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Suivi croisé

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A Strasbourg, les éducateurs de prévention spécialisée et les conseillers de la mission locale collaborent étroitement à l’insertion professionnelle des jeunes « perdus de vue » par les institutions. Une action financée par la région Alsace et déclinée par quartiers.

A 21 ans, Nabil (1) a déjà quatre ans de suivi social et professionnel derrière lui. Comme une part importante des jeunes qui ont grandi dans le quartier du Neuhof, à Strasbourg, il a connu une scolarité cahotique. A 17 ans, sans diplôme, il lâche le lycée et souhaite « trouver un boulot ». « Il ne voulait plus rien savoir des cours », se souvient Hodeïfa Megchiche, éducateur de rue et membre de l’équipe de prévention spécialisée présente dans cette zone urbaine sensible (ZUS), chapeautée par l’Orientation prévention insertion (OPI), association présente dans plusieurs quartiers strasbourgeois. « Je le connaissais dans le cadre de mon travail de rue, continue l’éducateur. Et aussi parce qu’il participait à des activités au centre socioculturel. »

REMOBILISER DES « DÉCROCHEURS SCOLAIRES »

C’était il y a un peu moins de quatre ans. A titre expérimental, cette équipe de prévention spécialisée s’associe avec le centre socioculturel, mais également avec l’antenne de proximité de la mission locale pour l’emploi (MLPE). Objectif : remobiliser une cohorte de 15 garçons du quartier, dont Nabil. Aucune adolescente n’est intégrée au groupe. « Les parents ne laissent pas venir les jeunes filles quand ils savent qu’elles seront avec des garçons étiquetés “délinquants” », remarque Hodeïfa. Agés de 16 à 25 ans, ces jeunes sont tous des « décrocheurs scolaires » évoluant dans « un environnement où la part d’inactifs est forte et où le sentiment d’incapacité est répandu ». Après des séances collectives en forme de débats autour de thématiques telles que la réussite ou l’argent, Nabil est pris en main d’abord lors d’un entretien tripartite avec l’éducateur et Mikal Burcklé, conseillère à la MLPE du Neuhof, puis individuellement par cette dernière. Un peu plus tard, le garçon est encouragé à passer son bac technique en candidat libre, qu’il obtient « après un parcours du combattant » durant lequel il est toujours accompagné par Hodeïfa Megchiche, en collaboration étroite avec Mikal Burcklé. « Nabil voulait faire un BTS, mais en alternance, pas en formation initiale, raconte la conseillère. Il a été très difficile pour lui de trouver un employeur dans l’industrie. Mais il s’est donné à fond, a appelé une soixantaine d’entreprises. On l’a aidé à faire sa lettre de motivation et son CV. Malheureusement, il n’a d’abord reçu aucune réponse… » En parallèle, l’éducateur continue à distiller « un discours positif et réaliste à la fois ». Introduit dans la famille du jeune, il épaule Nabil dans sa quête d’indépendance, avec l’obtention d’un logement. Puis, grâce encore à ce suivi croisé, les deux professionnels apprennent que le jeune homme a de la famille outre-Rhin et qu’il maîtrise des rudiments d’allemand. Bingo ! A quelques kilomètres de Strasbourg, de l’autre côté de la frontière, une entreprise importante propose une formation d’ouvrier spécialisé en interne et en trois ans. Après une visite de l’usine qui convainc Nabil de l’intérêt de passer la frontière pour trouver un emploi, la conseillère de la mission locale l’inscrit à une formation d’allemand. Le jeune du Neuhof a de bonnes chances d’être bientôt embauché en contrat à durée indéterminée. « On s’inquiète moins pour lui aujourd’hui, confirme Mikal Burcklé.

Alors qu’en 2011, au Neuhof, ce partenariat expérimental entre éducateurs de rue et MLPE commençait à porter ses fruits, la région Alsace, financeur de la mission locale au titre de sa compétence emploi-formation, organise des assises régionales contre le décrochage scolaire avec, autour de la table, des éducateurs spécialisés, les MLPE des différents territoires alsaciens, la protection judiciaire de la jeunesse et de nombreuses associations. A l’issue de cette rencontre où les professionnels du Neuhof ont évoqué leur travail en commun, la collectivité décide de monter une action étendue à toute l’Alsace, coordonnée par les missions locales et baptisée « dispositif d’accompagnement collectif et individuel de proximité » (DACIP). Lancée en 2013, cette action est financée à hauteur de 55 000 € par an et vise les jeunes « perdus de vue » par les institutions (c’est-à-dire passés par l’un ou l’autre des dispositifs puis sortis des radars, à la suite d’un contact insatisfaisant ou d’une incompréhension mutuelle). Dans ce cadre, comme l’explique Laurent Duez, chargé de projets à la région, les associations de quartier, sportives, – culturelles ou cultuelles, les centres socio­culturels et/ou les éducateurs de rue ont pour mission de jouer les « rabatteurs », puis, à la suite de « stratégies de détournement » mises en place localement et en concertation entre les acteurs, « de ramener ces jeunes vers l’emploi ou la formation, en les incitant à s’inscrire à la mission locale ». Au préalable, le lancement de cette action a nécessité « un diagnostic de la région avec les partenaires pour dé­terminer ce que chacun faisait », complète Laurent Duez, ajoutant : « A ce stade, chacun travaillait souvent un peu dans son coin, avec des missions qui se chevauchaient et le risque de porter des discours différents auprès du jeune. »

UN RÉSEAU DE CONTACTS TRÈS DENSE

A Strasbourg, où la mission locale est une grosse machine de 80 personnes réparties entre le siège et neuf antennes de proximité dans les quartiers et les communes périphériques, c’est Driss Rharrouz, chef de projet « partenariats sur les territoires », rattaché à la direction, qui a pris en charge l’important travail d’ingénierie et de coordination du DACIP. A 53 ans, ce diplômé de sociologie et titulaire d’un DESS de gestion et administration des entreprises a déjà vingt-cinq ans de travail social derrière lui, toujours dans le volet « insertion ». Au cœur d’un réseau de contacts très dense, il s’est vu confier le pilotage du DACIP sur la communauté urbaine de Strasbourg. En 2013, il a donc mis autour de la table, territoire par territoire, des partenaires divers en fonction des quartiers, pour retrouver les jeunes passés par différents dispositifs et « perdus de vue » par les conseillers de la mission locale ou par les éducateurs. Partenaires privilégiés, les équipes (anciens « clubs ») de prévention spécialisée dans les secteurs dits sensibles, les associations sportives, les clubs services (Rotary, Lions) ou les structures cultuelles (nous sommes en terres concordataires). « Avec certaines équipes de prévention spécialisée, nous avons formalisé ce partenariat par une convention écrite, explique le coordinateur. C’est utile pour des associations, ça permet de dégager du temps de travail. Mais la formalisation des engagements ne fonctionne pas avec tout le monde. C’est parfois juste une affaire de confiance. »

UNE MISE À PLAT DES MISSIONS DE CHACUN

Une convention de ce type a été passée en début d’année entre la mission locale de Strasbourg et le service de prévention spécialisée (SPS) du quartier de Cronenbourg, qui dépend – une rareté – du centre socioculturel. Pour Daniel Mallen, éducateur spécialisé au SPS depuis vingt ans, ce partenariat officialisé réunit plusieurs avantages. D’abord, il a permis « un travail de réflexion entre l’équipe de la mission locale et celle du SPS, ainsi qu’une mise à plat des missions de chacun et de leurs points de jonction ». Car, pour ce professionnel, les objectifs et pratiques ont beaucoup évolué ces dernières années. « Il y a vingt ans, la mission locale avait un accueil généraliste, multidisciplinaire et s’intéressait aussi bien aux questions sociales (logement, psychologie, etc.) qu’à l’emploi. C’est-à-dire un peu comme nous. Le temps passant, sa mission s’est restreinte à l’emploi [ce n’est pas le cas partout]. Nos relations se sont améliorées, puisque nous ne sommes plus sur le même champ. » L’éducateur reconnaît que, depuis quelque temps, le problème s’est presque inversé : « On pourrait nous faire le même reproche aujourd’hui, puisqu’en plus de nous occuper de relationnel, de problématiques familiales, de logement, d’addiction ou judiciaires, on va de plus en plus vers l’emploi. » Il n’est pas rare, en effet, que Daniel Mallen aide les jeunes qui en font la demande à rédiger un CV ou passe des coups de téléphone pendant une heure ou deux pour leur obtenir un stage dans l’une ou l’autre des entreprises de son réseau de proximité.

Un glissement qui fait un peu tiquer son contact à la mission locale de Cronenbourg, Joseph Micciche, pour qui le rôle de l’éducteur, « de plus en plus flou », est induit par la volonté du financeur – le conseil général – d’accélérer le processus d’insertion professionnelle. Malgré ces flottements, les deux professionnels travaillent mieux ensemble depuis que cette dynamique partenariale a été officialisée en 2013. D’abord, tous les acteurs s’accordent sur le fait que « tenir un discours commun auprès du jeune » le rassure, lui confirme qu’il est bien entouré, mais évite aussi qu’il puisse « jouer sur plusieurs tableaux ». De même, les réunions régulières en commun (bimensuelles ou mensuelles, en fonction des quartiers) permettent de savoir quelle action est engagée avec tel jeune et de ne plus proposer des solutions différentes en même temps. Daniel Mallen raconte : « Avant, il arrivait que le conseiller de la mission locale inscrive le jeune à une – session de formation, où il ne se présentait pas, parce qu’à moi, le même jeune avait dit qu’il avait besoin de bosser et que je lui avais trouvé un travail en intérim ce jour-là… »

Pour Joseph Micciche, qui assure avoir « toujours bien collaboré avec le service de prévention », les éducateurs de rue sont « mieux identifiés du public » que les conseillers. « Ils connaissent les jeunes depuis qu’ils sont pré­ados, sont en lien étroit avec les collèges, peuvent axer leur travail sur le comportement, les papiers, les problèmes du quotidien. » Autant de données qui aident à mieux comprendre les besoins, les possibilités et les attentes du jeune, et qui manquent parfois aux conseillers de la mission locale afin de mieux adapter son offre. Ceux-ci, en revanche, sont « mieux outillés », de l’aveu des éducateurs, pour développer un projet professionnel avec le jeune. Daniel Mallen le dit : « Si l’on peut s’improviser agent d’insertion professionnelle et aider à faire un CV, au bout de deux ou trois rendez-vous, on organise un entretien à la mission locale – auquel on se rend avec le jeune. Il ne faut pas qu’il ait l’impression d’être baladé. Je lui explique en général que la mission locale a des opportunités, comme l’accès aux offres d’emplois d’avenir, que je n’ai pas. Pareil pour les droits d’accompagnement renforcé [CIVIS]. »

Amener – ou ramener – en douceur les jeunes vers des structures comme la mission locale et, plus tard, Pôle emploi, c’est l’ambition des associations de prévention spécialisée, mais aussi des centres socioculturels et des associations de quartier engagés dans la démarche. A Cronenbourg, l’action « perdus de vue » a remis sur la table le projet de convention écrite entre la mission locale et le SPS, tandis qu’au Neuhof, d’où est partie l’idée de partenariat renforcé, c’est le centre socioculturel qui est resté moteur dans le dispositif, s’appuyant sur l’OPI et, en bout de course, sur la mission locale.

Une fois les listings des centres socioculturels ou des équipes de prévention spécialisée recoupés avec ceux de la MLPE, les jeunes qui n’ont pas donné signe de vie depuis un ou deux ans – ceux qui ne sont actuellement suivis par personne – sont contactés par téléphone. A Cronenbourg, c’est Daniel Mallen, épaulé par un jeune du quartier en emploi d’avenir à la Fondation Agir contre l’exclusion, qui s’est chargé d’appeler en 2013 la centaine de jeunes identifiés. Sur une cinquantaine d’entre eux sans emploi ni projet, une moitié s’est dite intéressée pour s’inscrire dans ce processus de « seconde chance ». Après des retrouvailles sous forme d’entretien individuel durant lequel une fiche diagnostic est remplie par les professionnels, le processus est lancé. Grâce à cette fiche établie par Driss Rharrouz, les partenaires disposent désormais des mêmes informations sur le jeune, son budget, ses ressources, son logement, son accès aux soins, son parcours scolaire et ses expériences professionnelles, sa mobilité (permis de conduire…), ses projets, attentes ou critiques. A Cronenbourg toujours, une cohorte d’une vingtaine de jeunes a ainsi été suivie pendant près de un an, avec réunion des équipes tous les quinze jours. Dans ce contexte, « le jeune ne peut rien nous cacher » des démarches entreprises par d’autres pour son compte. « Cela permet aussi un meilleur partage des tâches entre nous, souligne Daniel Mallen. Tout est mis sur la table. A nous, prévention spécialisée, plutôt le volet social, à la mission locale de proximité le volet professionnel, même si nous sommes souvent plus disponibles pour accompagner les jeunes aux entretiens d’embauche ou faire de la préparation en amont… »

UN DISPOSITIF DIFFÉRENT SELON LES QUARTIERS

Au Neuhof, le dispositif est différent. Après l’identification et le croisement des fichiers, une quinzaine de « perdus de vue » repérés ont d’abord été invités en groupe au centre socioculturel. « A ce stade, la mission locale n’était pas encore associée, explique Hodeïfa Megchiche, parce que la plupart des jeunes en avaient une mauvaise image à la suite d’un échec, d’une incompréhension entre, d’un côté, les attentes très fortes du jeune et sa représentation de l’institution et, de l’autre, la réalité, même expliquée de mille manières par le conseiller. »

Après ce premier contact collectif, les éducateurs ont utilisé un panel d’outils, notamment un échange oral pour exprimer les attentes ou les déceptions. Les jeunes volontaires ont ensuite dû « s’engager pour une période de six mois qui les place dans une logique de formation. Un processus de mobilisation, d’aide et de soutien : on leur propose notre aide dans un cadre, détaille Hodeïfa Megchiche, en mutualisant avec une offre de loisirs ». « Une animation, sorte de rétribution par rapport à l’effort », continue l’éducateur. Ces animations sont construites avec les jeunes : séances de cinéma ou de piscine. « Nous avons aussi proposé des activités, comme un match de théâtre d’improvisation dans un hôtel de luxe, parce que ces jeunes sont attirés par le bling-bling », raconte l’éducateur. Le versant éducatif, sous forme de deux demi-journées par semaine, a reposé en 2013-2014 sur des « débats en présence de personnes ressources, avec sensibilisation au goût de l’effort, discussions sur la réussite, l’argent et les institutions ». « Et c’est là qu’on a introduit la mission locale », raconte Hodeïfa Megchiche. Après ces six mois de motivation collective s’enchaînent six mois de suivi individuel – démarrés au printemps, avec, au Neuhof, des échanges de coups de fil toutes les semaines entre l’éducateur et le conseiller ainsi qu’une réunion mensuelle.

« Démarche territoriale intégrée qui associe toutes les forces vives des quartiers, pour une meilleure fluidité des parcours d’un partenaire à un autre », selon Driss Rharrouz, l’action « perdus de vue » (ou DACIP) sera relancée à la rentrée. Pour le coordinateur de la MLPE et les conseillers de proximité, le suivi sera plus relâché pendant l’été. Au contraire, les éducateurs de prévention spécialisée passeront ces semaines de vacances à arpenter le terrain pour repérer les candidats potentiels qui intégreront les cohortes de l’année prochaine. En ligne de mire notamment : ceux qui viennent de décrocher du collège et ceux qui vont toquer aux diverses portes en juillet ou en septembre – « c’est-à-dire bien trop tard » – pour trouver une formation, un stage ou un emploi.

Notes

(1) Le prénom a été changé.

(2) Mission locale pour l’emploi : 13, rue Martin-Bucer – 67000 Strasbourg – Tél. 03 88 21 43 00 – contact@mlpe.eu.

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