Depuis toujours, les catégories pauvres de la population sont supposées être économiquement inconséquentes. On considère qu’elles ne savent pas administrer leur économie domestique. Pourtant, les statistiques de la Banque de France montrent que les surendettés sont, davantage que le reste de la population française, dans des situations de fragilité professionnelle ou familiale plutôt que de mauvais gestionnaires. Mais ce préjugé de l’inconséquence économique des populations pauvres a la vie dure. Ainsi, lors d’une précédente enquête dans un quartier populaire, j’avais entendu parler d’une famille dont on disait qu’elle payait un abonnement au câble plutôt que son loyer. J’ai rencontré cette famille, et s’il lui était arrivé de ne pas payer son loyer dans les temps, elle finissait toujours par le faire. Les parents ne mangeaient pas toujours à leur faim pour nourrir leurs sept enfants. J’ai été frappée par ce contraste entre un discours extérieur sur des pratiques économiques pouvant paraître irrationnelles et la réalité du terrain. J’ai donc voulu comprendre comment des individus qui vivent dans des conditions difficiles font pour s’en sortir, et aussi pourquoi certains s’en sortent mieux que d’autres.
J’ai mené durant plusieurs années une recherche ethnographique dans une zone urbaine sensible située dans une ville moyenne. Dans un premier temps, je me suis intéressée aux institutions chargées d’encadrer les budgets des habitants et de les aider à faire face à leurs difficultés financières. J’ai ainsi rencontré des conseillères en économie sociale et familiale (CESF), des assistantes sociales et des conseillers budgétaires d’associations. Dans un second temps, j’ai rencontré chez eux des habitants du quartier. Ces entretiens se sont déroulés sur une longue période avec, au total, une quinzaine d’heures pour chaque ménage enquêté. Je souhaitais comprendre, sans a priori, comment ces familles géraient leur argent et quelles étaient leurs astuces pour s’en sortir. J’ai rencontré toutes sortes de familles, mais toutes vivaient en logement social avec des revenus précaires et un niveau de vie proche du seuil de pauvreté.
L’un des principaux résultats, qui a tendance à écraser les autres, est que lorsqu’on dispose de si peu de moyens, le plus petit écart en termes de revenu fait toute la différence à la fin du mois. Par ailleurs, il apparaît que les catégories budgétaires standard imposées aux familles et aux travailleurs sociaux ne fonctionnent que pour des ménages types disposant d’un revenu régulier et d’une certaine stabilité. En outre, la notion de ménage n’est pas adaptée pour analyser la gestion des familles populaires. Chez celles-ci, des transactions ont souvent lieu entre leurs membres et il n’est pas rare que des statuts différents soient attribués à l’argent en fonction de sa provenance. Par exemple, il arrive très souvent que les allocations familiales ne soient utilisées que pour les dépenses spécifiques aux enfants. Les catégories de l’éducation budgétaire ne prennent pas non plus en compte le fait que ces familles fonctionnent souvent sur le modèle de la maisonnée, dépassant le cadre de l’habitation. Plusieurs ménages vivent économiquement ensemble, se soutenant par des échanges informels et parfois monétaires. Je pense à deux sœurs habitant à quelques rues l’une de l’autre. L’une est divorcée et travaille. L’autre est en congé parental et garde les enfants de la première. En échange, celle-ci lui donne 100 € par mois. C’est évidemment très loin du prix réel d’une garde d’enfants, mais ces 100 € sont essentiels pour elle. Celle qui travaille dispose en outre d’une voiture et peut emmener sa sœur dans des magasins hard discount auxquels elle n’aurait pas accès autrement. Tout cela permet aux deux ménages de tenir, sinon ils n’y parviendraient pas.
Je pense, en effet, qu’elles sont très rationnelles, simplement nous n’analysons pas correctement les raisons pour lesquelles elles adoptent ces comportements. On ne peut pas comprendre la logique économique des catégories populaires si l’on n’essaie pas de connaître leurs conditions de vie. Par exemple, pourquoi une famille va-t-elle décider de ne pas payer son loyer et de régler une autre dépense qui pourrait paraître moins importante ? Il existe en général une marge de manœuvre pour le paiement du loyer, alors qu’au supermarché on ne fait pas crédit. Les familles modestes arbitrent ainsi en permanence entre des contraintes plus ou moins fortes. Aucune des familles que j’ai rencontrées ne s’abstenait de payer son loyer pour s’acheter une télé grand écran. En revanche, j’en ai souvent rencontré qui ne payaient pas un loyer pour pouvoir acheter des cadeaux pour le Noël des enfants. Et puis, pour survivre socialement, il faut aussi consommer. Ne pas consommer, d’une certaine façon, c’est s’exclure de la société.
Lorsque les CESF ou les assistantes sociales aident les familles à se conformer à une certaine manière de gérer leur budget, jugée a priori plus rationnelle, l’objectif est aussi qu’elles se conforment à un certain mode de vie, à une façon de penser la famille. Les notions de « reste à vivre » ou de « forfait alimentaire » utilisées couramment par les travailleurs sociaux véhiculent de ce point de vue un certain nombre de présupposés d’ordre moral. Mais ce faisant, on disqualifie les capacités gestionnaires des familles. Un bon exemple est celui de l’épargne. Dans l’accompagnement budgétaire, seule l’épargne monétaire est prise en compte. Mais pour ces populations, dans un contexte économiquement très contraint, il est quasiment impossible de mettre de l’argent de côté. Une mère de famille me racontait qu’elle finissait tous les mois quasiment à zéro. Je me suis ensuite rendu compte que lorsqu’il lui restait quelque chose, elle en profitait pour faire des stocks alimentaires ou pour acheter à l’avance des vêtements et des cadeaux pour les enfants en profitant des promotions. Pour ces familles toujours sur la corde raide, lorsqu’il y a un trou dans le budget à cause d’une période de chômage ou d’une allocation qui n’arrive pas, cette épargne solide est essentielle. Elle leur permet de lisser leur consommation dans le temps.
Bien entendu, et ils sont pris en tension entre celle-ci et les modèles standard qu’on leur demande d’appliquer. Une CESF intervenant auprès d’une famille pour un dossier de surendettement joue un rôle de traducteur. Elle connaît la situation de la famille, même si cette dernière ne lui dit pas tout. Cela n’empêche que le dossier de surendettement se remplit d’une certaine manière. Il lui faut aider le ménage surendetté à entrer dans les cases. De même, en matière d’accompagnement à l’éducation budgétaire, les travailleurs sociaux ont des outils qui les contraignent. Bien sûr, certains prennent de la distance par rapport à ce qui leur est demandé mais ce n’est pas le cas de tous. Il faut en outre faire une différence entre les travailleurs sociaux de formation et les accompagnateurs budgétaires des associations, issus d’autres milieux professionnels. Tous sont pris, d’une façon ou d’une autre, dans des catégories morales et comptables dont il est difficile de se détacher, mais les travailleurs sociaux sont beaucoup plus vigilants sur cette question que peuvent l’être, par exemple, d’anciens banquiers.
Lors de mon enquête, j’ai observé, en suivant une CESF, qu’elle apportait un soutien moral et psychologique énorme aux familles en difficulté. Certains conseils ou astuces qu’elle donnait ont parfois été mis à profit par celles-ci. Toutefois, en tant que sociologue, je ne suis pas là pour juger de l’utilité des dispositifs d’éducation budgétaire. J’essaie simplement de pointer une question qui reste, à mon avis, un point aveugle de l’intervention sociale. Je pense qu’il est nécessaire d’interpeller les travailleurs sociaux à ce sujet, même si, d’une certaine manière, le problème les dépasse car ce ne sont pas eux qui inventent les catégories qu’on leur demande de mettre en œuvre.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
La sociologue Ana Perrin-Heredia est chargée de recherche au Centre universitaire de recherche sur l’action publique et le politique (CNRS). Elle a soutenu en 2010 une thèse intitulée « Logiques économiques et comptes domestiques en milieux populaires. ». Elle vient de publier dans Informations sociales n° 182 (mars-avril 2014) un article sur la gestion des comptes dans les milieux populaires.