Lorsque j’étais étudiante, j’ai travaillé comme aide à domicile, et ce qui m’a alors frappée, c’était la méconnaissance que l’on a de ce travail. Mes collègues regrettaient que leur métier ne soit pas davantage connu et valorisé. J’ai donc voulu rendre visibles ces femmes au travail, ainsi que les politiques du secteur. Je connaissais une association d’aide à domicile située dans une ville plutôt aisée de la banlieue parisienne. Sa directrice, très engagée dans un projet de professionnalisation, a accepté que je réalise une enquête dans sa structure. Au début, elle voulait m’orienter vers des professionnelles allant dans son sens. Puis elle a accepté que je puisse rencontrer toutes les aides à domicile, même celles qui avaient un discours différent du sien. J’ai aussi travaillé sur les dossiers de l’association et accompagné des aides à domicile chez les usagers.
Certaines étaient originaires de la ville et faisaient ce travail par défaut. Elles étaient auparavant employées de bureau, secrétaires ou encore vendeuses dans des petits commerces. Il s’agissait souvent de mères seules, issues du milieu ouvrier, ayant besoin du soutien de leur famille. Pour rester sur place, elles n’avaient pas d’autre choix que ce qu’elles percevaient comme un déclassement professionnel. Ces femmes « autochtones » vivaient mal le fait de devoir travailler dans l’aide à domicile. Pour elles, ce n’était pas un vrai métier. Un deuxième groupe était constitué de femmes fragilisées ayant peu de ressources familiales tout en étant mobiles professionnellement. Certaines étaient en couple, parfois avec un conjoint au chômage. Dépourvues de qualification, elles prenaient toutes les heures possibles. Enfin, une troisième catégorie regroupait des femmes migrantes, ce terme recouvrant aussi bien des femmes venant d’outre-mer que d’Afrique noire, du Maghreb ainsi que d’Haïti et des pays de l’Est. Elles avaient en commun d’être souvent très qualifiées, mais ne trouvaient pas d’emploi à la hauteur de ces qualifications. Beaucoup avaient profité des politiques de certification mises en place dans le secteur pour se former. Les femmes des deux derniers groupes défendaient l’aide à domicile comme un vrai métier et en étaient plutôt fières. Quant au personnel administratif, il était composé pour partie d’agents municipaux n’ayant pas obtenu d’affectation dans les services centraux de la municipalité et qui avaient le sentiment d’être relégués dans cette association financée par la mairie. Ce qui les rapprochait des professionnelles autochtones. A l’inverse, la directrice, une responsable du personnel et une personne en emploi jeunes, salariées de l’association, se montraient très investies et plutôt en phase avec les professionnelles migrantes et isolées.
Au départ, je n’avais pas cette question en tête, mais elle était tellement présente qu’il était impossible de passer à côté. Lors de mes observations dans les bureaux de l’association, j’ai été frappée par l’omniprésence des catégories raciales, aussi bien en ce qui concerne les aides à domicile que les personnes âgées. Par exemple, dès qu’une aide à domicile avait un nom étranger, la comptable faisait des commentaires sur le travail administratif supplémentaire que cela impliquait. J’ai également observé des attitudes de recul physique de la part de certains agents administratifs à l’égard d’aides à domicile noires. De même, les personnes âgées étrangères étaient parfois suspectées de profiter du système de protection sociale français. A l’inverse, des personnes âgées ou leurs familles se sentaient légitimes à refuser une professionnelle noire ou maghrébine. Le personnel administratif n’adhérait d’ailleurs pas forcément à cette demande, mais quand une aide à domicile noire se fait insulter pendant toute son intervention, il est difficile de lui demander de retourner chez cette personne.
Elles sont encastrées dans des formes de concurrence professionnelle. Les femmes issues de cette ville plutôt riche sont pour la plupart blanches. Les migrantes et les professionnelles fragilisées sont, elles, très souvent noires ou arabes. Or il y a de la concurrence entre ces deux groupes car les femmes fragilisées acceptent de remplir des tâches que les autres ne souhaitent pas faire, par exemple faire la toilette d’une personne âgée alors qu’elles ne sont pas censées le faire. Et comme ces professionnelles ne travaillent pas ensemble, elles ne peuvent pas ajuster leurs pratiques auprès des usagers, qui jouent parfois de cette concurrence. Si ces situations se produisent, c’est aussi parce que les associations ne peuvent pas mettre en avant la qualification des professionnelles. On en arrive donc à des naturalisations de comportements sur une base ethnoraciale.
Ce n’est pas le cas car elles relèvent de statuts différents, certaines étant salariées de l’association, d’autres employées directement par les personnes âgées. Leurs horaires ne sont pas les mêmes, leurs salaires non plus, et elles sont mises en concurrence par les personnes âgées. En outre, elle se voient très peu, seulement lors de quelques rencontres au siège ou de rares réunions collectives.Elles divergent même dans leur façon de s’habiller. Les autochtones sont toujours très féminines car elles sont attachées à une différence sexuée avec les hommes, alors que les autres adoptent des tenues plutôt pratiques. En outre, les premières valorisent le travail physique, plus proche de leur culture ouvrière, tandis que les secondes mettent l’accent sur le relationnel. De plus, les femmes plus qualifiées, venues d’outre-mer ou de pays étrangers, ont fait des formations communes et ont donc un langage professionnel commun qu’elles ne partagent pas avec les autochtones. Dans ce contexte, il est très difficile de créer une communauté professionnelle. Malheureusement, les associations d’aide à domicile n’ont pas les moyens de fonctionner comme il le faudrait. Elles n’ont pas la possibilité de favoriser un fonctionnement collectif ni d’améliorer la qualification des professionnels. Cette association était d’ailleurs presque exceptionnelle dans sa volonté de favoriser des temps de réunion entre professionnelles.
En effet, et même de la part de femmes qui a priori n’étaient pas racistes. Par exemple, la directrice et la responsable du personnel, qui soutenaient les aides à domicile venant d’Afrique noire ou du Maghreb, manifestaient quand même à leur endroit des référentiels culturalistes en les jugeant d’emblée moins compétentes. Elles les mettaient donc à l’épreuve pour vérifier qu’elles étaient adaptées au marché du travail français. J’ai assisté ainsi à des entretiens d’embauche assez durs. Par ailleurs, j’ai clairement vu certaines professionnelles poussées à la démission, pour des raisons raciales, mais aussi parce qu’elles souffraient de maladies professionnelles qui les rendaient moins efficaces.
Avant tout, la nécessité de créer du collectif. Ces femmes ont besoin de discuter entre elles des personnes dont elles s’occupent. Par ailleurs, le fait d’avoir deux statuts différents est totalement contre-productif. On ne peut pas se professionnaliser dans ces conditions. Toutefois, le plus important me semble de réduire le temps partiel, que l’on présente trop souvent comme consubstantiel à ce secteur d’activité, d’où la faiblesse des salaires. Ce temps partiel est en réalité construit comme tel car les aides à domicile ne sont payées qu’au contact des personnes âgées, jamais pour se réunir, se former, réfléchir… Tant que cela durera, leur situation ne s’améliorera pas. Evidemment, la question des moyens se pose, mais c’est une question de priorité, un choix de société.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
La sociologue Christelle Avril est maître de conférences à l’université Paris?XIII-Nord, membre du laboratoire IRIS (CNRS, Inserm) et du master « Genre, politique, sexualité » de l’EHESS. Elle est l’auteure de Les aides à domicile. Un autre monde populaire (Ed. La Dispute, 2014).
Elle a également publié Ambiance raciste dans l’aide à domicile (revue Plein droit n° 96, mars 2013).