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Des mesures face à l’usure

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Le château de Launay, en Indre-et-Loire, prend en charge des personnes lourdement polyhandicapées. D’où un risque accru d’usure physique et psychique chez les salariés. C’est pourquoi le CESAP, dont dépend le lieu, met en œuvre diverses mesures destinées à soutenir les seniors dans leur activité.

C’est une résidence du XVIIIe siècle entourée de champs, bâtie à Reugny, dans les environs d’Amboise (Indre-et-Loire). Le château de Launay (1) fut d’abord un préventorium, avant d’être occupé par les Allemands pendant la Seconde Guerre mondiale. A la Libération, il devint propriété de la Ville de Paris, qui le transforma en structure d’accueil pour enfants et adolescents. Depuis 1973, le CESAP (2) a signé le bail pour y installer un établissement médico-éducatif (EME) qui accueille 60 résidents âgés de 6 à 20 ans. En 2004, à l’issue d’une rénovation des locaux – des chambres individuelles ont remplacé des dortoirs de dix personnes –, un nouveau bâtiment a été érigé afin d’intégrer une maison d’accueil spécialisée (MAS) de 20 places. Les éducateurs de jeunes enfants et éducateurs spécialisés, les aides médico-psychologiques (AMP), les aides-soignants, les assistantes sociales, les maîtresses de maison, les médecins, les infirmiers, les personnels administratifs, d’entretien ou de logistique… représentent 94 emplois à temps plein ou partiel (pour les seuls contrats à durée indéterminée) qui accompagnent ces résidents polyhandicapés. Le pôle d’Indre-et-Loire du CESAP ne connaît qu’un faible taux de turn over, beaucoup de ces professionnels exerçant dans l’établissement depuis de longues années. Ainsi, l’âge moyen des salariés s’élève à 42 ans, avec un tiers d’entre eux âgés de plus de 54 ans. « Il y a dix ans, la moyenne d’âge des professionnels atteignait 50 ans », précise Alain Guillaume, comptable, qui a rejoint pour sa part la structure il y a trente ans.

DES TÂCHES QUI PEUVENT DEVENIR ÉPUISANTES

Ces salariés « seniors » qui, pour une bonne partie d’entre eux, effectuent quotidiennement des actes techniques et éducatifs – des toilettes à l’animation –, dépensent « une énergie phénoménale » pour s’occuper de ces « éprouvés de l’existence », qui « sont dans la survie depuis le début de leur vie », comme le précise Claire Lausecker, directrice adjointe. « Tout est compliqué pour nos résidents, reconnaît-elle. La plupart ne peuvent ni toucher leur corps ni se mouvoir ; ils sont difficiles à manipuler car très rétractés ou hyperstatiques. Nos professionnels sont là pour faire à leur place. Et toutes ces tâches peuvent, à terme, être épuisantes. » Les problématiques les plus prégnantes parmi les salariés sont les douleurs de dos et les syndromes du canal carpien. Depuis une dizaine d’années, l’EME et la MAS ont investi dans de nouveaux outils de type lève-personne, baignoires adaptées, chariots-douches, qui facilitent la manutention. « Mais les personnels qui travaillent depuis longtemps dans la structure ont pris de mauvaises habitudes et souffrent de pathologies déjà installées. »

Ce ne sont pas Philippe Blin et Nolwen Maréchal qui diront le contraire. Les deux éducateurs spécialisés, qui travaillent depuis une trentaine d’années dans l’établissement – le premier à l’externat, la seconde à l’internat – ont été arrêtés à plusieurs reprises pour troubles musculo-squelettiques. « Mais depuis que j’utilise les aides techniques et grâce aux trois formations “Gestes et postures” que j’ai suivies, mes douleurs ont été nettement soulagées. Même si je n’ai plus le même tonus musculaire qu’à 20 ans, j’ai presque moins mal aujourd’hui qu’à l’époque », pointe Nolwen Maréchal, qui avait pourtant souffert de sciatiques. Les kinésithérapeutes de l’établissement font également régulièrement de la guidance auprès des équipes. Grâce à ces efforts, le taux d’absentéisme à Reugny est très bas (de 4 à 5 %) et les « inaptitudes » rares. « Depuis cinq ans, seule une AMP a dû cesser son activité pour inaptitude et un autre cas se dessine. Cela concerne à chaque fois des personnes de plus de 55 ans souffrant de troubles musculo-squelettiques », précise Alain Guillaume.

Mais l’usure professionnelle n’est pas que physique. Si les salariés peuvent s’appuyer sur des technologies nouvelles pour soulager leurs douleurs, ils sont confrontés depuis une dizaine d’années à une population plus lourdement handicapée et à des exigences plus importantes. « Certains professionnels sont usés psychiquement… et ce ne sont pas forcément les plus anciens », note Claire Lausecker. Elle rappelle que de nombreuses personnes polyhandicapées peuvent à tout moment faire des décompensations. « Leur pronostic vital est en jeu. Si bien que nous avons des équipes qui sont en vigilance consciente et inconsciente permanente, ce qui engendre une grande tension. » Et quand certains résidents décèdent alors que les professionnels les ont accompagnés pendant de longues années, l’impact affectif est important. En trente-deux ans, Nolwen Maréchal a vécu trois décès dans la structure. « Un des jeunes que j’accompagnais est mort il y a deux ans, et cela reste encore très frais. Heureusement que nous sommes une équipe solidaire et que nous avons des relais, comme les réunions d’analyse des pratiques et les formations. Je suis toujours aussi sensible mais, avec l’expérience, j’ai une meilleure appréhension du deuil. »

DÉVELOPPER LES PASSIONS, VALORISER LES MÉTIERS

Pour faire face à l’usure psychique, Claire Lausecker insiste sur la question de la motivation au travail. « Certes, nous avons la chance de travailler dans un environnement agréable, en pleine nature et dans des locaux refaits à neuf. Mais cela ne suffit pas. Je pense que permettre aux professionnels de développer des actions en lien avec leur passion – animer un atelier cuisine, par exemple – ou avec leur désir d’améliorer leurs compétences peut nourrir leur engagement, valoriser leur métier. » Pour dynamiser ses équipes, la direction aimerait également pouvoir s’appuyer sur la mobilité professionnelle, mais dans une structure où 80 % des salariés sont aides médico-psychologiques, cela se révèle complexe. « Certains AMP deviennent aides-soignants ou éducateurs spécialisés après avoir passé de nouveaux diplômes ou une validation des acquis de l’expérience, mais cela reste marginal et les tâches à exécuter tout aussi physiques. En outre, reclasser une AMP avec trente ans d’expérience professionnelle vers un poste administratif nécessitant des compétences en informatique me semble compliqué. Il y a l’envie et la réalité du ­marché de l’emploi », pointe Claire ­Lausecker. La direction étudie la possibi­lité d’instaurer une mobilité « obligatoire, tous les trois ans, d’une unité à l’autre ou de l’externat vers l’internat… »

Enfin, la réduction du temps de travail a constitué un puissant levier contre l’usure et la pénibilité. « Au moment de l’accord sur la réduction du temps de travail, le CESAP avait négocié un temps plein à 32 heures pour les non-cadres, ce qui a en outre permis la création de 11 postes. Cette réduction du temps de travail, à laquelle s’ajoutent 25 congés annuels et 18 congés trimestriels, a été une bouffée d’oxygène pour bien des professionnels », reconnaît Claire Lausecker. En raison du contexte économique et social, l’accord a été dénoncé en 2010. Tous les nouveaux salariés sont embauchés sur la base de 35 heures.

DES SENIORS FORMÉS À LA TRANSMISSION DU SAVOIR

Autre point d’ancrage pour valoriser les compétences des professionnels : la transmission de leur savoir. A la fin 2013, le CESAP a mandaté le cabinet Mayor Santé pour animer la formation « Faciliter le transfert de compétences » dans les différentes structures de l’association. « D’ici à octobre 2014, nous aurons formé près de 50 salariés sur cette action. En janvier dernier, 12 salariés ont été concernés à Reugny, de la blanchisseuse à la secrétaire de direction », atteste Joévin Coiffard, directeur des ressources humaines du CESAP. « Cette formation a été proposée à une personne par service, se souvient Angelina Rivière, secrétaire médico-sociale. J’ai tout de suite été intéressée pour apprendre des méthodologies pédagogiques. La formatrice nous a notamment aidés à définir la mission de “parrain” et nous a donné des méthodes pour transmettre au mieux notre savoir en s’adaptant à tout type d’apprenant (global ou analytique, intuitif ou réfléchi, visuel ou auditif, composant ou opposant…). C’était intéressant de confronter nos points de vue, nos difficultés. » Le comptable Alain Guillaume ajoute : « Cela fait plus de vingt ans que j’accueille des stagiaires. Et pourtant, cette formation, très claire et bien pensée, avec de nombreux jeux de rôles, m’a permis de me remettre en question. Si la formatrice ne connaissait pas forcément les métiers du secteur médico-social, elle est parvenue à se mettre à la portée de tout le monde. » Philippe Blin, éducateur spécialisé, a également suivi la formation. Il accompagne actuellement une jeune fille en contrat d’accompagnement dans l’emploi (CUI-CAE) sur un poste d’AMP. « Ce qui est important pour moi à l’âge que j’ai (58 ans), c’est de pouvoir retransmettre ce que j’ai acquis. C’est une façon de perdurer dans le temps, de laisser une trace ici. Ce module m’a ad­ministré quelques piqûres de rappel et m’a donné des clés pour me dépatouiller dans des relations difficiles. »

Les salariés ont, en effet, pu mettre immédiatement la méthodologie en application, puisque l’EME et la MAS ac­cueillent pas moins de 20 jeunes en em­plois d’avenir. Ce dispositif a pour ambition d’améliorer l’insertion professionnelle et l’accès à la qualification des 16-25 ans (et jusqu’à 30 ans pour les travailleurs handicapés) peu ou pas qualifiés, confrontés à des difficultés particulières d’accès à l’emploi (3). Orientés par la mission locale d’Amboise, les jeunes embauchés au pôle d’Indre-et-Loire du CESAP le sont pour trois ans, pendant ou à l’issue desquels ils pourront s’engager dans une formation qualifiante, puis être employés en contrat de professionnalisation.

Depuis le mois d’avril, Nolwen Maréchal est la « marraine » de Charlotte Tremoulu, 23 ans. Sa « filleule » exécute les tâches habituelles d’une AMP au sein de l’internat, sous la surveillance de l’éducatrice spécialisée. « Charlotte ne connaissait pas bien le monde du polyhandicap, et c’est à moi de lui faire découvrir peu à peu cette population de plus en plus déficitaire. C’est une grande richesse d’accompagner au quotidien cette jeune, car cela me met en position de questionnement et redynamise l’essence même de mon travail. Ce qui m’intéresse, c’est de la voir évoluer, palier par palier, et de la porter jusqu’au bout de son objectif : la formation d’AMP. »

Grâce à la présence de ces professionnels en devenir, qui baignent pendant au moins trois ans dans la culture d’établissement, le château de Launay ne craint pas les départs massifs en retraite (trois départs sont prévus en 2015 et trois autres en 2016), qui pourront être aisément remplacés. « Mais aucune promesse n’est faite en ce sens, rappelle la direction. Même si l’une des dernières aides-soignantes embauchées en CDI avait fait un contrat d’accompagnement dans l’emploi puis un contrat de professionnalisation chez nous. De toute façon, ces jeunes sont très bien formés à l’issue du contrat de professionnalisation et trouvent tous un emploi dans le secteur, ici ou ailleurs. »

Agée de 52 ans, Nolwen Maréchal ne pense pas encore à la retraite. Malgré tout, elle est directement concernée par la politique « seniors » mise en place par le CESAP (voir encadré page précédente), même si elle n’a pas eu la possibilité d’effectuer un entretien de deuxième partie de carrière. Philippe Blin, quant à lui, est à cinq ans de son départ en retraite. L’aménagement du temps de travail le visait directement, mais il n’était pas prêt à renoncer à une partie de son salaire pour profiter du temps libre. D’ailleurs, malgré son âge, comme beaucoup d’autres professionnels seniors de l’établissement, il se sent toujours aussi vaillant et motivé.

CESAP
Un accord « seniors » adapté

En 2009, le CESAP a signé son accord d’entreprise sur l’emploi des seniors (4), qui visait à maintenir en emploi les salariés à partir de 55 ans et actait un pourcentage de recrutement des salariés de 50 ans et plus. « Nous avons décidé de rédiger notre propre accord adapté à la problématique spécifique des salariés de l’association », pointe Joévin Coiffard, directeur des ressources humaines du CESAP. Pour la direction de l’association, il importait de lier les questions de compétences, de l’intérêt porté à son travail, de l’aménagement ou de la réduction du temps de travail avec le volet pénibilité et prévention des risques professionnels. « Ainsi les entretiens de deuxième partie de carrière étaient proposés dès 40 ans afin de pouvoir envisager une évolution professionnelle, voire une reconversion. » Le CESAP proposait également aux salariés seniors de réduire leur temps de travail de 20 %, tout en bénéficiant d’un maintien de leurs cotisations retraite. « Cela représente un faible engagement de la part de l’employeur en termes de masse salariale et un vrai plus pour le salarié en fin de carrière qui a besoin de souffler, mais qui ne veut pas forcément engager sa pension de retraite. » Certaines mesures s’adressaient plus particulièrement aux soignants et au personnel éducatif, qui subissent la pénibilité du travail liée à la particularité des usagers accueillis. « Il nous faut prévenir les troubles musculo-squelettiques pour qu’ils ne se retrouvent pas en restriction d’aptitude », ajoute Joévin Coiffard. Le CESAP a donc développé un axe de travail sur la prévention du handicap ainsi qu’un suivi spécifique pour les salariés reconnus travailleurs handicapés. « Nous avons mis en place des référents “handicap” dans plusieurs établissements. Ils s’appuient sur le dispositif d’obligation d’emploi des travailleurs handicapés (OETH) pour déployer des mesures permettant de sensibiliser les professionnels à la question du handicap. Il est important que les salariés concernés informent leur direction de leur situation, condition indispensable pour bénéficier d’une aide financière permettant d’aménager un poste, voire un environne­ment collectif de travail. » En octobre 2013, l’accord collectif d’entreprise relatif au contrat de génération a remplacé l’accord sur l’emploi des seniors (5). Il court jusqu’en octobre 2016. L’idée est de maintenir en emploi un senior en bénéficiant d’une aide financière qui sert à embaucher un jeune. « Si le CESAP a l’obligation de mettre en place cet accord, il ne bénéficie pas de cette aide car nous comptons plus de 300 salariés, précise le directeur des ressources humaines. La philosophie est en tout cas nouvelle puisque le dispositif encourage une vision transgérénérationnelle en termes de ressources humaines. Mais le CESAP n’a pas attendu pour embaucher des jeunes, nous l’avons toujours fait, souvent sous la forme de contrats aidés ou en alternance. Cette loi nous a néanmoins amenés à prendre des engagements chiffrés. » Désormais, 30 % des embauches en CDI doivent concerner des personnes de moins de 30 ans, 13 % des seniors de 55 ans et plus doivent être maintenus dans l’emploi et 10 % des embauches doivent concerner des salariés de plus de 50 ans.

Notes

(1) Château de Launay : 37380 Reugny – Tél. 02 47 29 88 40 – chateaudelaunay@cesap.asso.fr.

(2) Fondé en 1965, le Comité d’études, d’éducation et de soins auprès des personnes polyhandicapées (CESAP) est une association qui gère dix EME, deux centres d’accueil familial spécialisés, huit services de soins à domicile, quatre MAS et un CAMSP, dans trois régions (Ile-de-France, Picardie et Indre-et-Loire).

(3) Voir ASH n° 2810 du 17-05-13, p. 45.

(4) Voir ASH n° 2611 du 29-05-09, p. 8.

(5) Voir ASH n° 2823 du 6-09-13, p. 47.

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