« Qu’est-ce que tu veux savoir, mon fils ? », demande Abdesslem. Si la mémoire de cet octogénaire lui joue parfois des tours, il y a des choses qu’il n’oublie pas. Allongé sur le lit de la chambre n° 13 de la résidence Adoma de Dreux (Eure-et-Loir), il est prêt à les raconter à Alain Bujak. Entre 2008 et 2009, ce photographe a immortalisé la vie quotidienne des chibanis (« vieux », en arabe) de la résidence sociale. Il y rencontre Abdesslem, un ancien tirailleur marocain qui lui confie des bribes de son destin. Une fois le reportage achevé, reste l’envie de revoir cet homme afin que son histoire ne tombe pas dans l’oubli. Alors ils se retrouvent, souvent le matin devant un café, et passent de longues heures à échanger. Pêle-mêle, Abdesslem évoque la dernière guerre, la campagne d’Italie, l’Indochine mais aussi l’injustice d’une vieillesse miséreuse. De cette rencontre, Alain Bujak a tiré un témoignage intime, fait de va-et-vient entre le passé et le présent, auquel le dessinateur Piero Macola apporte son trait délicat. La bande dessinée Le tirailleur propose ainsi des images d’une vie morne, à Dreux, où, loin de sa femme et de ses petits-enfants, Abdesslem s’ennuie et attend, avec pour seul but de toucher l’allocation vieillesse qu’il envoie au pays pour aider ses proches à subvenir à leurs besoins. Lui vit dans la pauvreté. « Je suis habillé comme un pauvre, les enfants me prennent pour un clochard », déplore-t-il, tout en rêvant de vieillir en paix « sur ces montagnes où l’air sent si bon qu’on a envie d’en manger ». Les dessins retracent aussi sa jeunesse, quand il était berger dans les montagnes de la province de Taza. Puis sa décision de devenir soldat à 17 ans – « Les Français nous donneront à manger, des habits tout neufs et même de l’argent, c’est mieux que berger », se disait-il. D’enrôlements contraints en réengagements volontaires – pour pouvoir percevoir une bonne retraite militaire, croyait-il –, la guerre devient son métier. Dans l’immeuble sans âme où il vit désormais neuf mois de l’année, il ne lui reste que des cicatrices à montrer.
Le tirailleur
Piero Macola et Alain Bujak – Ed. Futuropolis – 19 €