall d’entrée d’une maison de retraite médicalisée. A quelques pas d’elles, un nouveau résident souffrant d’un handicap mental s’est posté depuis un moment déjà près de la salle du restaurant et hurle sans fin son dépit de ne pouvoir y pénétrer. C’est l’image qu’a gardée Paul Gallard, président de la commission « vieillissement et avancée en âge » de l’Unapei (Union nationale des associations de parents, de personnes handicapées mentales et de leurs amis), de l’expérience d’intégration d’une personne handicapée mentale vieillissante en maison de retraite tentée par son union au milieu des années 1990 dans les Deux-Sèvres, à l’invitation d’un directeur d’EHPAD (établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes). « La personne, qui avait un peu d’autonomie, a fait office de clown pendant les premiers jours, avant de fatiguer tout le monde et de se sentir déstabilisée. Il a fallu que nous venions la retirer de l’établissement en urgence tant elle s’était mise à régresser », se rappelle Paul Gallard. Selon lui, cette tentative malheureuse a eu au moins le mérite de montrer aux directeurs d’EHPAD du département et au conseil général que l’accueil d’une personne handicapée vieillissante exigeait des moyens.
Une vingtaine d’années après, l’avancée en âge des personnes handicapées continue de prendre à contre-pied le secteur médico-social. Alors que leur espérance de vie a longtemps été comprise entre 30 et 40 ans, on estime aujourd’hui que 270 000 personnes handicapées, toutes déficiences confondues, ont atteint 60 ans ou plus. Pourtant, rares sont les structures du handicap qui disposent des agréments nécessaires pour les accueillir au-delà de cet âge, voire sont en mesure d’accompagner l’alourdissement des besoins en soins, qui se manifeste dès 40 ou 45 ans. En 2009, sur les 107 000 adultes handicapés mentaux accueillis dans le réseau de l’Unapei, plus de 30 000 avaient besoin de places adaptées en raison de leur âge(1). Mais, si quelques conseils généraux parent à l’urgence en finançant des dispositifs spécialisés tels que des foyers d’accueil médicalisé (FAM) susceptibles d’accompagner leurs résidents jusqu’à la fin de vie, « d’autres considèrent que les maisons de retraite classiques répondent à ce besoin et ne permettent pas la création de structures adaptées ».
L’ampleur du phénomène de transfert des usagers vieillissants des institutions du handicap vers celles du grand âge est mal connue, faute de statistiques. Dans le Haut-Rhin, le suivi des modes de prise en charge des adultes handicapés vieillissants (assuré depuis 1995) montre néanmoins la pression considérable exercée sur le parc d’EHPAD. Sur les 1 200 personnes handicapées âgées accueillies dans une institution médico-sociale haut-rhinoise, 690 le sont dans un EHPAD – soit 10 % des lits pour personnes âgées dépendantes du département. S’il considère comme une « véritable lame de fond » l’avancée en âge de ce public, le conseil général est toutefois incapable d’anticiper le nombre de ceux qui vont entrer en EHPAD dans les prochaines années. Son bilan en 2010 faisait état d’une population âgée de 45 à 75 ans présentant une large prédominance de troubles psychiatriques ou de déficiences intellectuelles : « Il s’agit massivement de personnes dont le parcours de vie s’effectue en dehors des structures médico-sociales (domicile, hôpitaux psychiatriques). C’est un public qui reste encore en grande partie méconnu. »
Le GEPSo (Groupe national des établissements publics sociaux et médico-sociaux) a sondé les EHPAD publics en 2013(2). Résultat ? Deux tiers des répondants accueillent des personnes handicapées. Mais la plupart des établissements font état de problèmes de cohabitation avec les résidents et évoquent même des phénomènes de rejet. La culture devenue très soignante des EHPAD et leur faible ratio de personnels apparaissent aussi comme des freins. Si certains ont pu mettre en place des réponses innovantes, soit en interne, soit en partenariat avec d’autres établissements et services médico-sociaux, « peu d’EHPAD ont pu développer des accompagnements spécifiques pour répondre aux besoins particuliers des personnes », observe Patricia Trungel-Legay, animatrice de la commission « vieillissement des personnes en situation de handicap » du GEPSo. La première difficulté est l’impréparation des professionnels : « Quand une personne handicapée mentale ou psychique arrive dans l’institution, il y a une telle méconnaissance de ce public que les problèmes de communication, la violence, l’association de troubles psychiques à des troubles cognitifs déstabilisent les accompagnants. » S’il suffirait dans bien des cas de former les personnels ou de recruter des personnels éducatifs, les financements ne sont pas au rendez-vous. Seuls quatorze conseils généraux accordent des dotations supplémentaires ou mettent en place un sur-tarif s’ajoutant au tarif classique hébergement, selon l’étude du GEPSo.
La nécessité de trouver des solutions face à l’engorgement des structures du handicap entraîne toutefois un ajustement des logiques d’action. La Haute-Savoie s’est engagée, il y a une dizaine d’années, dans la création d’un service de suivi des adultes handicapés vieillissants destiné à assurer leur passage progressif jusqu’à un établissement médicalisé. Concrètement, le conseil général mandate des associations du handicap et leur verse 4 000 € par an pour qu’elles accompagnent des résidents vieillissants tout au long de leur intégration en EHPAD, en associant familles et professionnels et en aménageant des allers et retours avec le lieu de vie d’origine. « Il ne s’agit pas de faire de l’EHPAD l’unique solution pour les personnes handicapées vieillissantes, mais d’en favoriser l’accès à celles qui en font la demande. C’est aussi une forme d’inclusion », explique Nelly Pesenti, directrice du pôle « gérontologie et handicap » au conseil général de Haute-Savoie. Afin de développer une palette de réponses, le département cherche à rapprocher les cultures des professionnels de la gérontologie et du handicap. « Nous sommes, par exemple, moteurs pour que la question du handicap vieillissant soit intégrée dans les filières gérontologiques pilotées par l’ARS [agence régionale de santé]. Il faut se saisir de toutes les occasions pour mettre les professionnels autour de la table », insiste Nelly Pesenti.
De fait, les réponses expérimentées sont très diverses(3). Périodes de pré-admission, partenariats avec les anciens lieux de vie, échanges de personnels avec des structures du handicap, organisation de réunions pluridisciplinaires entre professionnels du soin et de l’éducatif… De même, un nombre grandissant d’EHPAD n’hésitent plus à créer des unités spécialisées dans le handicap ou en lien avec une association. La résidence Laury Munch, ouverte en 2012 à Strasbourg par la fondation Armée du Salut, fait partie de cette nouvelle génération d’établissements inclassables. Mi-EHPAD, mi-FAM, elle accueille, sur un même site, des parents âgées dépendants et leurs enfants handicapés vieillissants afin de maintenir le lien familial. La plupart des professionnels peuvent intervenir à la fois au sein de l’EHPAD et du FAM, même si les spécificités soignante ou éducative des deux unités sont préservées. Des espaces communs, comme la salle à manger ou les salles d’animation, insufflent des temps partagés qui rythment la vie de l’institution. « Notre projet d’établissement est orienté vers le “vivre ensemble”, explique Nora Takaline, directrice de la résidence. Nous voyons se développer une forme d’entraide avec, par exemple, des personnes handicapées mentales très serviables qui poussent les fauteuils des personnes âgées ou aident au service du restaurant. » Mais les difficultés rencontrées lors des premiers pas de la résidence en disent long sur le challenge à relever. Avec quatre-vingts résidents pour l’EHPAD et quarante pour le FAM, des ratios d’encadrement allant du simple au double (0,50 pour l’EHPAD et un pour un pour le FAM) et face à des cultures très différentes, la directrice a dû casser la dualité entre gérontologie et handicap. « Au niveau de l’EHPAD, le “prendre soin” prédominait alors que dans le FAM, l’accompagnement, la prise en charge psychologique et la vie sociale primaient. Deux ans après, une réelle cohésion d’équipe s’est mise en place. L’ARS et le conseil général acceptent, quant à eux, une mutualisation des postes, notamment infirmiers, bien que les budgets des deux unités continuent de différencier les effectifs », précise la directrice.
A Beaux (Haute-Loire), l’association Mahvu (Mouvement des aveugles et handicapés visuels unis) a franchi un pas supplémentaire en s’engageant dans la création d’un pôle « handicap-gérontologie ». Constitué autour d’un EHPAD de 96 lits qui accueille une population souffrant majoritairement de troubles psychiatriques, celui-ci associe sur un même site une maison d’accueil spécialisée (MAS) de onze lits et un foyer d’accueil médicalisé de dix lits, tous deux spécialisés dans les pathologies psychiatriques associées à des handicaps moteurs ou sensoriels. « L’idée est de permettre une fluidité des parcours au sein de ces trois structures complémentaires », explique François Vérot, directeur de l’EHPAD-FAM-MAS Les Cèdres. Chacune d’entre elles a développé son propre projet d’établissement et s’appuie sur une équipe dédiée, mais les fonctions support (encadrement, restauration, lingerie, administration) sont mutualisées et un groupement de coopération employeur assure la mise à disposition des personnels supplémentaires selon les besoins (équipe de nuit commune, infirmier psychiatrique, permanence infirmière autorisant les soins palliatifs, pool de remplacement aides-soignants et aides médico-psychologiques).
De même, toutes les équipes ont accès, sur des tablettes tactiles, à l’ensemble des informations d’un même résident, depuis son dossier de soins jusqu’à ses habitudes, afin de faciliter les passages de relais entre professionnels en cas de changement de structure. « Accueillir en EHPAD une personne handicapée vieillissante souffrant de troubles psychiatriques suppose d’intégrer ses spécificités au sein du projet d’établissement, d’individualiser au maximum la prise en charge et d’assurer une permanence de l’accompagnement. Cela suppose des aides-soignants, des AMP, des infirmiers formés à la psychiatrie comme aux soins palliatifs », affirme le directeur.
Des établissements commerciaux jouent également leur carte en développant une offre à destination des conseils généraux. A l’image de la maison de retraite spécialisée la Jouvence Castel, à Flavy-Le-Martel (Aisne), que sa directrice et fondatrice, Christine Millet, définit comme « le dernier maillon de la chaîne pour des personnes âgées handicapées mentales sévères ». L’institution prend en charge 48 résidents transférés d’institutions spécialisées de la France entière en raison de la gravité de leurs troubles (psychoses, troubles bipolaires, trisomie, autisme, infirmité motrice et cérébrale, Alzheimer particulièrement violent). Elle s’appuie sur une équipe de 44 salariés avec une forte présence d’AMP et d’infirmiers, tout en bénéficiant de services dignes des résidences pour seniors les plus huppées : coiffure, esthétique, soins de pédicurie et de podologie, accompagnements extérieurs. « Les résidents sont envoyés par des conseils généraux qui cherchent une solution entre l’EHPAD et le service psychiatrique. Le prix qu’ils nous reversent est en moyenne de 2 300 € par mois pour l’hébergement et la dépendance. » Avec sa qualité de service qui sécurise les travailleurs sociaux des départements et lui assure un solide taux de remplissage, l’établissement envisage de s’agrandir pour atteindre 65 lits « sans demander de subventions et en se finançant uniquement avec l’augmentation de la capacité d’accueil », souligne Christine Millet.
Cependant, dans les départements les plus dotés en lits pour personnes âgées dépendantes, l’ouverture des EHPAD au handicap représente encore trop souvent un moyen de rentabiliser les équipements. Le rapport sur l’avancée en âge des personnes handicapées, piloté par Patrick Gohet, inspecteur général des affaires sociales, met en garde contre cette pratique qui s’accompagne de nombreux échecs (voir page 33). Pour les rapporteurs, « les contraintes financières et le souci d’un juste emploi des moyens existants [qui] conduisent à vouloir regrouper certaines réponses pour maîtriser les coûts », ne sauraient faire oublier la nécessité de trouver des solutions adaptées. Devant la diversité des initiatives des acteurs du handicap et du grand âge, les rapporteurs demandent qu’une stratégie nationale soit mise en place. Outre le déploiement sur les territoires d’« un outil d’identification des besoins et de leur évolution », ils demandent « un repérage des diverses grandes catégories de formules mises en place », afin de modéliser des solutions « en adéquation avec la diversité des situations de handicap ». Reste que la question de l’avancée en âge des personnes en situation de handicap ne figure pas dans le projet de loi sur l’adaptation de la société au vieillissement(4), ce qui a fait réagir l’Unapei(5).
Face au manque de préparation des équipes, le GEPSo a conçu un référentiel de formation commun aux professionnels de la gérontologie et du handicap, qu’il a présenté le 23 juin à l’Association nationale pour la formation permanente du personnel hospitalier (ANFH), l’organisme paritaire collecteur agréé de la fonction publique hospitalière. Celui-ci vise à améliorer, en 140 heures, la connaissance des effets du vieillissement sur un public handicapé et à préparer les professionnels à un accompagnement spécifique tant en maison de retraite qu’en institution pour personnes handicapées. Le groupement va également lancer, en septembre, des commissions nationales de travail sur l’accueil du handicap dans les EHPAD publics. « Nous ne sommes pas favorables à la création d’une nouvelle filière d’établissements spécialisés dans les personnes handicapées vieillissantes. Nous leur devons un parcours de vie le plus proche possible de la normale », résume Patricia Trungel-Legay.
En comparant les données de l’enquête « établissements et services » de 1995 à celles de 2006 (la dernière disponible), la DREES (direction de la recherche, des études, de l’évaluation et de la statistique) montre que l’âge moyen des personnes accueillies en foyer d’accueil médicalisé (FAM) et en maison d’accueil spécialisée (MAS) a bondi de 6 ans en l’espace d’une décennie (41 ans en FAM et 40 ans en MAS)(6). Dans le même temps, la part des personnes âgées de 55 ans ou plus a doublé dans les FAM et triplé dans les MAS, et la catégorie des plus de 60 ans, invisible en 1995, se rapprochait à grands pas des 10 %.
Alors que la population jeune accueillie dans ces établissements se répartit à parts égales entre polyhandicap et déficience mentale, l’espérance de vie très faible des polyhandicapés fait que ces nouveaux seniors du handicap souffrent principalement d’une déficience intellectuelle.
Ainsi, « les plus de 60 ans paraissent plus autonomes que l’ensemble des personnes accueillies dans les activités qui mobilisent des capacités cognitives (comme la communication), mais tout aussi dépendantes pour celles de la vie quotidienne », remarque la DREES.
La poursuite de l’accueil de ce public pose nombre d’interrogations. Les professionnels témoignent du ralentissement des rythmes de vie, ainsi que de la plus grande fatigabilité physique et mentale qui s’accompagne d’une tendance au repli sur soi.
« Ces capacités altérées exigent un besoin d’encadrement plus important. Mais les professionnels rappellent que les accompagnants au quotidien, tels que les aides médico-psychologiques et les éducateurs, restent peu ou pas formés au vieillissement. »
Résultat : en 2006, 22 % des résidents des FAM avaient été réorientés vers des établissements pour personnes âgées, eux-mêmes peu ou pas formés au handicap.
(1) Enquête menée par l’Unapei en février 2009 auprès de 270 associations affiliées gestionnaires de 1 475 établissements et services médico-sociaux.
(2) Enquête réalisée auprès de 180 EHPAD sur la base d’un questionnaire adressé à 1 413 établissements publics – Octobre 2013.
(3) A lire aussi le dossier « Faire face à l’avancée en âge des personnes adultes handicapées : impacts sur les dispositifs et les pratiques professionnelles » – Les cahiers de l’Actif n° 454-455 – Mars-avril 2014 –
(6) « MAS et FAM, similitudes et particularités » – DREES – Document de travail n° 123 – Octobre 2012.