« Inégalités croissantes, souffrance sociale, culte de la performance et sujétion à l’économie de marché : aujourd’hui, plus qu’hier, nous sommes affectés par les dérives et les houles d’un monde en mouvement. Les budgets partout diminuent, les caisses sont vides. Notre histoire collective est secouée par de douloureuses questions liées au récent scrutin des européennes. La démocratie s’interroge : comment maintenir l’égalité citoyenne lorsque la protection des plus vulnérables est confrontée à une réduction drastique des moyens, infestée par la culture libérale et les instruments de mesure d’une logique de résultats ?
Le monde de la formation professionnelle des travailleurs sociaux n’échappe pas à ces interrogations. Et les perspectives qui s’annoncent – “états généraux du travail social”, création des Hepass (hautes écoles professionnelles d’action sociale et de santé), réingénierie des formations, impact de la gratification sur l’alternance et la durée des stages – révolutionnent le paysage de la formation, suscitant questions, inquiétudes et réflexions(1). Au-delà des modèles à construire, toujours en chantier, il est urgent de s’interroger sur la finalité qui nous unit : former des professionnels capables de comprendre les enjeux contemporains des politiques sociales et de les mettre en œuvre auprès des publics en situation de vulnérabilité.
Oui, bien sûr. Qui oserait contredire une telle évidence ? Tous les acteurs du travail social et de la formation se reconnaissent dans cette pieuse déclaration d’intention. Encore faut-il se demander comment traduire cette finalité, comment rendre effective la notion de justice sociale en accompagnant un autre plus fragile que soi à redevenir sujet de sa propre vie, à reconquérir sa place dans le monde.
Il y a quelques mois, lors d’un séminaire pédagogique à Buc Ressources, nos vifs débats nous ont conduits à nous mettre d’accord sur l’idée que le travailleur social est à la fois un acteur du politique et un acteur de la relation. Préparer à ce métier de la relation, en saisir toute la dimension politique pour permettre à chacun d’être à la fois sujet et acteur du monde social, telle est la finalité de la formation. La question de la relation a d’ailleurs été soulignée, le 2 juin dernier à Paris, lors des assises territoriales des régions Centre et Ile-de-France(2), notamment par le sociologue Michel Autès et par la directrice générale de la cohésion sociale Sabine Fourcade, qui l’a reprise dans sa conclusion.
Qui a fait l’expérience professionnelle d’accompagner un être qui souffre, ou un enfant qui grandit, découvre et se cogne au monde, sait l’inconnu auquel le confronte la relation d’accompagnement. Car celle-ci n’est en rien une “technique” que maîtriserait le professionnel. Cette relation bien souvent le surprend, le bouscule, le déborde. Et l’engage. Elle va le traverser de questions, va faire résonner en lui le secret et l’intime. Tous ceux qui en ont fait l’expérience professionnelle le savent : la relation à l’autre est avant tout un éprouvé. Un éprouvé psychique, sensoriel, corporel. Un éprouvé qui se pense, se questionne, s’écrit ; qui, par conséquent, fait intervenir la dimension subjective, comme le disait encore à ces mêmes assises territoriales Jacques Riffault, directeur des études à l’Institut régional du travail social de Montrouge-Neuilly-sur-Marne, en restituant la recherche-action qu’il a dirigée sur les écrits professionnels(3).
Or nier la dimension subjective de l’acte professionnel reviendrait tout simplement à se laisser déborder par elle. Comment aider les futurs diplômés à penser leur action, à mettre au travail sa dimension subjective pour ne pas se laisser envahir par elle, pour en faire avec lucidité un atout professionnel ? Michel Autès affirme que la mission fait tiers dans la relation, ce qui constitue à nos yeux un élément essentiel et structurant de l’action. Mais comment prendre conscience de l’écart qui s’introduit parfois, dans l’insoluble équation d’une relation inter-subjective, entre la mission et la réalité qui se joue dans la relation ? N’est-ce pas la question majeure à laquelle doit être formé tout professionnel du travail social ? Quels sont les outils pour penser la relation à l’autre, dans le cadre de la mission sociale et politique du travail social ?
De nombreuses questions agitent aujourd’hui le secteur. Une réingénierie des diplômes du travail social est en préparation, avec un socle commun par niveau de formation(4). Mais quid de l’alternance intégrative et de la durée des stages, qui se heurtent à l’impact économique de la gratification dont nul n’a anticipé les conséquences ? L’obtention du grade de la licence pour les formations de niveau III va probablement interroger la qualification des formateurs(5). Des universitaires en possession d’une thèse seront-ils seuls habilités à transmettre ? La maîtrise d’une discipline, si elle est incontournable, constituera-t-elle le seul critère de recrutement ? Quelles seraient les conséquences de telles transformations si elles devaient se vérifier ? Car la question centrale est bien celle-ci : comment aider les futurs professionnels à se préparer à ce métier de la relation ?
Nous avons travaillé ces questions dans le cadre de la commission Ile-de-France de l’Unaforis des formations de niveau III. Notre réflexion pédagogique a mis en lumière l’importance que nous accordons à trois axes majeurs dans la formation : l’alternance, qui doit se traduire par le maintien de la durée des stages telle qu’elle est définie aujourd’hui – et non par un émiettement ou une réduction de leur temps dans la formation –, l’objectif de la construction d’une posture réflexive (par des groupes d’analyse de pratiques, par l’accompagnement du parcours de professionnalisation…) et le profil des formateurs dont l’acte de transmettre ne peut trouver son unique source dans un savoir savant, mais doit puiser aussi dans l’expérience intime de la relation qu’implique la pratique professionnelle, expérience à laquelle se réfèrent aussi bien le formateur que l’apprenant.
Dans ce qui constitue – dans un cadre professionnel – cette expérience de la relation, individuelle ou collective, n’oublions pas l’omniprésence du corps. Et il s’agit comme le dit le philosophe Yves Schwartz “d’un corps-soi qui négocie, incorpore des repères, des valeurs, [qui] est toujours un corps propre, pris dans l’axe d’une biographie singulière”(6). La traversée de cette expérience intime de la relation, qui se noue dans le corps et l’histoire singulière et émotionnelle de chacun, constitue l’un des plus puissants ferments de la formation des travailleurs sociaux. L’expérience est source de savoir, facteur irremplaçable de transformation personnelle, de naissance à soi et au monde.
Cette expérience de la relation, à l’œuvre dans les stages grâce au modèle de l’alternance – modèle qui fonde la culture de la formation professionnelle –, c’est là que les étudiants en éprouvent le saisissement. Mais, par le biais de formateurs issus du travail social, elle est aussi présente et interrogée dans la transmission pédagogique où elle vient innerver les savoirs théoriques. En d’autres mots que les étudiants captent instantanément tant ils s’y montrent sensibles : dans la transmission pédagogique, l’expérience vécue d’une pratique et d’une relation d’accompagnement donne corps aux savoirs théoriques. Un savoir théorique qui entre en résonance avec une expérience vécue n’utilise ni les mêmes mots, ni les mêmes références, ni les mêmes émotions. Et, dans notre trajectoire d’apprenants, nous n’avons oublié ni les uns ni les autres que la transmission vient frapper à la porte de l’émotion, du désir : désir d’apprendre, de comprendre, de chercher. De comprendre cet autre qui me sollicite, m’oblige, me bouscule. A travers ce saisissement que représente l’éprouvé d’une relation éducative ou sociale, professionnels, étudiants, formateurs et chercheurs parlent une langue commune, difficile à traduire et en constante élaboration.
Mais que l’on ne s’y trompe pas. La relation n’est pas une fin en soi, mais un moyen. Un moyen qui vise non à enfermer le sujet dans ce qui le lie au professionnel, mais à l’accompagner vers son émancipation. Le véritable horizon du travailleur social, c’est la finalité politique de son action. Car, au milieu des tensions et des turbulences d’un monde en devenir, il est peut-être utile de s’interroger sur ce qui permet à toute action humaine de garder sa vitalité et de produire ses effets : le sens. Davantage que la simple addition des politiques sociales ou la douloureuse soustraction que lui imposent les coupes budgétaires, l’action sociale n’est-elle pas la propriété collective du citoyen, la petite sœur de la démocratie, qui, en lui tirant les cheveux, la rappelle à ses droits mais aussi à ses devoirs ? »
Contact :
(1) Voir dernièrement les craintes de Maryse Bastin et Bernard Pueyo sur le devenir des formateurs et des formations sociales, ASH n° 2865 du 20-06-14, p. 34.
(2) Dans le cadre de la préparation des « états généraux du travail social ».
(3) « Les écrits professionnels de travailleurs sociaux » – Recherche-action collaborative menée en 2013 à la demande de la DRJSCS d’Ile-de-France et présentée à Paris le 11 avril dernier.
(4) Celle-ci est engagée au sein de la commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale, qui copilote aussi le groupe « métiers et complémentarités » dans le cadre des « états généraux du travail social ».
(5) Voir la thèse de Christophe Verron sur le sujet, ASH n° 2858 du 2-05-14, p. 30.
(6) « Les ingrédients de la compétence : un exercice nécessaire pour une question insoluble », in Reconnaître les acquis et valider les compétences – Education permanente n° 133, 1997/4.