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Pauvreté : « Il ne faut pas araser la diversité des situations en Europe »

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Au niveau européen, les enjeux géographiques ne sont pas suffisamment pris en compte dans les dispositifs de lutte contre la pauvreté. Forte de cette conviction, la géographe Emmanuelle Boulineau, qui a copiloté un programme de recherche sur la pauvreté en Europe, décrit toute la complexité de cette question dans une Union composée de pays très différents.
Concernant la pauvreté en Europe, quel est l’apport d’une approche géographique ?

En tant que géographes, notre point d’entrée est évidemment l’espace. On parle beaucoup des territoires et de leurs acteurs, mais assez peu de l’espace en soi. Or on peut appréhender la pauvreté selon différents indicateurs, notamment monétaires et d’accès aux droits, mais aussi en observant la répartition spatiale des populations. Notre hypothèse est que cet espace n’est pas seulement un support mais qu’il joue un rôle, en particulier en ce qui concerne la mobilité et l’accès aux droits et à l’emploi. Une approche spatiale permet en outre de mieux cerner les mouvements de population entre milieux urbains et ruraux, ou encore les déplacements des personnes migrantes. Comment se répartit la pauvreté en Europe ? A-t-on affaire à des poches de pauvreté ou à une dilution de la pauvreté dans l’espace européen ? C’est ce que nous souhaitions observer.

Quels outils avez-vous utilisés ?

La pauvreté ne fait pas partie des compétences de l’Union européenne. Elle relève des Etats et des collectivités auxquelles ceux-ci délèguent des compétences en matière d’action sociale. L’Union européenne s’est cependant saisie, au début des années 2000, de cette thématique dans le cadre de la stratégie de Lisbonne. Elle souhaite inciter la diffusion des bonnes pratiques par la méthode ouverte de coordination (1) et faire en sorte que les Etats membres s’auto-évaluent entre eux. Pour cela, elle a développé des outils statistiques. Deux bases de données ont constitué nos principales sources d’information. On trouve les statistiques régionales d’Eurostat, dont le maillage correspond aux régions françaises et qui déclinent une série d’indicateurs harmonisés par pays : le revenu, le taux de chômage, l’âge, la formation, la mortalité infantile… La seconde base de données est celle de l’enquête communautaire EU-SILC sur les revenus et les conditions de vie, dont l’objectif est davantage de décrire la pauvreté et l’inclusion sociale en Europe. Ses indicateurs sont le taux de pauvreté, l’équipement par ménage, la santé ou encore l’accès à l’aide sociale. Reste qu’il est difficile de cerner la pauvreté en raison de son caractère multidimensionnel. Au-delà des critères chiffrés, il faut aussi tenir compte de la façon dont chacun perçoit sa propre situation et dont la société qualifie la situation de telle ou telle personne. Cette complexité fait qu’il n’existe pas d’indicateur général de la pauvreté.

Quel est le bon maillage géographique pour cerner la pauvreté en Europe ?

On touche à la spécificité de notre travail de géographe. Classiquement, nous prenons en compte trois grands niveaux : l’Europe, l’Etat et les régions. Dans la perspective d’une comparaison européenne, il est compliqué de descendre plus bas. Plus on descend finement dans l’analyse géographique, par exemple à l’échelle d’un département ou d’une commune, plus on obtient des figures spatiales de la pauvreté différentes et dispersées. Il faut aussi tenir compte du tracé des mailles, qui peut accentuer ou masquer certains phénomènes locaux, notamment les difficultés économiques et sociales. L’Europe utilise une nomenclature d’unités territoriales statistiques, dite NUTS, qui comprend trois échelons : NUTS 1 (de 3 à 7 millions d’habitants), NUTS 2 (de 800 000 à 3 millions d’habitants) et NUTS 3 (de 150 000 à 800 000 habitants). Pour ce travail, nous n’avons utilisé que les deux premiers niveaux. Reste qu’observer la pauvreté à partir des grands indicateurs est une chose, mais il faut la contextualiser. C’est pour cette raison que nous avons aussi réalisé plusieurs enquêtes de terrain, certaines sur des niveaux assez fins, en France, en Suède, en Allemagne, en Pologne, en Italie et en Bulgarie.

L’ouvrage montre qu’il n’existe pas une cartographie de la pauvreté en Europe, mais plusieurs…

On peut faire autant de cartes qu’on le souhaite. Nous en avons d’ailleurs inséré quelques-unes dans l’ouvrage portant sur les disparités de niveaux de vie et socioculturelles, sur la pauvreté observée et perçue, sur les fragilités socio-économiques… Ces cartes peuvent également éclairer notre lecture de la pauvreté en creux. En effet, la question de la mobilité n’y apparaît pas, car elle est très difficile à prendre en compte dans les outils statistiques actuels. On ne sait pas si les personnes pauvres sont mobiles ou non et, le cas échéant, de quelle façon. Les cartes ne peuvent pas tout dire. Elles doivent être interprétées en fonction de la situation politique, économique, sociale et culturelle des pays concernés. De ce point de vue, nous avons davantage réalisé des mises en perspective que de vraies comparaisons entre pays.

Quels enseignements peut-on tirer de ces travaux ?

D’une façon générale, les grands clivages Nord-Sud et Est-Ouest persistent, mais je crois que le point saillant est surtout qu’il ne faut pas araser la diversité des situations en Europe. D’où, d’ailleurs, la difficulté pour brosser un panorama général de la pauvreté au niveau européen. Ainsi, dans certains anciens pays de l’Est, les retraités se trouvent dans des situations difficiles. Ce n’est pas le cas, majoritairement, dans des pays comme l’Allemagne ou la France. On observe par ailleurs une grande concentration de la pauvreté dans les villes, en particulier en Europe orientale. Dans ces pays, il est plus facile de s’en sortir en milieu rural. En Bulgarie, par exemple, il existe ce qu’on appelle l’« économie du bocal ». Les gens qui disposent d’un bout de terrain à la campagne font des provisions pour tout l’hiver. En ce qui la concerne, la France fait toujours partie des pays riches, mais si on la compare à ses voisins européens, elle présente un creusement de la pauvreté en milieu rural que l’on n’a peut-être pas suffisamment pris en compte. On a beaucoup parlé des espaces urbains stigmatisés, mais ceux-ci tendent à masquer une certaine diffusion de la pauvreté dans des espaces plus larges. D’autant que la pauvreté en milieu rural ne touche pas seulement les populations installées depuis longtemps mais aussi celles qui sont installées plus récemment, comme des ménages à faibles revenus ou des migrants venus chercher à la campagne de meilleures conditions de vie. Malheureusement, on dispose d’assez peu d’indicateurs au niveau européen sur la répartition entre pauvreté urbaine et rurale, ni sur la façon dont elle évolue. C’est extrêmement varié d’un pays à l’autre, d’autant que les définitions de l’urbain et du rural ne sont pas forcément les mêmes partout. Des efforts sont entrepris actuellement pour essayer de les harmoniser au niveau européen, mais il reste du travail à faire.

En matière de lutte contre la pauvreté, quels conseils donner aux décideurs européens ?

Ce n’était évidemment pas notre objectif, mais s’il y avait une recommandation à faire, ce serait d’éviter d’individualiser les situations d’exclusion. On imagine que les personnes sortent du marché de l’emploi intentionnellement et, en réponse, on déploie des politiques d’activation pour répondre à cette supposée passivité. Mais la question n’est pas là. Pour la géographe que je suis, il faut développer des actions dans l’espace, et pas seulement au niveau individuel. A l’inverse, il faut aussi se méfier des effets pervers du zonage, qui peut avoir tendance à stigmatiser certains territoires pauvres désignés comme des quartiers de relégation. Les politiques de lutte contre la pauvreté devraient être davantage multidimensionnelles et mises en œuvre sur l’ensemble d’un territoire, incluant ainsi l’ensemble de la population.

Dans sa conclusion, la géographe Raymonde Séchet écrit que la rencontre du travail social avec les territoires ne s’est pas faite…

De son point de vue, le travail social est peut être trop segmenté par secteurs et intervient dans une perspective trop individuelle. En se focalisant sur certaines catégories, on risque de se mettre des œillères et de ne pas voir ce qui se passe à côté. Faut-il aller vers un travail social communautaire ? Tout dépend de ce qu’on entend par communauté. Je pense que c’est là où il y a du lien social et aussi du lien au territoire. L’étude réalisée par Emmanuelle Bonerandi-Richard sur la Thiérache, dans l’Aisne, montre bien que les gens sont attachés à leur territoire. Ils savent qu’en partant ailleurs pour trouver de l’emploi, ils risquent de perdre tout un capital social et familial. Lorsqu’on entend lutter contre la pauvreté en Europe, il faut avoir en tête cette inscription des liens sociaux dans un espace donné.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La géographe Emmanuelle Boulineau est maître de conférences et membre de l’unité de recherche « Environnement, ville, société » à l’Ecole normale supérieure de Lyon. Elle est spécialiste des enjeux spatiaux des politiques européennes et des découpages territoriaux dans le cadre de l’européanisation. Elle publie, avec Emmanuelle Bonerandi-Richard (décédée en 2011), La pauvreté en Europe. Une approche géographique (Ed.PUR, 2014).

Notes

(1) Voir ASH n° 2863 du 6-06-14, p.32.

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