Même s’il reste isolé, ce fut le pire des scénarios. Après une phase de mise en route en janvier dernier, suivi de six mois de travail visant à mieux organiser la concertation, les assises territoriales du travail social du « Grand Sud » (Provence-Alpes-Côte-d’Azur, Corse, Languedoc-Roussillon), qui devaient se tenir le 27 juin à Marseille, ont été annulées. A l’appel de la CGT et de la FSU, quelque 150 manifestants, selon les organisateurs, ont, faute d’avoir obtenu un rendez-vous avec la ministre des Affaires sociales, Marisol Touraine, empêché les assises – l’une des sept programmées en métropole pour préparer les « états généraux du travail social » – de se tenir. « Nous ne voulons pas laisser le gouvernement décider à notre place de ce qu’est le travail social et voulons que nos revendications soient entendues », explique Xavier Guillot, secrétaire général de l’Union fédérale de l’action sociale-CGT. Les deux syndicats estiment que, s’ils ont fini par être associés aux comités locaux de pilotage, leurs propositions, notamment celles qui sont liées aux financements et à la reconnaissance statutaire des travailleurs sociaux, ont été ignorées. Des mobilisations syndicales ont également eu lieu dans d’autres territoires et à Lyon, la CGT prépare des « contre-assises » pour novembre prochain.
Cet incident local est loin de faire l’unanimité sur la forme : plusieurs participants ont déploré les dommages collatéraux pour les représentants des usagers qui, du coup, n’ont pas pu s’exprimer, alors que la place des personnes accompagnées était au programme. Mais il renvoie tout de même au malaise exprimé depuis le début par plusieurs organisations professionnelles. Les travailleurs sociaux ont du mal à se retrouver dans la méthode, même si la situation est très hétérogène selon les contextes locaux. « Dans le Sud-Ouest, les choses ont bien fonctionné et dans l’Est, en Bretagne, les directions régionales de la jeunesse et de la cohésion sociale ont voulu associer les professionnels de terrain, rapporte Anne-Brigitte Cosson, présidente de l’ANAS (Association nationale des assistants de service social). Mais parfois, ce sont les institutions qui n’ont pas joué le jeu et n’ont pas fait redescendre l’information ! Dans un conseil général, ordre a même été donné aux agents de ne pas participer… » A cela s’ajoute un manque de visibilité, voire une déception, sur ce qu’il ressort des travaux. « Les documents de préconisation n’ont pas reflété les contributions de tous les acteurs et sont trop globalisants », regrette ainsi Marie-Pierre Arifont, membre de la section Bouches-du-Rhône de l’ANAS, selon qui l’annonce de la refonte de l’architecture des diplômes du travail social a accru le ressentiment des professionnels.
Les travailleurs sociaux sont-ils encore prêts à mobiliser de l’énergie quand ils estiment que les dés sont pipés ? « Ce qui m’inquiète plutôt, c’est le devenir des “états généraux”, qui risquent de partir en fumée alors que c’est la première fois qu’une réflexion sur le travail social est lancée, se désole plutôt Nathalie Canieux, secrétaire générale de la CFDT Santé sociaux. Les organisations syndicales ne sont ni exclues, ni sollicitées en particulier, et nous avons saisi nos équipes pour qu’elles soient associées. Certes, nous attendons des réponses sur la revalorisation des diplômes et des statuts, mais ce n’est pas dans les territoires, avec les usagers, que l’on discute de ces sujets ! Abandonner pour cause de réforme territoriale arrangerait tout le monde, mais serait une erreur stratégique. » L’annonce de la suppression des conseils généraux a, en effet, renforcé les réticences de l’Assemblée des départements de France (ADF) à copiloter les « états généraux du travail social ».
Alors que la démarche, l’un des volets du plan pluriannuel de lutte contre la pauvreté, a officiellement été lancée à la fin mai 2013, il aura fallu attendre le 18 mars dernier pour que la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) annonce une coprésidence par l’Etat, l’Association des régions de France et l’ADF. Depuis, plus rien, les « états généraux » ont disparu de l’agenda politique, suscitant des interrogations sur leur devenir. Le bureau de l’ADF devait prendre position le 1er juillet, mais, pris par une délibération contre la réforme territoriale, a reporté sa décision. « Il faudrait revoir l’organisation et l’ordre du jour pour tenir compte du big bang territorial. Comment parler du travail social du XXIe siècle quand on fait passer par perte et profit celui des 30 dernières années ? », commente pour l’heure Jean-Pierre Hardy directeur délégué aux solidarités et au développement social de l’ADF. Le ministère veut croire qu’une décision politique de cette dernière ne remettrait pas en cause l’implication d’une majorité de départements. Mais au final, l’enjeu d’une mobilisation massive en faveur du travail social « se trouve bloqué par un manque de pilotage politique initial, auquel s’ajoute une réforme territoriale qui pourrit le climat », s’exaspère Alain Dru, secrétaire général de la CGT-PJJ, membre de l’équipe projet des « états généraux ». Un contexte très tendu qui, après l’incident de Marseille, a poussé la secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées et de la lutte contre l’exclusion, Ségolène Neuville, à reprendre la main pour apaiser la grogne (voir ci-contre). Elle doit s’exprimer le 8 juillet aux assises de Lille, avant-dernière rencontre territoriale prévue en métropole – d’autres ont été programmées dans les départements d’outre-mer – avant celle de Nancy en septembre. Sans garanties sur l’issue de la démarche, « certaines grandes associations pourraient être tentées de ne pas pousser les feux et de se tourner uniquement vers les groupes de travail nationaux », pronostique Alain Dru. Celui sur la place des usagers, piloté par Marcel Jaeger au titre du Conseil supérieur du travail social (CSTS), commence le 10 juillet. Un autre, sur « les métiers et les complémentarités », copiloté par la commission professionnelle consultative du travail social et de l’intervention sociale, est aussi sur les rails.
Un soutien politique de la démarche est d’autant plus attendu que la matière collectée est riche. Dans le courant de l’été, précise l’Agence nationale des solidarités actives, chargée d’accompagner la DGCS dans le pilotage du processus, les synthèses des travaux issus des assises interrégionales – elles-mêmes préparées à partir des contributions et des ateliers locaux – doivent être rédigées pour être transmises aux groupes de travail nationaux, en vue de la préparation de l’événement final, au début de l’année 2015. Lequel doit déboucher sur un plan d’action dans un objectif affiché de « refondation ». « Encore faudra-t-il dépasser les consensus et que les moyens à disposition permettent ce gros travail de synthèse », prévient Alain Dru. De son côté, « la commission veille du CSTS a commencé l’exploitation des 15 000 questionnaires renseignés par les professionnels, ajoute Marcel Jaeger. Et en parallèle, les groupes de travail locaux ont l’intention de se pérenniser. » Signe que les « états généraux » ont enclenché une dynamique qui dépasse les seules institutions. Mais dans un an, les professionnels pourront-ils encore compter sur le CSTS pour relayer leurs positions ? Là encore, un choix politique est attendu sur l’avenir de l’organisme consultatif, pour l’heure en sursis.