Dans son huitième rapport (1), remis le 2 juillet à la secrétaire d’Etat chargée de la lutte contre l’exclusion, Ségolène Neuville, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) s’est penché sur les effets de la crise depuis 2008 – « la plus importante et la plus longue de l’après-guerre » en France et en Europe – en termes d’élargissement et d’approfondissement des situations de pauvreté et d’exclusion sociale en France et en Europe. En métropole, « la montée des inégalités s’est accompagnée d’une accélération de la hausse de la pauvreté monétaire et de l’exclusion sociale » : en 2011, on dénombrait ainsi plus de 8,7millions de personnes pauvres (soit 14,3 % de la population). Mais, pour l’ONPES, ce qui est « plus préoccupant », ce sont « l’intensification et les risques d’irréversibilité [2] des situations de pauvreté [qui] marquent la période [2008-2011] et se reflètent aussi dans les inégalités entre les territoires ». Si « le dispositif français de protection sociale est parvenu à limiter ces risques », estime l’observatoire, « des aggravations sont probables si les causes de la pauvreté des enfants et de l’éloignement de l’emploi d’un grand nombre de personnes d’âge actif ne sont pas davantage prises en compte ». De son côté, Ségolène Neuville rejette l’idée d’irréversibilité des situations de pauvreté. D’autant que, selon elle, les chiffres de l’ONPES datent au mieux de 2012 et ne prennent pas en compte les premiers effets du plan « pauvreté » notamment (3).
Selon l’ONPES, les inégalités se sont accentuées entre 2008 et 2011 du fait de la hausse des niveaux de vie pour les plus favorisés et de la baisse de ceux-ci pour les plus pauvres. S’agissant de ces derniers, explique l’instance, « la dégradation du marché du travail à travers une forte augmentation du chômage et un recours accru aux emplois à durée limitée et à temps partiel a eu un impact d’autant plus sensible que la crise se prolonge et s’accompagne de mutations structurelles. » A cela s’ajoute la faible revalorisation du SMIC horaire.
En outre, relève le rapport, si le taux de pauvreté monétaire à 60 % du revenu médian (fixé à 977 € en 2011) a diminué entre 2000 et 2004, il a ensuite augmenté, passant de 12,6 % en 2004 à 13,4 % en 2007, puis à 14,3 % en 2011 alors même que le seuil de pauvreté monétaire à 60 % a très peu évolué, voire légèrement diminué. Au final, ce sont 8,7millions de personnes qui vivaient sous le seuil de pauvreté en 2011, soit près de 700 000 personnes de plus qu’en 2007. « La crise a donc accéléré la hausse de la pauvreté », conclut l’observatoire. Ajoutant que « l’évolution défavorable du marché du travail au cours des années 2012 et 2013 et celle du nombre de bénéficiaires des minima sociaux entre 2011 et 2013 [4] laissent présager une accentuation de la pauvreté monétaire au cours des prochaines années ».
Par ailleurs, alerte l’observatoire, « la grande pauvreté [c’est-à-dire les personnes vivant sous le seuil de 40 % du niveau de vie médian (652 €)] s’intensifie durablement » : le taux de pauvreté à ce seuil est ainsi passé de 3,1 % à 3,5 % entre 2007 et 2011. Parallèlement, l’indicateur d’intensité de la pauvreté (au seuil de 60 % du revenu médian), qui permet de mesurer l’éloignement du niveau de vie des personnes pauvres par rapport au seuil de pauvreté, a, lui, « fortement progressé », passant de 18,2 % en 2007 à 19,1 % en 2011. L’indicateur au seuil de 50 % oscille entre 17,4 % et 17,8 % depuis 2008.
D’après le rapport, l’impact de la crise a été « particulièrement vif pour les ménages avec enfants, et en tout premier lieu pour les familles monoparentales et les couples avec trois enfants et plus, dont le taux de pauvreté atteint respectivement, en 2011, 32,1 % et 22,2 % ». S’agissant des enfants, leur taux de pauvreté a atteint 19,5 % en 2011 (contre 17,9 % en 2007), note l’ONPES. Un phénomène « fortement lié à la situation des parents sur le marché du travail ». En effet, en 2010, 39 % des enfants pauvres vivaient dans une famille dont aucun parent ne travaillait. Toutefois, relève l’observatoire, « avoir des parents en emploi ne garantit pas aux enfants de sortir de la pauvreté ». Pour preuve, toujours en 2010, 21 % des enfants de parents isolés occupant un emploi étaient pauvres, et c’était aussi le cas de 26 % de ceux de parents dont un seul travaillait. Le taux de pauvreté des enfants augmente également avec l’importance de la fratrie: il était d’environ 40 % pour les familles composées de trois enfants, 45 % en présence de quatre enfants et 60 % en présence d’au moins cinq enfants. En outre, en 2011, 43 % des jeunes âgés entre 14 et 18 ans et 51 % des moins de 18 ans résidant dans une zone urbaine sensible vivaient sous le seuil de pauvreté monétaire à 60 %.
« Mais les personnes au chômage restent les premières victimes de la crise », déplore l’ONPES, leur taux de pauvreté étant passé de 36,4 % en 2007 à près de 40 % en 2011. En outre, poursuit-il, « la durée du chômage augmente fortement avec la persistance de la crise » : l’ancienneté moyenne des demandeurs d’emploi était de 503 jours en septembre 2013 (+ 120 jours par rapport à avril 2009). Tout aussi inquiétante, la progression du taux de chômeurs non indemnisés progresse, qui est passé de 44,5 % à 48,2 % entre 2009 et 2012.
Qu’en est-il des travailleurs ? « Face à la crise, les entreprises se sont adaptées en recourant plus fréquemment aux contrats à durée déterminée [CDD] de très courte durée » (5), constate l’ONPES. Ce qui s’est traduit par une « augmentation du taux de rotation de la main-d’œuvre [11 % en 2008, puis 14 % début 2013] et par une probabilité plus importante d’alternance de périodes de chômage et d’emploi ». Cette précarisation du marché du travail a surtout touché les personnes de moins de 30 ans et de 50 ans et plus : en 2012, la part des embauches en CDD pour elles était respectivement de 82,6 % et de 84,6 %. « Conséquence de ces évolutions, s’inquiète l’observatoire, avoir un emploi garantit de moins en moins d’échapper à la pauvreté [puisque], en 2011, 7,5 % des personnes en emploi disposaient d’un revenu inférieur au seuil de pauvreté. »
Dans ce contexte, l’ONPES considère que l’objectif initialement fixé par l’Union européenne (UE) de réduire de 20 millions le nombre de personnes pauvres d’ici à 2020 (soit 17 %) est « très probablement hors d’atteinte ». En effet, dans l’ensemble de l’UE, la pauvreté et l’exclusion menaçaient 123 millions de personnes en 2012 (contre 116millions en 2008). Si elle souhaite atteindre son objectif, souligne l’observatoire, elle doit réduire de 4,4 millions par an le nombre de personnes pauvres et exclues.
Pour l’instance, « la faiblesse de cette stratégie pour son volet social était de reposer entièrement sur les politiques et engagements nationaux, l’UE n’ayant pas de compétence directe en matière de cohésion sociale et de lutte contre la pauvreté. Non seulement les objectifs nationaux décidés individuellement par chaque Etat membre se situaient en deçà de l’ambition européenne, mais l’ampleur de l’augmentation de la pauvreté depuis 2008 ayant été sous-estimée, les objectifs nationaux n’ont pas été atteints en général […] et apparaissent le plus souvent hors de portée. » Cela aurait au moins dû provoquer un débat d’ensemble sur la stratégie aux niveaux européen et national, estime l’ONPES. Tel n’a pas été le cas et « on peut craindre que ce manque de réactivité soit l’indice d’un désintérêt tant des Etats membres que de l’Union tout entière à l’égard de la montée générale de la pauvreté et de l’exclusion sociale ». Malgré tout, indique l’observatoire, « l’intérêt de la démarche européenne n’est pas remis en cause par ce constat : le suivi des situations de pauvreté et d’exclusion et de certaines de leurs causes […] joue désormais un rôle de “lanceur d’alerte” dont peuvent se saisir les organismes spécialisés. Reste à espérer que les Etats membres y seront également sensibles ! » Pour lui, il apparaît « indispensable » que l’UE puisse « assumer aussi, dans le cadre de cette surveillance, un rôle bien plus actif dans la prévention de la pauvreté ». Elle doit « non seulement agir sur les déséquilibres économiques, mais également sur les déséquilibres sociaux ». Aussi l’ONPES préconise-t-il que « politiques sociales et politiques économiques soient mieux intégrées dans un ensemble cohérent et que les politiques sociales ne soient pas conçues principalement comme un outil d’intervention à vocation réparatrice ».
Comment évoluent les niveaux de vie en France ? Qui sont les pauvres ? C’est également le sujet de l’enquête annuelle de l’INSEE sur les revenus et le patrimoine des ménages (6). L’institut fait notamment apparaître, lui aussi, qu’il est de plus en plus difficile de sortir de la pauvreté.
En 2009 et 2010, 18 % de la population a été touchée par la pauvreté (7) au moins un an, mais moins de la moitié l’a été pendant les deux ans. Les flux d’entrée et de sortie dans la pauvreté sont donc importants. Entre 2009 et 2010, plus de 4 % de la population est sortie de la pauvreté, 8 % est restée pauvre et 5 % est entrée dans la pauvreté. En moyenne, sur la période 2004-2010, 50 % des personnes qui entrent dans la pauvreté une année donnée restent pauvres l’année suivante. Pour autant, la probabilité pour qu’elles le soient encore au bout de trois ans est d’un peu plus de 30 % et d’un peu plus de 20 % au bout de quatre ans. Ainsi, la probabilité de sortir de la pauvreté l’année suivante décroît avec la durée déjà passée dans la pauvreté. La relation entre durée dans la pauvreté et probabilité de sortie dépend de plusieurs autres facteurs. Elle varie notamment selon la catégorie socioprofessionnelle de la personne de référence. Les cadres et les professions intermédiaires sortent plus vite de la pauvreté que les ouvriers ou les inactifs, mais pour ceux d’entre eux qui connaissent trois ans de pauvreté d’affilée, la distinction a tendance à s’effacer. Les personnes pauvres sont en moyenne moins diplômées, moins souvent cadres, ou encore vivent moins fréquemment en couple. Etre pauvre une année donnée augmente davantage le risque de l’être encore l’année d’après que le fait d’être confronté à une perte d’emploi. La persistance dans la pauvreté augmente en outre avec le nombre d’années passées dans la pauvreté durant les trois années précédentes.
Certains événements familiaux jouent également : connaître une séparation augmente la probabilité de devenir pauvre. Une naissance au sein du ménage est au contraire associée à moins de risque de pauvreté, bien que l’effet soit de moindre ampleur. Même si le fait de vivre en couple diminue a priori le risque de pauvreté, une personne pauvre n’a pas plus de chances de sortir de la pauvreté si elle vit en couple que si elle vit seule. Les personnes qui sont touchées par la pauvreté alors qu’elles sont en couple ont donc potentiellement des caractéristiques qui les rendent plus vulnérables à la pauvreté. De même, les ménages de deux personnes âgées de 65 ans ou plus sont moins souvent pauvres qu’un ménage composé d’une ou plusieurs personnes plus jeunes. En revanche, un couple de personnes âgées basculant en situation de pauvreté n’a pas plus de chance d’en sortir que d’autres configurations familiales. Les personnes âgées en couple touchées par la pauvreté sont donc sujettes à le rester. • Eléonore Varini
(1) Rapport disponible sur
(2) Considérant d’ailleurs que les questions d’irréversibilité ne sont abordées que partiellement, l’ONPES a décidé, dans le cadre de son programme de travail, de s’y pencher et d’affiner son tableau de bord en conséquence – Voir ASH n° 2865 du 20-06-14, p. 8.
(3) Voir ASH n° 2794 du 25-01-13, p. 39.
(4) Entre 2007 et 2012, le nombre de bénéficiaires de minima sociaux est passé de 2,4 à 2,8millions (+ 20 %). Une augmentation principalement due à la hausse du nombre d’allocataires du revenu de solidarité active « socle » (+ 6,1 %) et de l’allocation de solidarité spécifique (+ 11 %) entre 2011 et 2012.
(5) Les CDD de moins de un mois représentaient 70 % des embauches à la fin 2013, contre 50 % au début des années 2000.
(6) INSEE Références – Disp. sur
(7) Une personne est dite pauvre ou en situation de pauvreté monétaire lorsque son niveau de vie est inférieur à 60 % du niveau de vie médian (1 630 €/mois) de l’ensemble de la population.