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« On ne peut pas réduire la prison uniquement à son aspect sécuritaire »

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La prison n’est pas seulement le lieu de l’arbitraire. Le droit l’investit de plus en plus, dans ses procédures et avec la présence des professionnels du droit. C’est ce que montre la sociologue Yasmine Bouagga, qui a enquêté à cette fin dans deux maisons d’arrêt. Elle souligne aussi la judiciarisation croissante du métier de conseiller d’insertion et de probation.
On présente souvent la prison comme un univers arbitraire. Vous montrez, au contraire, que le droit y est de plus en plus présent…

Le droit investit en effet la prison, d’abord par des voies procédurales. Je pense à la codification des infractions disciplinaires et à l’encadrement des sanctions. Le droit entre aussi en détention avec les professionnels du droit. L’avocat peut ainsi assister un détenu en commission de discipline, ce qui n’était pas le cas il y a quelques années. C’est l’une des conséquences de la loi de 2000 sur les droits des usagers du service public. On peut aussi citer l’action du contrôleur général des prisons, qui symbolise cette évolution. Toutefois, cela n’élimine pas totalement l’arbitraire, dans la mesure où l’enjeu sécuritaire permet à l’administration de prendre des décisions pas toujours équitables à l’égard des détenus – par exemple, la mise à l’isolement préventive sur simple suspicion de menaces sur la sécurité de l’établissement. Le développement du droit en prison se traduit aussi par une appropriation des procédures par les détenus eux-mêmes et par les intervenants qui gravitent autour d’eux, notamment les associations, qui tentent sans grands moyens de mettre en place des dispositifs ­d’accès aux droits. Le recours au tribunal administratif est ainsi devenu un moyen habituel et légitime de contester les décisions de l’administration pénitentiaire. Malheureusement, le droit n’est pas accessible de manière égale pour tous les prisonniers. La plupart d’entre eux ne disposent pas du capital économique et culturel nécessaire pour l’employer efficacement. Cela crée de nouvelles formes d’inégalités.

Quel était votre objectif avec cette recherche ?

Au départ, je souhaitais comprendre de quelle façon la prison répond, ou non, aux nombreuses critiques qui lui sont adressées. J’ai été frappée, en effet, de voir combien l’administration pénitentiaire était en permanence sur la défensive face aux critiques dont elle faisait l’objet. Un certain nombre de mesures ont été mises en place pour améliorer et moderniser la prison et, si possible, l’humaniser, le développement du droit et l’entrée des professions juridiques dans la prison étant l’un de ces axes d’amélioration. Cela s’est traduit par un meilleur accès aux droits pour les détenus, mais, à l’inverse, cette évolution a entraîné une forte bureaucratisation. J’ai essayé d’analyser ces différents aspects afin de comprendre la manière dont le droit, les pratiques juridiques et l’éthique du pouvoir qu’elles véhiculent affectent le traitement pénal.

De quelle façon avez-vous travaillé ?

J’ai enquêté entre 2009 et 2011 dans deux maisons d’arrêt situées en Ile-de-France, l’une plutôt ancienne et l’autre plus récente. J’ai reçu un bon accueil de la part de l’administration centrale, qui se montre assez soucieuse d’améliorer l’image de la prison en s’ouvrant sur des regards extérieurs. Sur place, c’était plus ambigu car, avec les contraintes du quotidien, les surveillants étaient peu disponibles. J’ai toutefois pu observer le fonctionnement de la détention ainsi que le travail des services pénitentiaires d’insertion et de probation, les SPIP. J’ai choisi des maisons d’arrêt car ce sont des établissements qui ne sont pas conçus pour la réinsertion. Leur fonction première est la garde des détenus dans l’attente d’un procès, d’un élargissement ou d’un transfert vers un établissement pour peine. Ce sont des lieux d’attente où le turn over est très important. Le paradoxe est que la majorité des personnes détenues en France font la totalité de leur peine en maison d’arrêt. Celle-ci concentre donc tous les problèmes de l’administration pénitentiaire.

Vous constatez un glissement du centre de gravité de l’administration pénitentiaire vers le milieu ouvert. Pourtant, il n’y a jamais eu autant de détenus en France…

Ce n’est pas l’administration pénitentiaire qui décide d’envoyer les gens en prison. Elle ne fait que gérer le problème et se trouve débordée sans pouvoir réguler les entrées. Son seul levier d’action consiste à influer sur les modalités de sortie de détention en développant le milieu ouvert. C’est d’ailleurs pour cette raison qu’elle soutient la mesure de contrainte pénale actuellement en discussion dans le cadre du projet de loi de prévention de la récidive et d’individualisation des peines. Elle y voit une manière de soulager le milieu fermé, en permanence sur le point de rupture. La surpopulation est en effet une menace constante d’incidents et de débordements, sans compter ses conséquences en matière d’atteinte à la dignité des personnes. Un certain nombre de textes ont été votés ces dernières années afin de favoriser ces mesures de milieu ouvert, mais leurs effets restent relativement timides – exception faite du bracelet électronique, qui rencontre un réel succès mais reste assez critiqué.

Selon vous, la conception d’une institution pénitentiaire normative, développée notamment par Michel Foucault, n’est plus d’actualité. Pour quelle raison ?

Cet aspect disciplinaire normatif me semble devenu relativement marginal, ne serait-ce que parce que les gardiens n’ont pas le temps d’inculquer des normes aux détenus. Ils passent leur temps à parer à l’urgence. Les rythmes de la prison sont imposés en fonction de leur organisation du travail, et non d’une normalisation des détenus. Plus fondamentalement, l’administration pénitentiaire met en œuvre ce que j’appelle une éthique libérale du pouvoir. Son souci n’est pas de rééduquer les détenus, mais de leur adresser une injonction à se responsabiliser eux-mêmes. Un peu comme dans le monde de l’entreprise ou du travail social, il s’agit d’inciter les personnes à plus d’autonomie individuelle. Le paradoxe est que la prison est une institution close. Penser que quelqu’un va pouvoir trouver un travail par lui-même alors qu’il est enfermé, qu’il n’a pas accès à Internet et très peu au téléphone, c’est une vue de l’esprit. Les détenus se sentent d’ailleurs souvent abandonnés à eux-mêmes. Quant aux CIP, qui sont en première ligne sur ces questions, la plupart d’entre eux estiment ne pas avoir à intervenir directement mais jouer un simple rôle d’orientation.

Justement, vous décrivez un recentrage des missions des CIP sur le droit et la gestion de la peine…

Dans les maisons d’arrêt importantes, comme celles où j’ai enquêté, les conseillers d’insertion et de probation, qui suivent chacun une centaine de détenus, passent, en moyenne, une heure et demie chaque jour à leur contact. Le reste de leur temps est dédié à la rédaction de rapports, le plus souvent pour le juge d’application des peines. Depuis le début des années 2000, leur profil s’est fortement judiciarisé et leur travail s’est bureaucratisé. Il s’agit de fournir aux magistrats des éléments d’appréciation de la dangerosité, du risque de récidive, de la capacité de l’individu à se réinsérer. Ce travail a pris le pas sur l’intervention directe et l’accompagnement des détenus – par exemple, sur la recherche d’un logement ou d’un travail pour une personne en fin de peine. C’est aussi la volonté de l’institution de considérer les détenus comme des citoyens normaux devant être pris en charge par les services sociaux de droit commun. Dans certaines maisons d’arrêt, la caisse d’assurance maladie ou Pôle emploi assurent des permanences, mais les services sociaux de secteur refusent d’intervenir, notamment parce qu’ils sont déjà débordés. Il n’y a donc personne qui puisse assurer un véritable travail d’accompagnement social auprès des détenus. Certains CIP continuent de le faire parce que c’est leur conception du métier, mais c’est difficile à concilier avec leurs obligations.

Quelles conclusions tirez-vous de ce développement du droit au sein de l’univers pénitentiaire ?

Cela montre qu’il existe des tendances contradictoires au sein d’une institution que l’on pourrait croire monolithique. On ne peut pas réduire la prison uniquement à son aspect sécuritaire, même s’il reste extrêmement présent. Il y a une recherche d’équilibre permanente entre l’injonction à prendre en charge des populations vulnérables souffrant souvent de problèmes sociaux et psychologiques, et la nécessité de les garder enfermées en évitant qu’elles ne s’évadent. Le développement du droit en prison est loin de résoudre tous les problèmes, mais il n’est pas non plus sans effet, dans le quotidien des prisons mais aussi dans les réflexions législatives en vue de repenser la sanction pénale.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Yasmine Bouagga est attachée d’enseignement et de recherche en sociologie à l’université Paris-Dauphine.

Elle a présenté en octobre 2013 une thèse intitulée « Humaniser la peine ?

Ethnographie du traitement pénal en maison d’arrêt ». Elle a également participé à l’ouvrage collectif Juger, réprimer, accompagner. Essai sur la morale de l’Etat (Ed. Seuil, 2013).

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