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« Dire que l’Europe sociale n’existe pas n’a pas de sens. Dire que l’Europe est sociale non plus »

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Dans une Europe à 28, la construction de politiques sociales communes apparaît une véritable gageure. Cette Europe sociale se construit pourtant. C’est ce qu’explique la juriste et politologue Nicole Kerschen, qui a codirigé un ouvrage sur le sujet. A travers la méthode ouverte de coordination, notamment, une certaine convergence sociale se fait jour entre les pays de l’Union.
« Avez-vous le sentiment que l’Europe sociale est en marche ?

Dire que l’Europe sociale n’existe pas n’a pas de sens. Dire que l’Europe est sociale n’a pas de sens non plus. Certes, il existe un droit social européen, mais il est en décalage avec le sentiment des citoyens que l’Europe sociale n’avance pas, compte tenu de la montée du chômage, de la pauvreté, de l’exclusion… Ce déficit dans le domaine social me semble toutefois davantage lié à l’inadaptation des politiques économiques qu’à un déficit de réalisations sociales. En effet, il existe au niveau européen de nombreux programmes, que ce soit en matière de sécurité sociale ou de lutte contre la pauvreté.

Depuis 2000, le social relève de la MOC. De quoi s’agit-il ?

La méthode ouverte de coordination, ou MOC, a été appliquée au social lors du Conseil européen de Lisbonne, en 2000. L’Union européenne ne comptait alors qu’une quinzaine de membres qui ont voulu cette coordination des politiques sociales, sur une base volontariste, avant le grand élargissement de 2004. La MOC préexistait déjà pour les politiques économiques et de l’emploi. Par exemple, les politiques actives de l’emploi développées en France et la fusion entre l’ANPE et les Assedic sont directement en phase avec la MOC emploi. Le principe est que les politiques restent nationales, mais sont coordonnées au niveau européen, les Etats membres se donnant des objectifs communs avec des calendriers fixés à plus ou moins longue échéance. Ces plans sont ensuite soumis aux pays pairs pour évaluation. L’objectif final est évidemment d’aller vers une convergence des politiques sociales de l’ensemble des pays de l’Union.

Pourquoi parle-t-on de méthode « ouverte » ?

D’abord, parce qu’on prend en considération tous les niveaux : européen, national et infranational. Tout dépend de l’organisation des différents pays, certains fonctionnant de manière fédérale. Ensuite, à chacun de ces niveaux, l’ensemble des parties concernées par une politique doit être intégré à son processus d’élaboration, de mise en œuvre et d’évaluation. Cette coordination s’organise donc verticalement, dans une gouvernance multiniveaux, et horizontalement, avec la participation en particulier de la société civile. De ce point de vue, c’est une démarche assez innovante.

Quels sont les objectifs de la MOC ?

Dans le champ des politiques sociales, elle a été appliquée à trois grands domaines. Le premier est celui de la lutte contre la pauvreté, à l’initiative de la France. Cet ouvrage est d’ailleurs né d’un projet réalisé sur la lutte contre la pauvreté pour l’Agence nationale de la recherche. C’est probablement là où la MOC a le mieux réussi. Elle a aussi été mise en œuvre sur la question des retraites et des pensions, avec un certain nombre de grandes réformes menées dans plusieurs pays. Enfin, le dernier grand domaine, le moins en avance, est celui de la maladie et de la dépendance. C’est assez compliqué, compte tenu de l’existence de nombreux acteurs, notamment les professionnels de santé et l’industrie pharmaceutique. Ces objectifs sont proposés par la commission puis validés par les Etats membres via le Conseil européen et le conseil des ministres des politiques sociales. Ils comportent des axes de programmes avec des objectifs définis, parfois de façon chiffrée. Chaque Etat membre les transpose ensuite en fonction de sa culture et de son organisation politique. Par exemple, un axe très discuté mettait en avant l’idée que la lutte contre la pauvreté passe en priorité par le développement de l’emploi. Un autre axe demandait aux Etats de garantir un accès aux droits fondamentaux à tous leurs citoyens. Un troisième axe est celui sur la participation des citoyens, qui a été beaucoup poussé par les ONG [organisations non gouvernementales]. Le principe est que les personnes destinataires des politiques doivent participer directement à leur élaboration et à leur mise en œuvre. En France, le CNLE [Conseil national des politiques de lutte contre la pauvreté et l’exclusion sociale] a ainsi créé un groupe représentant directement les usagers. Enfin, le dernier étage du système est l’échange de bonnes pratiques entre les Etats membres et les associations.

Jusqu’à quel point cette convergence des politiques sociales est-elle possible, compte tenu des différences politiques et culturelles des pays de l’Union ?

La MOC est justement un moyen de dépasser ces divergences dans des domaines où les compétences restent nationales. Ainsi, concernant la pauvreté des enfants, la France défend une conception plutôt ancrée sur la famille, alors que d’autres pays – la Grande-Bretagne, mais aussi l’Irlande, pourtant très catholique – mettent en avant la citoyenneté des enfants. Là où un texte législatif n’est pas possible, cette méthode peut permettre aux Etats membres de se rapprocher parce qu’ils auront été inspirés par les mêmes débats au niveau européen. C’est d’ailleurs l’une des critiques faites parfois à la MOC. Certains estiment qu’il s’agit d’une façon d’avancer masqué, à l’abri des procédures législatives et de la représentation démocratique. Toutefois, il ne faut pas oublier que la MOC a été voulue par les Etats membres eux-mêmes. Il est d’ailleurs dommage que ceux-ci ne la revendiquent pas davantage.

Vous insistez dans votre ouvrage sur le rôle de la société civile dans le développement de l’Europe sociale…

Il y avait dès le départ dans la MOC l’idée qu’on ne peut pas faire de politique sociale sans la participation de la société civile. Reste à savoir comment on définit celle-ci. Dans le dialogue social européen, les partenaires sociaux, syndicats et patronat, sont reconnus via des critères de représentativité et participent directement à l’élaboration des normes. En ce qui concerne le dialogue civil européen, pour le moment il faut bien reconnaître que celui qui parle le plus fort ou qui a le plus de moyens se fait entendre. Tout cela est encore en construction. Bien sûr, on pourrait imaginer pour les ONG et les associations un système de désignation par critères de représentativité. Mais en procédant ainsi, ne risque-t-on pas d’institutionnaliser ce dialogue ?

Un certain nombre d’organisations sont déjà éligibles à des programmes européens…

C’est vrai notamment pour le programme Progress (1), pour lequel la commission a établi des partenariats avec des ONG sur la base de critères précis. Ces organisations doivent être indépendantes, exister juridiquement depuis au moins trois ans, disposer d’implantations dans au moins 15?Etats membres, poursuivre des objectifs qui ne soient pas contraires aux politiques de l’Union et se fixer une mission correspondant aux objectifs de l’appel à propositions. 15 organisations sont éligibles pour trois ans au programme, parmi lesquelles EAPN, Caritas Europa ou encore la Feantsa. Elles bénéficient, grâce à cela, de subventions allant de 200 000 à plus de un million d’euros.

Comment voyez-vous l’avenir de la construction de l’Europe sociale ?

Ce dispositif a été construit à l’origine pour une Europe plus restreinte. Nous comptons aujourd’hui 28 pays membres, avec des libertés économiques et des disparités sociales de plus en plus grandes. La difficulté est de concilier ces libertés économiques, fondatrices de l’Union européenne, avec la convergence autour d’un modèle social. La MOC est une voie possible, mais il est clair que sur la question centrale des revenus et du coût du travail, nous sommes dans une impasse. Pour articuler les droits économiques et sociaux dans une Europe à 28, il faudrait revoir totalement le mode d’élaboration des directives et modifier le droit d’initiative de la commission. Or on n’en prend pas du tout le chemin. Le progrès social au sein de l’Union me semble donc un objectif difficile à atteindre. Il existe pourtant une autre forme de coordination : celle des législations sur les frontaliers et les migrants en matière de protection sociale. On peut même se demander si l’Europe sociale n’est pas en train de se construire à travers cette convergence silencieuse des législations, en organisant les droits de ceux qui se déplacent. Le problème, c’est que ceux qui ne profitent pas de cette libre circulation ont plutôt le sentiment d’un déficit de politique sociale en Europe.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Juriste et politologue, Nicole Kerschen est chargée de recherche au CNRS, membre de l’Institut des sciences sociales du politique à l’université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense et à l’ENS Cachan.

Avec Monique Legrand et Michel Messu, elle a codirigé La symphonie discordante de l’Europe sociale (Ed. de l’Aube, 2013).

Notes

(1) Le programme Progress est un instrument financier d’appui à l’élaboration et à la coordination des politiques de l’Union européenne dans cinq domaines : l’emploi ; l’inclusion et la protection sociales ; les conditions de travail ; la lutte contre les discriminations ; l’égalité des sexes.

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