Dans son rapport 2009-2010, l’Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale (ONPES) constatait que « les statistiques publiques appréhendent difficilement la grande exclusion, notamment lorsque les personnes concernées n’ont pas de domicile, ne recourent pas aux prestations sociales auxquelles elles auraient droit, ou encore sont en situation irrégulière sur le territoire français », ce qui rend l’action publique en direction de ces populations « très difficile à mettre en œuvre ». Il a donc confié au bureau d’étude FORS-Recherche sociale la réalisation de travaux exploratoires sur ces publics « invisibles socialement », dont les résultats ont été rendus publics le 17 juin (1).
Définis comme des « groupes de population mal couverts par la statistique publique, peu visibles pour les pouvoirs publics et peu, ou mal, appréhendés par les politiques sociales », ils ont été classés en six catégories pouvant subir au moins l’un des cinq types d’invisibilité des personnes en situation de précarité identifiés au cours de cette étude :
→ une invisibilité « politico-médiatique » ;
→ une invisibilité sociale, qui renvoie plus spécifiquement à l’absence de reconnaissance sociale des publics pauvres, « relégués en dehors des espaces de représentation et de participation citoyenne » notamment ;
→ une invisibilité institutionnelle, qui concerne les publics dont les « problématiques interrogent, voire “déstabilisent” les pratiques habituelles d’accompagnement des professionnels » ;
→ une invisibilité scientifique, liée à un « outillage statistique insuffisamment adapté qui contribue parfois à masquer les phénomènes et processus d’exclusion » ainsi qu’à une recherche « assez fortement orientée par la commande publique » ;
→ et, enfin, une invisibilité recherchée par les publics eux-mêmes, de peur d’être stigmatisés ou par volonté de rompre avec un parcours d’exclusion ou une logique d’assistance.
Ces différents types d’invisibilité ne sont pas exclusifs les uns des autres, « bien au contraire, ils sont fortement corrélés et découlent les uns des autres », relève le rapport, une réalité illustrée à travers l’analyse des six groupes de publics identifiés. Pour chacun d’eux, l’objectif a été de « mieux rendre compte des causes de cette invisibilité », de recenser les travaux existants et donc les champs d’observation non couverts, et de « proposer des améliorations à apporter à l’observation, pour donner in fine plus de visibilité à ces publics ».
Premier groupe retenu, celui des « sans domicile stable », y compris les personnes hébergées chez des tiers. Il s’agissait ici de privilégier une « approche visant à expliciter les facteurs de l’invisibilité de ces situations par les institutions (collectivités et acteurs sociaux) » du fait de la « volatilité » de ce public et de son « insuffisant ancrage territorial ». Les auditions avaient ainsi comme principal objectif de « mieux analyser les facteurs de cette invisibilité institutionnelle », sachant qu’un focus était proposé sur deux « sous-groupes » encore plus « invisibles » : les primo-arrivants pour lesquels l’hébergement chez un tiers intervient « comme une étape-ressource dans les parcours migratoires » et les ménages hébergeants qui jouent un « rôle dans le maintien des solidarités informelles et l’invisibilisation des situations ».
L’ONPES a également choisi de s’intéresser aux sortants d’institution, le travail s’étant concentré sur les sortants de prison, de l’aide sociale à l’enfance et de structures d’accueil pour personnes handicapées, en partant de l’hypothèse suivante : ce public est dans une situation d’invisibilité « recherchée », mais renforcée par la rupture de prise en charge.
Troisième groupe étudié : « l’entourage familial des enfants placés ou en voie de l’être ». La question centrale posée ici étaitla suivante : « alors que les enfants placés sont connus comme un public rencontrant des difficultés spécifiques, leur entourage familial ne reste-t-il pas méconnu, “invisible” ? » Et, par ailleurs, que sait-on de ses conditions de vie, de ses difficultés ?…
L’étude s’est ensuite penchée sur le cas des « personnes logées présentant des troubles de santé mentale », qui, parmi les personnes en situation de précarité, semblent encore moins bien connues et repérées que les personnes sans abri, ces dernières ayant récemment fait l’objet d’une enquête épidémiologique (2). Les hypothèses de travail privilégiées pour ce public renvoient donc à deux principaux facteurs d’invisibilité. Le premier est « une invisibilité liée au sentiment de honte et de stigmatisation ressenti tant par les personnes que par leur entourage conjugué au risque de déni de la maladie ». Le second est une invisibilité « liée à l’inadaptation et l’insuffisance des moyens de repérage et d’accompagnement interrogeant les modalités d’accompagnement de ces personnes par les professionnels médicaux et médico-sociaux ».
Alors que « le sujet des salariés en situation de précarité a été diversement, longuement et souvent traité, beaucoup moins de travaux ont été dédiés aux indépendants, aux entrepreneurs, artistes et intellectuels non salariés, qui peuvent pourtant être soumis à des fragilités mettant en péril la pérennité de leurs conditions de vie », souligne également l’ONPES. L’observatoire s’est donc intéressé aux « travailleurs non salariés pauvres », un groupe à la fois très hétérogène et difficile à cerner, qu’il s’est attaché à mieux définir, avant d’en identifier les problématiques et questionnements spécifiques.
Enfin, sixième et dernier public étudié : les personnes pauvres en milieu rural, en particulier les jeunes et les néo-ruraux. Parmi les questionnements posés : quels sont les facteurs ou explications de l’invisibilité des personnes pauvres en milieu rural ? Ou quelles sont les spécificités des jeunes pauvres en milieu rural par rapport aux autres publics pauvres en milieu rural, mais également par rapport aux jeunes vivant sur d’autres territoires ?
Des problématiques transversales
Au-delà de ces analyses très ciblées, l’ONPES estime que certaines thématiques et problématiques « transversales » nécessitent d’être mieux appréhendées, notamment en ce qui concerne les trajectoires et les transitions biographiques des publics pauvres, « l’impact de la stigmatisation, du mépris, de la honte sur les conditions de vie des personnes en situation d’exclusion » ou encore les difficultés de repérage et/ou d’accompagnement par les acteurs, avec en filigrane cette question : « pour quelles raisons précises et par quels mécanismes certains publics en situation de précarité passent-ils à travers les mailles de l’intervention sociale ? » L’observatoire juge également que, à côté des publics en situation de grande exclusion, « il faudrait s’intéresser à la “masse” de ceux [qui sont] situés à la lisière des dispositifs, juste au-dessus des seuils et des plafonds de revenus dans l’accès aux prestations sociales ». Enfin, « les questions migratoires [se posant] pour plusieurs publics », il pointe la nécessité d’approfondir la connaissance des étrangers en situation irrégulière, des demandeurs d’asile, des femmes seules (avec ou sans enfants) et des mineurs isolés étrangers.
(1) Etude sur la pauvreté et l’exclusion sociale de certains publics mal couverts par la statistique publique – Disponible sur
(2) Enquête Samenta, réalisée par l’Observatoire du SAMU social de Paris – Voir ASH n° 2730 du 28-10-11, p. 22.