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L’histoire, une voie pour la recherche dans le champ social

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Le passé peut-il éclairer le présent ? C’est la conviction de Lilian Gravière, doctorant en philosophie à l’université de Paris-I Panthéon-Sorbonne et cadre pédagogique à l’Institut du travail social de la région Auvergne, qui propose, parmi les pistes pour développer la recherche, d’étudier les « paradigmes » du travail social. Il s’agirait, à travers les modèles pratiques constitués au cours de son histoire, de s’intéresser aux courants de pensée et aux méthodes que ce secteur a mobilisés.

« Le débat sur la recherche au sein du travail social représente, on l’aura compris, l’une des actualités de ce champ professionnel, notamment pour ses écoles de formation. Confrontées à la perspective du changement de modèle initié par les futures Hepass (hautes écoles professionnelles de l’action sociale et de santé ), ces dernières s’interrogent sur la place et la nature des activités de recherche qu’elles ont à développer. L’idée ne sera pas ici de proposer une critique épistémologique des conditions de possibilité matérielles, conceptuelles ou logiques d’une recherche en travail social en général, mais bien plus de plaider pour un type d’enquête particulier sur un objet lui-même particulier. Nous nommerons cette enquête l’“étude des paradigmes en travail social”. D’une certaine manière, une telle étude se range sous l’étiquette d’histoire, mais d’une histoire des idées, relevant peut-être de l’histoire de la philosophie. Il s’agit d’un travail mêlant perspectives épistémologiques, axiologiques ou encore politiques. C’est à la description et à la promotion de l’esprit de cette recherche, dont nous avons déjà esquissé les contours, que nous consacrons ces quelques lignes.

Il n’entre pas dans le cadre de cet article de définir ce qu’est un paradigme, nous renvoyons le lecteur intéressé par la notion à son principal introducteur, le philosophe des sciences américain Thomas S. Kuhn. Une formulation peut-être plus claire reviendrait à dire que nous cherchons à déceler les grands modèles pratiques constitués par le travail social au cours de sa jeune histoire, à peine séculaire. Une telle étude relève d’un certain holisme, pris au sens d’un essai de détermi­nation globale de la signification de ces modèles. Nos propres travaux se sont intéressés au social case work dans sa version originelle, c’est-à-dire la version offerte par Mary E. Richmond (1861-1928) (1). Si la célèbre méthode dépeinte par Richmond – non aussi achevée, il est vrai, que le seront ses versions ultérieures – peut être prise de manière holiste, c’est d’abord qu’elle trouve sens dans une certaine philosophie sociale professionnaliste aux accents pragmatiques et dé­mocratiques. En cela elle dessine en creux un modèle pratique “total” pour le travailleur social, c’est-à-dire couvrant des positions stratégiques ou pragmatiques, mais aussi épistémologiques, morales ou encore politiques, bref une certaine vision du monde. Ainsi le lecteur curieux sera-t-il surpris d’apprendre, ou de réapprendre, que le modèle richmondien repose entre autres sur deux propositions qui nous semblent être toujours source de méditation pour aujourd’hui. La première revient à défendre l’ambition pour le travailleur social d’être une profession, et non un simple métier. Une profession dont la légitimité et la reconnaissance doivent être égales à celles qui sont possédées par les médecins, les avocats ou les juges. La seconde proposition affirme qu’une telle profession doit jouer un rôle politique, démocratique dirait peut-être Richmond, central. Les deux ont au moins une conséquence simple, la défense et la promotion de l’autonomie pratique du travailleur social.

Pas de complaisance mais de l’analyse

Si nous nous sommes spécialisés, si l’on peut dire, sur la seule œuvre de Mary E. Richmond, d’autres auteurs et d’autres modèles pourraient être cités à titre d’objets de recherche. Nous pourrions citer les méthodes collectives ou encore l’empowerment. De la même manière, une étude sur le modèle que représente le travail institutionnel au XXe siècle dans ses multiples versions ne serait pas sans pertinence.

Ce type de recherche n’est pas gouverné par le souci biographique, toujours quelque peu hagiographique. Il ne relève pas de la complaisante exaltation de grands hommes, de grands faits, voire de grandes institutions du secteur social. Il est beaucoup plus habité par la patience analytique, l’examen rigoureux d’objets isolés. On comprendra alors que l’intérêt n’est pas simplement de décrire une étape achevée, voire dépassée, de la constitution du travail social. Il l’est bien plus de déterminer la valeur d’un modèle, ses forces ou ses faiblesses, d’y déceler une source possible d’inspiration pour aujourd’hui. Et ce, un peu à la manière des historiens spécialistes des idées militaires redécouvrant, à l’aune d’un regard nouveau, les écrits de théoriciens du passé. Ces historiens relisant, par exemple, Von Clausewitz ou les théoriciens soviétiques de l’art opératif savent y voir des pistes pour aujourd’hui.

La publication récente des actes de la conférence dite de consensus, sous la direction de Marcel Jaeger (2), et la tenue au Conservatoire national des arts et des métiers (CNAM), le 3 avril dernier, d’une conférence sur le travail social et la recherche (3), légitiment, s’il était encore besoin de le préciser, le questionnement français sur le développement de recherches propres au travail social. Les axes proposés sont multiples et il n’est pas le lieu ici d’en établir une quelconque typologie. Constatons simplement que la voie que nous proposons semble en être absente. Ce serait oublier les travaux des années 1990-2000 du Centre d’études, de documentation, d’information et d’action sociales (Cedias) et du Réseau histoire du travail social (RHTS) consacrés au case work, publiés notamment par la revue Vie Sociale (4). D’une certaine manière, en s’intéressant à cette méthode, en partant d’un cas particulier, le Cedias a ouvert la voie à une histoire plus générale. Il y a là un sillon à creuser.

Valoriser la dimension politique

Admettons toutefois que le type de recherche auquel nous appelons n’a pas pour l’heure reçu de réel manifeste épistémologique. Comblant partiellement ce manque, signalons cependant la parution récente d’un numéro de Vie Sociale (5), qui représente selon nous une avancée dans cette direction. Ce numéro rassemble une série de contributions de différents chercheurs qui, au-delà de leur différence d’appartenance professionnelle, disciplinaire ou doctrinale, ont tous un point commun. Ce dernier réside dans l’objet même de leurs études, qui portent toutes sur un courant de pensée, une méthode, un modèle d’action, bref un paradigme, plus ou moins large, ayant influencé le travail social ou produit par lui depuis un siècle environ. Bien que non exhaustif sur le sujet – le pourrait-il du reste ? –, ce numéro de Vie Sociale permet d’entrevoir quelques aspects du travail que nous défendons.

Certains de ces aspects peuvent ici être cités. Il y a d’abord la profonde dimension textuelle. Etudier les modèles pratiques du travail social revient à accorder autant d’importance aux savoirs mis en mots qu’aux savoirs en acte, ces derniers étant souvent scrutés par les théoriciens de l’activité. C’est aussi implicitement reconnaître le travail social comme champ de théorisation. L’indice en sera la publication de traités, matière dans laquelle excellent les Anglo-Saxons depuis les débuts du XXe siècle. C’est enfin défendre, en référence à un sociologue des professions comme Florent Champy, l’un des traits majeurs de toute profession : la dimension essentiellement politique. Pour Champy une profession est d’abord un corps en débat interne constant sur ses valeurs, ses méthodes, ses buts, etc., bref sur le sens même de l’action à accomplir. Plaider pour l’étude des modèles pratiques façonnés par le travail social revient à montrer la pluralité interne de ce dernier, qui, au-delà des oppositions ou luttes idéologiques qu’elle révèle, manifeste concrètement sa vitalité. A l’heure où la tentation de la normalisation technique du travail social, voire la fascination qu’elle exerce, risque toujours de vider ce dernier de sa substance, réaffirmer que le professionnel du travail social a pu hier conceptualiser son action de manière libre, créative et autonome, laisse espérer que ce dernier crée aujourd’hui de nouveaux paradigmes dont demain l’histoire fera son objet. »

Contact : liliangraviere25@hotmail.fr

Notes

(1) Voir le point de vue de Lilian Gravière, « Quelle place pour l’histoire dans la formation en travail social ? », ASH n° 2803 du 29-03-13, p. 34.

(2) Conférence de consensus : le travail social et la recherche – Ed. Dunod, 2014.

(3) Voir ASH n° 2851 du 14-03-14, p. 38.

(4) « Eléments pour une histoire du case-work en France » – N° 1/1999 et « A l’aube des savoirs en service social » – N° 4/1996 – Ed. érès.

(5) « Les fondements idéologiques du travail social » – N° 4/2013 – Ed. érès.

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