Karine Angelvin fait le point sur l’entretien qu’elle a passé avec Bilal (1) la semaine dernière. Agé de 49 ans, divorcé et père d’un jeune homme de 21 ans, celui-ci est hébergé par un ami. Ancien héroïnomane, désormais alcoolique, il a, dit-il, commencé à se prostituer pour acheter de la drogue, puis il a continué pour conserver un certain niveau de vie. « Sa dépression, tu la vois, il la porte », affirme l’assistante de service social à ses collègues. Comme chaque lundi matin, l’équipe du service d’écoute et d’accompagnement (SEA) d’Altaïr (2), à Paris, se réunit pour faire le point sur les suivis et décider d’intégrer ou non de nouvelles personnes au dispositif. Le cas de Bilal intrigue Karine Angelvin : « Il dit se prostituer trois fois par semaine, mais en le voyant tu ne le catalogues pas forcément comme destiné au SEA… » Le quadragénaire a une allure de sans-abri, marqué par la rue, or « la prostitution rapporte de l’argent, et la question du paraître est importante dans le milieu », note l’assistante sociale. Si le SEA est ouvert à tous sans restrictions de sexe, d’âge ou d’origine, la condition sine qua non pour y être accompagné est d’être concerné par la prostitution. Bilal dit se prostituer entre la porte Dauphine et la porte Maillot, une zone où l’équipe d’Altaïr peine à l’imaginer. « Là-bas, ce sont plutôt des jeunes, beaux gosses… », glisse Anaïs Mechali, la psychologue. L’équipe connaît bien les codes et les habitudes de prostitution dans la capitale et sait rapidement analyser les situations qui lui sont présentées. Malgré l’étonnement généralisé autour du profil de Bilal, décision est rapidement et unanimement prise de l’intégrer. « Il est rare que les gens viennent au premier entretien pour faire du bluff », justifie Jacques Pinte, le chef de service. Karine Angelvin abonde : « L’activité prostitutionnelle est suffisamment stigmatisante pour ne pas l’inventer. »
Le SEA ne refuse que des cas bien précis : les personnes qui ne sont pas concernées par la prostitution, ayant une pathologie psychiatrique trop lourde ou risquant d’amener de la violence dans le service. Une soixantaine de personnes sont suivies en permanence par l’équipe d’Altaïr. Elles bénéficient d’un accompagnement à l’insertion professionnelle, au logement ou encore à l’accès aux soins. Particularité du lieu : parmi elles, 80 % sont transidentitaires. Un public qui tient à l’histoire de l’association.
Dans les années 1980, diverses structures accueillent les femmes prostituées, mais rien n’est prévu pour les hommes, comme si l’activité leur était étrangère. Pour combler ce manque, des éducateurs de l’Amicale du Nid décident, en 1984, de créer une structure ouverte à la prostitution masculine, baptisée Altaïr, et ouvrent un centre d’hébergement et de réinsertion sociale (CHRS). « Rapidement, l’association a reçu des personnes en recherche d’identité sexuée », explique Annick Jullion, psychologue au CHRS, dans la maison depuis vingt-deux ans. Face à ce public nouveau et encore méconnu, deux groupes de recherche sont créés au début des années 1990, l’un sur la prostitution, l’autre sur le transsexualisme, qui viendront alimenter l’action de l’association. Faute de financements, ils cesseront leur activité en 1998. En parallèle du CHRS, pour faire face à la demande, un service d’accompagnement des personnes transidentitaires voit le jour, l’actuel SEA, aujourd’hui situé dans le XVIIe arrondissement parisien. « Il s’est implanté ici car c’est un lieu de vie des personnes transidentitaires, situé non loin des zones de prostitution », précise Marie-Hélène Perrigault, éducatrice spécialisée. Le siège, le CHRS et des appartements de coordination thérapeutique se trouvent, eux, à Nanterre, dans les Hauts-de-Seine.
Alors qu’un certain nombre d’associations spécialisées dans l’aide aux prostitués affichent clairement leur opposition à cette activité, le SEA a choisi de rester neutre et de s’adapter aux besoins de chacun (3). Pas question de chercher à convaincre qui que ce soit d’arrêter. Ce qui n’empêche pas que beaucoup s’adressent justement au service parce qu’ils souhaitent passer à autre chose, fréquemment à la cinquantaine, avec quinze ou vingt ans de prostitution derrière eux. « C’est souvent une ultime agression qui fait déborder le vase, ou une dégradation de l’état de santé », constate Anaïs Mechali, la psychologue. D’autres encore désirent arrêter parce qu’ils ont trouvé un conjoint.
Pour leur venir en aide, qu’ils souhaitent ou non arrêter la prostitution, le SEA brasse large. « Nous balayons tout au niveau de l’accompagnement social : le logement, la santé, l’addiction, le handicap… C’est très complet, il y a de la matière pour un jeune professionnel », se félicite le chef de service, Jacques Pinte. Au fil des ans, le SEA s’est ainsi forgé une réputation dans le domaine de l’insertion professionnelle. « Nous sommes connus comme le Pôle emploi des personnes transidenditaires », sourit Dafne Mier, assistante sociale. Une réputation transmise par le bouche-à-oreille, alias « Radio Boulogne », la plupart des personnes suivies travaillant au bois de Boulogne. « Nous sommes comme un repère dans leur communauté », poursuit-elle. « Elles savent que nous ne les stigmatisons pas », ajoute Jacques Pinte, alors que nombre de structures sont mal à l’aise avec la transsexualité. La gêne première vient d’une question toute simple : faut-il dire « il » ou « elle » ? Au SEA, les choses sont claires : si une personne se présente en donnant un prénom féminin, qu’importe son apparence ou son état civil, les salariés s’adresseront à elle comme à une femme. Et inversement. Si les choses ne sont pas évidentes d’emblée, il suffit de poser la question – au risque parfois de se voir répondre « c’est comme vous voulez ! » « La transidentité est plus souvent perçue comme un problème par les partenaires que par la personne elle-même », note Marie-Hélène Perrigault.
Pour aider les personnes accueillies à mettre ou remettre un pied dans le monde du travail ordinaire, le SEA collabore avec plusieurs entreprises d’insertion, car « il s’agit souvent de personnes très éloignées de l’emploi, ou qui cherchent un premier poste en France », la plupart étant originaires d’Amérique latine, précise Dafne Mier. Il fut un temps, le service les orientait souvent vers un employé du Pôle emploi du XVIIIe arrondissement sensibilisé au transsexualisme, mais depuis son départ personne n’a pris le relais. Les secteurs d’activité les plus prisés sont l’esthétisme et la coiffure, mais si « certains arrivent à accéder à une formation, personne n’y travaille réellement car ce sont des secteurs dans lesquels il y a beaucoup de jeunes, or notre public a 40-50 ans », souligne Jacques Pinte. Dans les faits, beaucoup trouvent une place dans l’aide à la personne, le ménage ou la restauration collective. « Ils ont souvent un travail sans contact avec le public et les autres employés, avec des horaires décalés », ajoute Jacques Pinte.
Conscient que ce public peut faire peur, le SEA attache de l’importance à bien préparer chaque postulant à l’éventualité d’un mauvais accueil, puis appelle le recruteur si un entretien d’embauche n’aboutit pas, afin de comprendre ce qui n’a pas fonctionné. « Les candidats préfèrent qu’on leur dise qu’on n’est pas à l’aise avec une personne transidentitaire plutôt que de leur trouver des excuses bidon », tranche Jacques Pinte. Au vu des difficultés actuelles, ce dernier aimerait avoir sa propre entreprise d’insertion, afin de faciliter l’entrée des personnes suivies par Altaïr sur le marché du travail : « Ce serait un tremplin pour ces personnes qui subissent beaucoup de refus, de violence sociale. Elles gagneraient un an de recherche, cela leur permettrait de prendre confiance en elles, d’être reconnues dans le regard des autres grâce à leur activité professionnelle. » En attendant, le SEA s’appuie sur l’expérience de la prostitution pour les faire avancer. « Nous transformons ce qu’elles ont vécu de façon victimisante en quelque chose de valorisant », explique Dafne Mier. Car, si particulière soit-elle, leur activité leur a permis d’acquérir un certain nombre de compétences, telles la débrouillardise, une certaine psychologie ou la capacité à se vendre. Autant d’atouts à mettre au service d’une activité plus classique. « Il y a aussi des choses avec lesquelles elles ont plus de mal, comme respecter les horaires, avoir un patron, s’habiller correctement », reconnaît Anaïs Mechali.
Sur le front du logement, le SEA doit gérer des situations variées : location dans le parc privé à des prix exorbitants, appartements insalubres, hébergement par un tiers moyennant rapports sexuels… Vu les délais en cours dans la région parisienne pour obtenir une HLM, le SEA en fait la demande dès le début du suivi, à titre préventif, afin d’avoir la plus grande ancienneté possible dans le cadre du droit au logement. Il fait également les demandes d’aide personnalisée au logement, gère les conflits liés aux expulsions et visite les appartements en mauvais état. Le service bénéficie en outre de deux nuitées et demie d’hôtel par mois, la plupart du temps destinées à des personnes entamant une formation ou un travail. La présence de l’association rassure les gérants d’hôtel, qui ne souhaitent pas prendre l’argent de prostitués, par crainte d’être accusés de proxénétisme. Altaïr demande une contribution aux personnes hébergées, de 10 à 15 % de leurs revenus – mais pas ceux qui proviennent de la prostitution, là encore pour ne pas être assimilée à un proxénète. « Je tenais à ce que les personnes participent un peu, parce que ça correspond à une réalité : quand on a un toit au-dessus de la tête, c’est rarement gratuit ! Cela aide à les responsabiliser. Je leur donne un reçu, comme ça, lorsqu’elles demandent un logement social, elles peuvent prouver qu’elles participent à un loyer depuis plusieurs mois », explique Jacques Pinte. Une autre partie du budget d’hôtel permet de mettre à l’abri des personnes qui ont subi une agression ou ont des problèmes de santé les empêchant de poursuivre la prostitution. Quelques personnes sont par ailleurs orientées vers le CHRS de l’association, à Nanterre. Le centre dispose de 24 appartements partagés, où sont accueillies des personnes adressées par diverses associations œuvrant auprès de prostitués, telles l’Amicale du Nid, les Amis du bus des femmes ou Aux captifs la libération. A la différence du SEA, l’entrée au CHRS est conditionnée par l’arrêt de la prostitution. Chacun sait toutefois que certains conservent des clients, car « la prostitution a un côté socialisant, communautaire, puisque les copines sont au Bois », confie Dafner Mier. Altaïr possède également, depuis 1994, des appartements de coordination thérapeutique, initialement destinés aux personnes séropositives et aujourd’hui ouverts aux autres maladies chroniques.
En plus de la psychologue, d’un juriste et du chef de service, le SEA emploie deux éducateurs spécialisés et deux assistantes sociales. Mais au quotidien « nous faisons tous le même travail », précise l’assistante sociale. « Nous avons chacun une empreinte de notre formation, mais nous sommes tous des travailleurs sociaux. » Peu importe le diplôme. « Les gens recrutés chez Altaïr doivent avoir un intérêt pour la question de la prostitution, résume Jacques Pinte. Nous recevons beaucoup de demandes de stage, parmi lesquelles certaines sont des lettres standard, envoyées à l’identique à tout le monde. Nous, nous ne prenons que les gens que le sujet intéresse. »
Nul besoin pour autant d’être un spécialiste de la prostitution, chacun pouvant s’y former sur le tard, notamment grâce à une banque de ressources mise à disposition par l’association. C’est plutôt la maîtrise de l’espagnol qui prime, la majorité des personnes suivies étant originaires d’Amérique latine (principalement d’Equateur, du Pérou et de Colombie). Dafne Mier et Anaïs Mechali ont d’ailleurs été recrutées parce qu’elles sont bilingues et connaissent bien la culture latino-américaine. « Les tutoiements et les embrassades peuvent déconcerter des gens », reconnaît la psychologue. Dafne Mier, d’origine uruguayenne, joue souvent un rôle d’interprète, notamment auprès des tuteurs et curateurs. Elle accompagne également les personnes suivies à la sécurité sociale, à la maison départementale des personnes handicapées, à l’hôpital ou chez le bailleur… « Pour la médiation, et pour qu’elles se sentent soutenues, précise-t-elle. Mais nous visons leur autonomie, donc nous les accompagnons la première fois, puis elles doivent se débrouiller seules la fois suivante. »
Nombre de personnes sont accompagnées par plusieurs associations, l’une pouvant se concentrer sur l’insertion professionnelle, l’autre sur la santé ou l’apprentissage du français. Aucune convention officielle n’est passée avec les partenaires, mais des réunions sont régulièrement organisées afin d’assurer une bonne coordination. Le SEA oriente notamment des bénéficiaires vers un atelier d’adaptation à la vie active de l’Amicale du Nid : « C’est un outil très fort pour reprendre confiance en soi et se réapproprier les codes du monde du travail, dont ne dispose pas Altaïr, indique Hélène de Rugy, déléguée générale de l’Amicale du Nid. A l’inverse, eux ont des appartements de coordination thérapeutique, ce qui n’est pas notre cas. Nos champs d’activité sont similaires mais complémentaires. Plus nous pouvons travailler en partenariat et mieux c’est. » Vu l’exiguïté de ses locaux, le SEA ne propose ni d’atelier de groupe ni d’accueil informel – tout se fait sur rendez-vous –, d’où l’intérêt de tisser un réseau de partenaires. La psychologue entretient, pour sa part, de « bons liens » avec son homologue de l’hôpital Saint-Louis qui suit les réassignations sexuelles. Sa connaissance du service lui permet de mieux accompagner les personnes désireuses de changer de sexe et de répondre à leurs interrogations ou craintes. Là encore, le SEA n’encourage ni ne dissuade mais accompagne le choix de chacun.
En plus du suivi social et psychologique, un juriste spécialisé en droit des étrangers, Jorge Sedas, est présent chaque lundi. Il traite principalement des dossiers de régularisation, notamment pour les personnes séropositives et celles qui se pacsent avec des Français. « Il y a aussi la question du changement d’état civil, ajoute Jorge Sedas. Dans certains pays d’Amérique latine, on peut en changer sans subir d’opération chirurgicale. Or ce n’est pas le cas en France. » Parfois, il faut également batailler avec des procédures d’obligation de quitter le territoire français qui lui paraissent injustifiées. « Beaucoup viennent en France pour suivre un traitement hormonal. Dans ce cas, les préfets voient avec les médecins des agences régionales de santé si le traitement est disponible dans le pays d’origine de la personne. Si c’est le cas, ils refusent la régularisation. Mais ils ne cherchent pas à savoir si l’accès aux soins est réellement assuré : en Algérie, par exemple, c’est officiellement disponible mais, dans les faits, les gens n’y ont pas accès. »
En trente ans d’existence, et malgré les baisses de budget, Altaïr a su garder son autonomie. Régulièrement, la question du regroupement ou de la mutualisation avec d’autres structures est évoquée. « Mais nous avons envie de conserver notre indépendance afin de préserver notre spécificité, indique l’une des salariées. Puisque nous sommes un petit service, nous assurons un accompagnement à petite échelle, qui nous permet de prendre en compte la personne dans son intégralité. » Le choix d’Altaïr de ne pas militer en faveur de l’abolition de la prostitution ou pour l’accès au changement de sexe compliquerait aussi sûrement le rapprochement avec d’autres associations, la plupart étant impliquées dans des actions de lobbying. A l’Amicale du Nid, particulièrement active dans la lutte pour « l’abolition du système prostitueur », Hélène de Rugy se refuse malgré tout à un quelconque jugement de valeur et assure que « le fait que les associations puissent avoir des positionnements divers fait la richesse du milieu associatif. »
(1) Le prénom a été modifié.
(2) Altaïr (SEA) : 8, rue Saint-Jean – 75017 Paris – Tél. 01 40 08 08 09.
(3) Voir notre Décryptage sur les associations de santé communautaire – ASH n° 2854 du 4-04-14, p. 32.