Les chiffres sont là : dans la branche sanitaire, sociale et médico-sociale (BASS), un salarié sur deux a désormais plus de 45 ans, 18 % des salariés ont 55 ans ou plus et 4 % ont atteint l’âge de 60 ans (1). Le taux des 55 ans et plus est de 14 % chez les éducateurs spécialisés, de 11 % chez les moniteurs-éducateurs, de 9 % chez les aides médico-psychologiques (AMP) et de 37 % chez les assistants familiaux. Et cette proportion est en augmentation sensible dans toutes ces professions. L’encadrement est encore plus concerné, avec des taux de 34 % de 55 ans et plus chez les directeurs d’établissement et de 42 % chez les directeurs généraux. Dans la BASS, les seniors se concentrent dans le Sud et le bassin parisien. Les régions PACA-Corse et Languedoc-Roussillon ont, elles, connu un vieillissement de leurs effectifs plus marqué que la moyenne nationale. Quant au Limousin et à la Basse-Normandie, ils rejoignent les régions ayant une forte densité de salariés de 55 ans et plus. Dans la fonction publique territoriale, où les personnels socio-éducatifs sont nombreux, l’âge moyen des agents territoriaux atteignait 44,7 ans à la fin de 2009, près de 30 % d’entre eux étant âgés de plus de 50 ans (2), contre seulement 20 % dans le secteur privé.
Les explications à ce phénomène de vieillissement des professionnels du secteur social sont connues. La population française dans son ensemble vieillit, ce qui a évidemment des répercussions sur la pyramide des âges de tous les actifs. Par ailleurs, les générations nombreuses issues du baby-boom (1946-1973) atteignent progressivement la cinquantaine. Or elles sont très présentes dans les métiers sociaux et éducatifs qui, pour la plupart, se sont fortement développés depuis les années 1970. Beaucoup de travailleurs sociaux arrivent donc aujourd’hui en seconde partie de carrière, alors que la perspective de la retraite s’éloigne.
Pendant longtemps, la question du vieillissement des travailleurs sociaux ne s’est pas véritablement posée. Le cas échéant, les salariés à bout de souffle pouvaient demander à bénéficier d’un départ en préretraite ou, dans la fonction publique, d’une cessation progressive d’activité. Un système encouragé dans les années 1980 par les pouvoirs publics dans l’espoir de favoriser l’embauche des jeunes. Mais avec le creusement des déficits des caisses de retraite et la mise en œuvre progressive des réformes allongeant la durée des cotisations retraite, l’accès à ces dispositifs a été progressivement resserré. Les employeurs font donc face aujourd’hui non seulement à une pyramide des âges au travail vieillissante, mais aussi à une prolongation des carrières professionnelles. La gestion de ceux que l’on appelle les « seniors » se pose ainsi avec une acuité accrue.
Conscients du problème, et aiguillonnés par le faible taux d’emploi des plus de 50 ans en France, les pouvoirs publics tentent depuis quelques années d’encourager les employeurs à se saisir de cette question. Un accord national interprofessionnel (dit « ANI seniors »), en 2005, puis la loi de financement de la sécurité sociale pour 2008 incitaient déjà les branches professionnelles et les entreprises de plus de 50 salariés à conclure un accord ou à élaborer un plan d’action en faveur de l’emploi des salariés âgés. Dans le secteur social et médico-social, peu d’employeurs ont cependant négocié de tels accords, et certains ne les ont pas réellement mis en œuvre, répondant surtout à l’obligation légale. De la mauvaise volonté ? « Il y a eu beaucoup de chantiers ces dernières années avec la loi 2002-2, l’évaluation, la loi handicap…, nuance Marine Boyer, chef de projet emploi et ressources humaines au Chorum initiatives pour le développement de l’économie sociale (CIDES), centre de ressources et d’action de la mutuelle Chorum. Ce secteur est en permanente évolution réglementaire et législative. Cela demande une certaine volonté pour être dans la prospective en matière de ressources humaines. » Les employeurs n’ont cependant plus le choix, les contrats de génération (voir encadré ci-contre) se substituant aux accords seniors. « Le contrat de génération force à se projeter, confirme Marine Boyer, à imaginer comment on va s’organiser demain. Il faut combiner les différents aspects que sont le recrutement, la préservation de la santé, le transfert des compétences et le maintien dans l’emploi dans les meilleures conditions. » Du côté de la CGT Santé et action sociale, on déplore le temps perdu : « Un accord de branche est mis en négociations uniquement à cause de la sanction financière prévue dans la loi, mais c’est une coquille vide car il n’est pas normatif. On est loin de ce qu’on souhaiterait », observe Joëlle Moussouarn-Peron, responsable du secteur emploi-formation.
Qu’est-ce qu’un salarié « senior » ? Les mesures de maintien dans l’emploi démarrent à 55 ans. Quant aux entretiens de seconde partie de carrière, ils sont impératifs à partir de 45 ans. En réalité, il n’existe pas de lien strict entre vieillissement et diminution des capacités productives. De nombreuses personnes parviennent à la soixantaine en forme et épanouies dans leur travail. Ce n’est pas tant le fait d’être senior qui pose problème que d’avoir occupé pendant vingt à trente ans le même poste. Un quinquagénaire peut ainsi se retrouver bloqué dans un poste, faute d’anticipation en termes d’évolution de carrière. « L’âge n’est pas le seul déterminant à prendre en compte. A un même âge, les personnes n’ont pas toutes eu la même trajectoire et n’ont pas la même charge de famille, par exemple », rappelait Anne Jolivet, chercheuse associée au Centre de recherche et d’études sur l’âge et les populations au travail, lors d’une conférence sur les gestions des seniors dans la fonction publique territoriale (voir encadré ci-dessous). Les femmes seraient ainsi davantage sujettes à une fatigue chronique provoquée par le cumul d’années d’activité professionnelle et de gestion de la vie familiale. « La seconde partie de carrière ne démarre pas de la même façon selon que vous êtes éducateur spécialisé, AMP, chef de service éducatif, etc., ajoute Sabine Esnault, conseillère technique ressources humaines-vie associative à l’Uriopss Ile-de-France. L’usure physique est plus précoce dans certains métiers, notamment chez les AMP, mais tout dépend où travaille la personne, par exemple dans une maison d’accueil spécialisée ou dans un foyer d’hébergement. »
Au quotidien, la question du vieillissement au travail se pose malheureusement souvent trop tard, lorsque des difficultés sont déjà là : troubles musculo-squelettiques (TMS), surmenage, démotivation au travail, isolement, perte de compétences… Dans les métiers éducatifs et sociaux, où l’implication à la fois physique et psychologique est souvent importante, ces troubles occupent une place particulière. « Dans certains secteurs, comme celui de la petite enfance, le vieillissement de la population des agents territoriaux entraîne le développement de troubles musculo-squelettiques ou une certaine démotivation, en raison de travaux pénibles, ainsi que de l’éparpillement et de l’isolement de certains sites », relevait la Cour des comptes dans un rapport publié en 2012 (3). « Les salariés vieillissants sont une source d’expertise, car ils ont un savoir-faire lié à l’expérience, mais les impacts sur leur santé ne sont pas négligeables face à des publics en difficulté, parfois agressifs et même violents », précise Marine Boyer. Joëlle Moussouarn-Peron, de la CGT Santé et action sociale, pointe : « Travailler dans un métier social jusqu’à 62, voire 65 ans, ne paraît pas réaliste. Passé 60 ans, il n’est plus possible, par exemple, d’encadrer des jeunes en difficulté. Les professionnels sont épuisés et ont, pour certains, perdu le sens de leur métier. Il faut prendre en compte cette spécificité. »
Les conséquences peuvent parfois être graves. L’enquête Emploi 2012 d’Unifaf montre que le nombre des accidents du travail dans la BASS a augmenté, passant de 5,5 % à 6,3 % entre 2008 et 2011, alors que la courbe était en baisse tous secteurs d’activité confondus. Qui dit accident du travail ne dit pas nécessairement vieillissement mais l’OETH, qui gère pour la branche l’obligation d’emplois des travailleurs handicapés, identifie parmi les facteurs de risques l’usure induite par des conditions de travail physiquement difficiles : station debout fréquente, manipulation de personnes âgées ou handicapées… Certains professionnels du champ social sont ainsi très exposés aux maladies professionnelles. En 2011, 6 % des salariés du secteur des personnes âgées et 4 % de ceux qui travaillent dans le domaine du handicap en ont été victimes. « Les départs en invalidité concernent beaucoup de salariés en seconde partie de carrière. Cela doit nous alerter. Sur le terrain, je ne perçois pas une souffrance massive chez les seniors, mais certaines situations sont préoccupantes », s’inquiète ainsi Bertrand Laisné, secrétaire fédéral à la CFDT Santé-sociaux.
Les salariés âgés peuvent aussi souffrir d’isolement, entre autres ceux des secteurs de l’aide à domicile ou de la prévention spécialisée, souvent sur le terrain. « Plus les personnels sont âgés, plus ils paraissent en marge du collectif, et ce d’autant plus qu’ils travaillent dans des structures de grande taille », peut-on lire dans l’enquête nationale 2013 « Santé au travail dans les CHRS » (4). Pour les rapporteurs, « la prévention des risques psychosociaux est une priorité pour une profession qui prend en charge des personnes déjà elles-mêmes fragilisées ». En 2010, dans un guide méthodologique pour la prévention des risques psychosociaux, la direction régionale des entreprises, de la concurrence, de la consommation, du travail et de l’emploi (Direccte) PACA pointait, elle aussi, les facteurs de risques dans le secteur médico-social. Parmi ceux-ci, de nombreuses situations de travail isolé, la difficulté à faire coopérer des professionnels de métiers différents, une faible culture de la prévention des risques et une gestion peu développée des trajectoires professionnelles. La nécessité d’accompagner les personnels fatigués est d’autant plus forte, rappelle Sabine Esnault, de l’Uriopss Ile-de-France, qu’« il y a une cohérence entre une démarche d’accompagnement des salariés en seconde partie de carrière et les valeurs que porte le secteur. On ne va pas jeter des gens dehors sous prétexte qu’ils sont usés à un poste. Il faut donc trouver des solutions. »
Transversales à d’autres thématiques RH, en particulier la gestion prévisionnelle des emplois et des compétences (GPEC), ces solutions sont multiples : entretien de seconde partie de carrière, mobilité interne, formation, participation à des colloques, prévention des TMS, tutorat de salariés juniors et, ultime solution, mise en invalidité. « Les entretiens professionnels sont essentiels, détaille Olivier Candellier, responsable des ressources humaines au Syndicat des employeurs associatifs de l’action sociale et médico-sociale (Syneas), car ils permettent aux salariés comme aux employeurs de faire le point sur les besoins et les attentes de chacun et d’envisager des solutions, notamment en matière de formation, pour construire des parcours pertinents. » « La formation tout au long de la vie peut permettre aux salariés d’évoluer tout au long de leur carrière et ainsi d’éviter les phénomènes d’usure », souligne pour sa part Sylvie Amzaleg qui dirige les relations du travail à la FEHAP. De leur côté, afin d’accompagner les employeurs, Unifaf et la mutuelle Chorum ont mis en œuvre, avec des partenaires (5), une démarche visant à améliorer la prévention des TMS. Ces pathologies qui touchent les articulations, le dos, les genoux… sont très présentes chez les professionnels des structures médico-sociales en raison de la nature de leur travail. Une conférence était en outre organisée le 11 juin sur la prévention des risques professionnels dans les EHPAD. Aboutissement d’un travail de deux ans, un guide pratique « Piloter la prévention des risques professionnels en EHPAD » a été présenté à cette occasion. En 2011, Chorum avait déjà publié un référentiel intitulé « Ages et travail dans l’économie sociale et solidaire : prendre en compte les seniors dans les politiques RH ». Objectif : aider les établissements à bâtir une politique des ressources humaines intégrant la question des âges. « Les structures se sont beaucoup transformées ces dernières années et l’activité des services RH est souvent aspirée par la gestion du quotidien. Avec ce référentiel, nous souhaitons leur faciliter la tâche en proposant une offre adaptée qui les aidera à passer à l’action », explique Marine Boyer, du CIDES. Elle précise néanmoins : « Ces démarches intégrées concernent surtout les grosses structures. Les organisations de petite taille ont plus de mal à se projeter. Elles sont moins outillées en termes de RH et ont plus de difficultés à élaborer un plan d’action. Sans compter la question des moyens. Les contrats de génération fixent par exemple des objectifs en matière de recrutement. Mais si les associations n’ont pas les budgets, c’est un vrai problème. »
Au niveau de la branche, les discussions commencent seulement entre les organisations patronales et les syndicats de salariés autour d’un éventuel accord de branche sur les contrats de génération. Prochaine séance de négociation : le 9 juillet. « C’est un levier pour négocier des avancées qui profiteront à tout le monde. Mais le manque de moyens financiers reste le talon d’Achille du secteur, même si certaines solutions ne demandent pas d’argent, par exemple la GPEC », analyse Bertrand Laisné, de la CFDT Santé-sociaux. Pour la CGT Santé et action sociale, Joëlle Moussouarn-Peron déplore une faible mobilisation des employeurs. « Bien sûr qu’il n’y aura pas tout d’un seul coup, mais il faudrait avancer petit à petit. Or la branche n’est pas volontariste sur le sujet. » Au Synéas, on renvoie plutôt la balle vers le terrain. « L’objectif est que les employeurs s’emparent de cette problématique. Sa mise en œuvre effective se fera au niveau des associations », souligne Olivier Candellier.
Créé par la loi du 1er mars 2013, le contrat de génération, qui ouvre droit à des aides de l’Etat sous certaines conditions, a pour objectifs de faciliter l’insertion durable des jeunes dans l’emploi, de favoriser l’embauche et le maintien dans l’emploi des salariés âgés et d’assurer la transmission des savoirs et des compétences (6). Il se substitue aux accords seniors existant précédemment. Toutes les entreprises de droit privé ainsi que les établissements publics à caractère industriel et commercial (EPIC) de plus de 300 salariés peuvent recourir au contrat de génération. Hormis les entreprises de moins de 50 salariés, toutes les autres doivent, sous peine de pénalité, être couvertes par un accord collectif ou un plan d’action relatif au contrat de génération (7). L’accord d’entreprise, de groupe, de branche ou le plan d’action doit obligatoirement comporter un diagnostic précis et des mesures chiffrées destinées à favoriser l’amélioration des conditions de travail et la prévention de la pénibilité, notamment par l’adaptation et l’aménagement du poste de travail. Il doit aussi comporter des actions pertinentes dans au moins deux des cinq domaines suivants :
→ le recrutement de salariés âgés ;
→ l’anticipation des évolutions professionnelles et de la gestion des âges ;
→ le développement des compétences et des qualifications et l’accès à la formation ;
→ l’aménagement des fins de carrière et de la transition entre activité et retraite.
Depuis quelques années, la fonction publique territoriale (FPT) se penche, elle aussi, sur la situation des fonctionnaires vieillissants. A l’occasion d’une conférence organisée en 2012 par l’Institut national des études territoriales (INET), différentes pistes ont été évoquées sur la base d’expériences locales. Parmi celles-ci, la mise en place d’un plan seniors, un tutorat inversé (des juniors en situation de transmission de compétences vers des seniors), l’accompagnement des parcours professionnels, le chaînage des âges dans la constitution des équipes ou la création de lieux d’échanges. Les métiers sociaux et éducatifs offrent cependant moins de possibilités d’évolution que d’autres. Un assistant de service social plafonne relativement vite, son seul débouché étant le cadre d’emploi des conseillers socio-éducatifs, qui comporte deux grades depuis la réforme du 13 juin 2013 (8). Pour contourner cette difficulté, certaines collectivités expérimentent un passage vers le niveau d’attaché territorial. Autre possibilité pour les fonctionnaires en situation d’inaptitude, le reclassement dans un autre grade, corps ou cadre d’emploi. Des conseils généraux et de collectivités locales ont ainsi développé des dispositifs destinés à faciliter ce reclassement. Parmi les agents particulièrement concernés, ceux de l’aide à domicile et de la petite enfance, souvent touchés tôt par l’usure. De leur côté, des élèves administrateurs territoriaux de l’INET ont publié en 2012 une étude intitulée « Gérer et anticiper les fins de carrière. Les seniors dans la fonction publique territoriale », dans laquelle, se fondant sur plus de 60 entretiens avec des cadres de la FPT, ils développent une trentaine de pistes d’action. Ils insistent en particulier sur la nécessité d’anticiper en faisant de la gestion des fins de carrière un axe central de la stratégie RH et en permettant que les agents deviennent « les acteurs principaux de leur parcours ».
(1) Enquête « Emploi 2012 » réalisée par Unifaf et l’Observatoire prospectif des métiers et des qualifications.
(2) « La gestion prévisionnelle des ressources humaines dans les collectivités territoriales », rapport de la Cour des comptes (février 2012).
(3) Idem.
(4) Publiée en janvier dernier par la Commission nationale paritaire technique de prévoyance des accords CHRS.
(5) L’ANACT, Unifed, OETH, la FNATH, Adessadomicile, UNA, Familles rurales, le Snaecso, l’UDES et Uniformation.
(6) Voir ASH n° 2823 du 6-09-13, p. 47.
(7) Toutefois, pour celles de 50 à moins de 300 salariés, le bénéfice de l’aide de l’Etat n’est plus conditionné, depuis le 7 mars dernier, à l’existence d’un tel accord.
(8) Voir ASH n° 2832 du 8-11-13, p. 41.