Recevoir la newsletter

Moniteur-éducateur : ce drôle de « moi »

Article réservé aux abonnés

En quoi consiste le métier de moniteur-éducateur Et à quoi bon, face à l’extrême souffrance, tous ces gestes du quotidien, ces activités mises en place dans le cadre de la relation éducative ? Vincent Pallard, moniteur-éducateur en maison d’accueil spécialisée dans la prise en charge de troubles psychiatriques, a rassemblé les pièces du « puzzle » de son « incroyable expérience ».

« J’ai très souvent perdu quelques parts d’énergie à expliquer mon métier. Donner du sens à ma profession est en fait bien plus nuancé que d’expliquer le quotidien d’un scientifique, d’un avocat, d’un cuisinier, d’un buraliste ou que sais-je encore. Ceux de mon entourage qui ont tenté de le comprendre sont pour beaucoup restés indifférents. Perplexes. Et comment les en blâmer quand je m’attarde sur le lexique choisi pour leur exposer mes missions ? : “Favoriser le développement et l’épanouissement personnel, prôner l’intégration sociale, développer les compétences, mettre en place des projets éducatifs, accompagner à l’autonomie, travailler l’autonomie, créer du lien, susciter la rencontre, ou encore l’indémodable ‘TRAVAILLER LA RELATION’.”

Toujours est-il que lorsque l’on me demande d’être concret… : j’aide à la toilette, je lave les dents, je distribue des neuro­leptiques et j’applique de la pommade antifongique. J’habille, je coiffe, je parfume ou bien, dans le meilleur des cas, je veille à ce que cela soit fait. Je coche la case “Shampoing OK” sur des fiches de suivi d’hygiène et double-clique sur “administration du traitement” via un logiciel de traçabilité controversé. J’accompagne aux repas et en assure parfois le service. J’ai en horreur les grands plats en inox, pour autant j’en récure en moyenne trois par journée travaillée. Je supporte les odeurs corporelles douteuses et me fais quelques fois copieusement baver dessus. Je gère également des situations de conflit, de crise. De violence. Des phases aiguës de délire de persécution. Des gestes d’automutilation et des passages à l’acte. Face à cette fameuse évocation, la perplexité fait souvent face à l’incompréhension. A l’étonnement. La stupeur. Et, dans certains cas, à l’admiration : “Quel courage !”, m’a-t-on souvent répondu. Oui, je sais, vous ne pourriez pas “faire ce que je fais”…

Violence et marginalité, folie et enfermement, handicap et dépendance, mort… Toutes ces notions dérangent. Elles renvoient à des peurs indicibles et archaïques que chacun d’entre nous porte au creux de soi. Car qui d’entre nous ne s’est jamais vu terminer ses jours seul en hospice, entouré de blouses blanches, de vieillards séniles ? Qui n’a jamais redouté la naissance d’un enfant différent ? Qui n’a jamais envisagé de succomber à un accès de violence incontrôlable ? Ou imaginé, l’espace d’un instant, sombrer dans la démence post-traumatique Ou encore de finir à la rue, avec pour seul compagnon un labrador décharné ?

Personne. C’est bien pour cette raison que ce métier est aussi mal appréhendé. D’autant que, compte tenu d’une telle réalité, il peut être légitime de se poser cette éternelle question : “à quoi bon ?”. Dans un univers aussi mystérieux, où les perspectives se trouvent être souvent limitées, on m’a souvent posé ce genre de questions : “Mais que peux-tu donc faire, TOI, pour ces personnes que la vie elle-même a privées d’allégresse ?” ; “quel est ton rôle, dans leur monde où l’horizon est aussi trouble qu’une photo de paysage en flou gaussien ?” ; « que peux-tu bien apporter, CONCRÈTEMENT, à ceux qui n’ont pas grand-chose à espérer d’une société élitiste et standardisée ?”

Animateur du quotidien

Là encore, de jolis propos ampoulés viennent chatouiller mon palais. Aussi je peine à ne pas déballer les magnifiques phrases préconçues que Joseph Rouzel et Paul Fustier m’ont généreusement offertes. Parce que concrètement je n’en reste pas moins animateur du quotidien. J’organise, par exemple, des soirées à thème hautes en couleur. Je fais des parties de Puissance 4, d’échecs, de loto. Je fais des dessins, libres d’être coloriés. Ou pas. J’accompagne chez le médecin. Chez le diététicien. Chez l’esthéticien. Chez le coiffeur. Je fête des Noëls institutionnels en musique. J’aspire à désaseptiser des unités de vie à l’aide de quelques coups de pinceaux créatifs. J’invite aussi à peindre avec les mains. Ou les pieds, parfois. J’établis des projets d’activités parfois extravagants. Je pique-nique au bord d’un lac. J’élabore des séjours de vacances adaptées. Je raconte des histoires où les orphelins ont un royaume, où la robe ne fait pas la princesse, où les corps abîmés nagent avec les dauphins, et où les injustices n’existent pas. Je note sur un carnet les perles de langage issues de la plus lyrique des candeurs. Et, même s’il arrive que j’exaspère, que je pleure et que j’ennuie, il n’empêche que je souris, que je m’amuse et que je ris… A ce stade, il est inutile de vous spécifier que l’admiration cède volontiers la place à une vision moins estimable du métier. “Eh bien, les éducs’ ont la vie dure à ce que je vois !”, me répondent alors mes interlocuteurs ; “Quand les uns s’usent les lombaires derrière une chaîne de montage, en échange d’une rétribution en partie reversée à l’ostéopathe du quartier, d’autres se la coulent douce à dorer au soleil, en dépensant l’argent du contribuable au bénéfice de gens en marge du système économique.” Le handicap, contrairement à l’ouvrier moyen, a bon dos !

Une question d’une fausse simplicité

C’est en dépit de quelques arguments de poids que le débat tourne souvent court puisque, d’une part, les éléments dont je dispose sont trop abstraits pour être authentifiés à leur juste valeur et que, d’autre part, le manque de matière qui en découle décrédibilise mon positionnement. J’accepte alors sans trop broncher d’être successivement qualifié de courageux, fainéant et indirectement responsable de la crise économique du pays. Bien sûr, je n’en perds pas mes convictions premières. Pour autant, la résonance de ces points d’interrogation se diffuse en moi, jusqu’à ce qu’à mon tour je me pose cette question d’une fausse simplicité : Que suis-je, au final ? En quoi consiste réellement mon métier, si ce n’est tout ce que j’ai déjà développé ?

Cette question, c’est celle qui m’a le plus hanté et qui me hante toujours, inconsciemment, depuis que j’ai reçu le titre de moniteur-éducateur. Ma ­certification n’a pas su, à elle seule, apporter les réponses. Parce que ce n’est pas dans les bouquins, dans les salles d’intervention, ni même pendant mes stages que j’ai pu vraiment commencer à rassembler des éléments de réponse. Tout cela n’a été qu’un long et laborieux puzzle duquel je n’ai pu assembler que le contour.

Etant impliqué – depuis plus de un an aujourd’hui – dans un microcosme institutionnel où la folie s’est normalisée, j’ai peu à peu appris que l’expression de la souffrance était tout sauf conventionnelle. Elle est en réalité laborieuse, cryptée, ou parfois silencieuse. Tantôt décousue, tantôt inhibée. Quant à la sphère sensorielle, elle s’en trouve désorganisée. Morcelée. C’est alors que, privé de mon système de référence, je me dois d’entendre avec les yeux, de parler avec les mains, et d’écouter avec mon cœur. Cette ambivalence générée par les brisures du corps et de l’esprit camoufle bien souvent la blessure véritable de l’être. Aussi n’est-il pas aisé d’apaiser les maux quand, dépourvu de certitudes, je me hasarde à tenter de panser les plaies invisibles d’une âme meurtrie par l’iniquité de la Nature.

Alors, je crée des temps de liberté. Je conçois des espaces de création. Des interstices temporels où l’infini possible permet, parfois, l’expression symbolique d’un mal indicible. Ainsi, lorsque je propose à celui qui ne l’a jamais vu d’aller découvrir la beauté de l’océan, je ne pars pas en vacances. Lorsque je réinvente avec lui les règles de jeux a priori ludiques, que je les saupoudre d’enjeux dont moi-même je ne saisis pas toujours le sens, je ne comble pas le temps. Lorsque je l’invite à esquisser à l’aide d’un crayon de bois les contours de ses secrets, je ne permets pas du “rien”. Lorsque je l’incite à teinter une toile de traînées multicolores mystérieuses mais pas moins gorgées de symbolisme, je ne me la coule pas douce. Je ne dépense pas non plus l’argent des imposables de manière déraisonnable. Quant au courage, c’est à ce genre de héros qu’il doit être reconnu. Parce que, à chaque étape achevée, c’est la part saine de son existence qui se révèle. C’est aussi une toute petite partie de lui-même dont il se défait. Un fantôme intérieur auquel il a tenté désespérément d’allouer un corps, de donner vie. Une parcelle de l’innommable tout droit sorti du creux de son être.

Alors en réponse à cette question : “à quoi bon ?”, je ne cherche désormais plus à me justifier. Et aux questions : “que suis-je ?”, et “en quoi consiste mon métier ?”, j’ai beau m’affairer laborieusement à trouver des réponses, il se trouve que je les vis au quotidien, sans forcément les mettre en mot. A ce jour, je n’ai bien entendu guère réalisé que le tiers du grand puzzle que représente cette toute jeune mais pas moins incroyable expérience. Et, à bien y réfléchir, j’espère bien garder longtemps encore l’humilité de me croire incapable d’en déposer la dernière pièce. Mais, au nom du chemin parcouru, au nom du temps et de l’énergie dépensés, j’ose me rendre hommage.

Gardien de l’insondable

Hommage à ce “Je”, qui a jalonné du début à la fin cet espace de “Penser”. Ce drôle de “je”, cet état d’être qui contient tous ces doutes, et toutes ces convictions qui animent le praticien de la relation éducative que je suis. Hommage à ce drôle de Moi, le moniteur-éducateur, cet étrange gardien captif de l’insondable. Hommage à toutes les choses que j’ai déposées en cours de route, tous ces drôles de paquets que j’ai perdus, les quelques pièces que j’ai égarées. Les morceaux d’identité qu’il m’est arrivé d’oublier. Hommage aux personnes que mes doutes et sempiternelles remises en question ont lassées, et qui m’ont laissé continuer ma route avec leur regrettable et douloureuse absence. Parce que ça aussi, ça fait partie du “Je”. Hommage à ce drôle de vous. Parce que Vous l’aurez compris, en ce petit “Je”, il y a une immense part de Vous. Et qu’en ce Vous, il y a intrinsèquement du Je. Parce que cela n’est que le fruit d’un long voyage en mer inconnue qui ne fait que commencer. Et que ce petit « Je » en vaut de loin la chandelle… » 

Contact : pallard.vincent@orange.fr

Vos idées

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur