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Créateurs de lien

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Totem, à Grenoble, accompagne vers le logement des personnes en situation d’exclusion. Au côté des éducateurs, deux travailleurs pairs apportent leur connaissance de la rue, créant ainsi un lien particulier avec ce public. Une position pas toujours facile à occuper.

Il est 10 heures, les locaux de Totem ouvrent. Créée par quatre asso­ciations grenobloises (Relais Ozanam, centre de soins infirmiers Abbé-Grégoire, L’Oiseau bleu et Un toit pour tous), cette structure (1) accompagne vers le logement 15 personnes sans domicile fixe. Elle a vu le jour après la fermeture du centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) de stabilisation La Place, qui proposait un hébergement atypique. Considérés comme « grands exclus », les usagers de Totem souffrent pour certains d’alcoolisme ou d’autres addictions, et sont souvent accompagnés de chiens. Le pari de Totem est audacieux : proposer aux personnes refusées par les CHRS un appartement en milieu ordinaire, dans le parc social ou privé, et accompagner au plus près ce relogement (suivi administratif, entretien du logement, mais aussi médiation avec le voisinage) sans condition de durée. En moins de deux ans, Totem a déjà logé plus de dix personnes. L’équipe rassemble deux éducateurs, une chef de service, une infirmière et un agent immobilier social (tous deux à quart-temps) et, originalité de la structure, deux travailleurs pairs.

CRÉER UN LIEN AVEC UN PUBLIC TRÈS ISOLÉ

« Le public avec lequel nous travaillons est loin de tout (logement, santé…), il est très éloigné des travailleurs sociaux. Les travailleurs pairs permettent de créer un lien », affirme Véronique Maurice, directrice du centre de soins infirmiers Abbé-Grégoire, qui assure les fonctions de chef de service. Le parcours de ces travailleurs pairs est très différent de celui des autres professionnels de l’équipe. « J’ai plutôt fréquenté le milieu des squats militants et me suis débrouillée pour ne pas avoir à dormir dehors, mais en tant que toxicomane et prostituée, j’ai bien connu aussi la vie de la rue », raconte Lola Perreaut, l’un des deux travailleurs pairs. De son côté, Arnaud Beauquis, dit Sid, punk, a passé plus de vingt ans dans la rue. « Je sais ce que j’ai morflé », déclare-t-il pudiquement. Les deux travailleurs pairs sont principalement en charge du dispositif de réduction des risques. Bénévole depuis neuf ans à Keep Smiling (une association lyonnaise de réduction des risques en milieu festif), Lola Perreaut a apporté à Totem son savoir-faire dans le domaine. « Je dépanne les usagers de drogues en matériel, notamment quand AIDES est fermée. Je réalise aussi des entretiens personnalisés avec les personnes qui en font la demande, sur rendez-vous ou de manière improvisée. Il est alors question de thèmes divers : on peut parler de drogue ou de sexualité. Je peux regarder les points d’injection pour vérifier qu’ils ne sont pas infectés », explique la travailleuse paire, employée par Totem depuis son ouverture. Sid, l’a rejointe en septembre 2013. Il l’accompagne dans ses activités, mais est davantage en charge de l’animation du local. Il gère notamment le repas organisé chaque semaine.

Tous les jeudis, en effet, un repas rassemble les membres de l’équipe, les personnes accompagnées qui le souhaitent et leurs éventuels invités. C’est le seul jour de la semaine où ce service d’accompagnement est ouvert à des personnes non prises en charge par l’équipe. Le déjeuner est cuisiné sur place par les volontaires. « La majorité des personnes que nous accompagnons est déjà relogée. Entre cela et le beau temps qui revient, les tablées sont un peu plus petites. En hiver, lors de ces repas, nous étions souvent plus d’une vingtaine », raconte Lionel Thibaud, éducateur spécialisé. Vers 11 heures et demie, plusieurs personnes arrivent. Trois s’asseyent autour de la petite table du sas d’entrée et terminent une bière. Puis l’une d’elles rentre dans le local, sa bière à la main, avant d’être gentiment rappelée à l’ordre par l’éducateur : s’il existe dans le sas une tolérance envers l’alcool, en revanche, celui-ci est interdit ailleurs. « Les locaux ont été aménagés avec les usagers et le règlement intérieur a aussi été établi avec eux », poursuit-il. « En près de deux ans, nous n’avons eu aucun incident violent, à peine quelques accrochages, alors qu’ailleurs les personnes que nous accompagnons sont considérées comme ingérables », souligne Stéphanie Mirande, monitrice-éducatrice. Le local est aussi un point de rencontre. Un homme pris en charge par Totem y amène ses deux chiens : des amis vont s’en occuper pendant que sa famille vient lui rendre visite. Il craint que ses proches ne soient effrayés par les animaux.

UNE ACCULTURATION PROGRESSIVE

Sid, le travailleur pair, salue tout le monde, demande des nouvelles de chacun, échange quelques plaisanteries et se met aux fourneaux. Aujourd’hui, il est aidé par Camille Coulanges, un artiste plasticien qui anime bénévolement des ateliers avec les personnes accompagnées par Totem. Comme les cuisiniers ne sont que deux, ce sera « spaghetti à la bolognaise » maison. Sid fait partie de l’équipe depuis plus de huit mois, mais il fréquente le lieu presque depuis son ouverture. « Je l’ai rencontré dans la rue alors que je discutais avec une personne que j’accompagnais, se souvient Lionel Thibaud. Il m’a demandé si j’étais un agent immobilier et m’a dit : “Je suis dans la merde, j’ai besoin d’un logement.” » Avant d’être salarié de Totem (en contrat à durée indéterminée de 14 heures par semaine), il a été l’un de ses usagers. Peu à peu, il s’est investi dans la structure : il accompagnait parfois Lola Perreaut dans ses maraudes de réduction des risques, prenait du matériel d’injection pour le distribuer à des personnes qu’il connaissait et s’impliquait le jeudi dans l’organisation des repas conviviaux. « En travaillant avec Lola, j’ai eu envie de faire le même métier qu’elle », déclare-t-il.

Après plusieurs semaines d’hésitation, Sid s’est enfin décidé à en parler à Véronique Maurice. « Nous avions le projet d’avoir un deuxième travailleur pair dans l’équipe, mais nous n’avions pas de financement pour cela, témoigne la chef de service. Lola a demandé à réduire ses heures car elle souhaitait avoir un collègue. » De 21 heures par semaine, elle est ainsi passée à 15. « Quand j’ai été embauché par Totem, j’ai préféré que mon dossier soit transféré ailleurs », souligne Sid. Une décision qui, selon Véronique Maurice, ne s’imposait pas. « En moins de un an, il a obtenu un logement, un emploi en CDI. Après vingt ans de rue, il est nécessaire de réapprendre beaucoup de choses, notamment comment vivre dans un appartement. Changer d’interlocuteur pour la prise en charge sociale risque de compliquer un peu son parcours. »

C’est au retour de ses vacances que Lionel Thibaud a découvert Sid en réunion d’équipe. « J’ai d’abord été très surpris parce que je ne savais pas qu’il avait été embauché. Il a fallu changer de relation avec lui. De personne accompagnée, il est devenu collègue. » D’où également quelques inquiétudes sur la capacité du nouveau travailleur pair à trouver la bonne distance avec les autres usagers. « Au début, j’avais des craintes sur la confidentialité, poursuit l’éducateur spécialisé. En tant que professionnel, on protège l’intimité. Comment Sid allait-il gérer ces informations sur des usagers avec lesquels il est en contact au dehors ? » Une question qui amuse l’intéressé : « En fait, ces informations, je les avais déjà. Même si le règlement intérieur prévoit qu’on reste discret sur sa situation, les gens échangent beaucoup sur ce qu’ils vivent. »

« Sid a dû aussi apprendre le jargon social », ajoute en souriant le sociologue Julien Lévy, employé par le Relais Ozanam pour réaliser une évaluation du dispositif par les usagers, qui mène une recherche sur les travailleurs pairs dans plusieurs structures. « Une acculturation progressive s’est produite », poursuit-il. Sid a ainsi découvert peu à peu l’envers des lieux qu’il fréquentait en tant qu’usager. Aujourd’hui, au quotidien, les éducateurs de Totem apprécient cette collaboration. « Dans le travail social, il est beaucoup question de participation. Les professionnels ont tendance à demander à la personne d’être actrice de son projet. Le travailleur pair incarne cette idée de participation, il porte un double regard, celui du professionnel et de l’usager. »

UNE MEILLEURE CONNAISSANCE DE LA RUE

Sur le terrain, le travailleur pair se révèle précieux pour les professionnels. « C’est notamment un plus lors des visites à domicile, indique Stéphanie Mirande, monitrice-éducatrice. Comme il a longtemps vécu à la rue et qu’il vient d’avoir un logement, Sid a tendance, par exemple, à tempérer nos exigences au niveau ménage. » Chacun des travailleurs pairs apporte ses compétences spécifiques. « J’ai accumulé des connaissances scientifiques sur les différents produits, et je sais les transmettre. Sid, lui, a été pris en charge par Totem, il vit depuis des années à Grenoble et connaît beaucoup de monde dans la rue, notamment dans la communauté polonaise, détaille Lola Perreaut. Le fait que je sois une fille et lui un garçon est également important car cela permet d’aborder différemment certains sujets. » Tous les quinze jours, les réunions d’équipe permettent de confronter l’approche des travailleurs sociaux et celle des travailleurs pairs : « Quand nous échangeons sur une situation, nous apportons notre connaissance de la rue. » Selon Véronique Maurice, ce choc des cultures est salutaire pour les travailleurs sociaux. « Par leur présence, les travailleurs pairs nous mettent à l’abri de nous-mêmes. Ils nous évitent de passer de la représentation au jugement et nous protègent du formatage dû à notre formation ou à notre expérience de travailleurs sociaux », insiste-t-elle.

Infirmière à l’équipe de liaison mobile psychiatrie précarité (ELMPP), Marie-Odile Peyronnard se rend à Totem tous les jeudis après-midi. Elle intervient auprès des personnes accompagnées mais assure aussi une mission d’aide aux aidants. Elle apprécie la diversité de points de vue apportée par les travailleurs pairs. « Un jour, je me demandais à propos d’une personne si ses changements d’humeur particulièrement forts ne venaient pas de problèmes psychiatriques. Lola m’a alors rappelé les effets des acides : excitation forte puis dépression au moment de la redescente. Or cette personne prend fréquemment ce produit. » Que l’explication soit vérifiée ou non, l’hypothèse est au moins posée. Mais si l’apport des travailleurs pairs est indéniable, un accompagnement fort est toutefois indispensable. La chef de service anime ainsi le groupe d’autosupport pour personnes usagères de traitement de substitution, où sont également présents Sid et Lola Perreaut. Elle est également à leur disposition pour discuter avec eux s’ils se sentent en difficulté. « Les échanges avec Julien Lévy sont aussi très précieux pour nous. Son regard de sociologue nous aide à prendre du recul sur notre pratique », reconnaît Lola Perreaut. Dans le cadre de sa mission d’aide aux aidants, Marie-Odile Peyronnard est aussi amenée à accompagner Sid et Lola Perreaut. « Ils peuvent avoir besoin par moments de parler d’eux. Leur travail les reconfronte à leur vécu. »

Si le changement de statut de Sid a appelé des ajustements avec ses nouveaux collègues, il a eu également des conséquences à l’égard des personnes qui fréquentent Totem. En effet, le travailleur pair a obtenu un logement et a donc quitté la rue, mais il continue à fréquenter des amis qui s’y trouvent encore ou sont suivis par le service. Responsable de l’accueil du jeudi, Sid veille notamment à la tenue du local. Un jour, alors que le chien d’un usager avait uriné sur le sol du local, le travailleur pair a demandé au maître de nettoyer. « Nous avons été très inquiets quand nous avons entendu celui-ci répondre : “Mais pour qui il se prend ? On va le choper dehors” », raconte Lionel Thibaud. « Finalement, comme je le pensais, il ne s’est rien passé », conclut Sid. Par leur statut particulier, les travailleurs pairs entretiennent des relations différentes avec les usagers, plus informelles. « Avec Sid, on a un autre rapport. C’est un pote, je le connaissais avant qu’il travaille là. On est toujours en train de se taquiner. Lionel, c’est le pro, je lui dis “tu”, il me dit “vous” », détaille Ingrid Vaudey, accompagnée par Totem. Souffrant de graves problèmes de santé, elle est venue pour être « aidée à trouver un logement ». Son parcours est représentatif des difficultés posées par un accompagnement classique. Hébergée en CHRS, mais avec un compagnon vivant dans la rue, elle avait peu à peu déserté son hébergement. « Pour qu’il puisse me rejoindre, il fallait qu’il laisse ses papiers d’identité à l’entrée du CHRS, mais surtout que je fasse la demande au moins une semaine à l’avance. Moi, je ne pouvais pas prévoir. Je sais jamais ce que je fais dans une heure, témoigne-t-elle. Ici je peux me faire suivre, refaire mes papiers, retrouver une pseudo-vie. »

Le public pris en charge par Totem est varié : quelques très jeunes gens, mais aussi des personnes à la rue depuis plus de quinze ans. Avec certains, Lola Perreaut va parfois un peu au-delà des règles. « Un éducateur ne peut pas indiquer l’adresse d’un squat libre, moi si. Je peux donner ce type d’informations. Toutefois, quand je suis amenée à flirter avec le cadre légal, je l’argumente toujours. » L’accompagnement d’un des plus jeunes usagers de la structure met en évidence la différence de positionnement entre travailleurs sociaux et pairs. Agé d’à peine 20 ans, Baptiste Marchand a tellement provoqué les professionnels qu’il a été renvoyé de toutes les structures. « Un jour, il a volé devant moi une bricole dans l’armoire de l’infirmerie. Je n’ai rien dit sur le moment. Je l’ai ensuite questionné sur le pourquoi de son acte et sur les incohérences de son comportement », raconte Lola Perreaut. Son passé dans la rue permet un pont. « Je ne suis pas vraiment son égale, puisque je suis salariée de la structure qui l’accompagne, mais j’ai un positionnement qui est un peu celui d’une amie plus âgée. »

Reconnus au sein de Totem, les deux travailleurs pairs échangent aussi avec des professionnels partenaires. Au moins trois fois par an, Lola Perreaut anime ainsi des formations en réduction des risques à destination des personnels de structures médico-sociales et de leurs usagers. Totem organise également des rencontres entre ses travailleurs pairs et les stagiaires qui passent dans les quatre associations qui composent son conseil d’administration. Sid participe en outre à des réunions de collectifs d’associations grenobloises. Avec ses cheveux rouges et ses nombreux piercings, il sent parfois que son allure déconcerte. « Personne ne m’a jamais rien dit, mais certains regards ne trompent pas. » Il estime toutefois avoir trouvé sa place. « J’ai notamment pu expliquer qu’il ne faut pas croire qu’une personne “défoncée” est absente. Même si elle a les yeux presque fermés, elle entend ce que le professionnel dit. »

UN STATUT QUI INTERROGE LES PROFESSIONNELS

La confrontation avec les partenaires se passe généralement bien, mais parfois des tensions surviennent. Ainsi, lors d’une conférence organisée par la Fédération nationale des associations d’accueil et de réinsertion sociale (FNARS), Totem avait participé à un groupe de travail sur les travailleurs pairs où Lola Perreaut avait dû affronter des propos déstabilisateurs. « On m’a demandé si je continuais à me droguer ou si j’étais abstinente. » Véronique Maurice, quant à elle, a été très choquée. « Certains ont demandé à Lola en la tutoyant si elle n’avait pas peur d’être sous-payée, alors que chez nous les travailleurs pairs sont sur la grille des moniteurs-éducateurs, s’indigne-t-elle. Il a même été dit : “Vous allez prendre notre place comme sous-éduc.” » Mais dans l’ensemble, les travailleurs sociaux sont plutôt curieux. Les institutions, en revanche, ont davantage de difficultés face aux travailleurs pairs. Ainsi, l’agence régionale de santé n’a pas accepté de financer les maraudes de réduction des risques menées par les deux travailleurs pairs. « Elle a préféré financer des infirmières qui venaient à peine de se former sur cette tâche », regrette Lola Perreaut. Si elle apprécie beaucoup son travail, la jeune femme vient de passer le concours d’infirmières. « Avec mon diplôme, je chercherai un poste dans la réduction des risques, je ferai un travail similaire mais j’aurai un statut. »

Notes

(1) Totem : 41, rue du Vercors – 38000 Grenoble – Tél. 04 76 47 30 48 – totem@relaisozanam.org.

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