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L’art de travailler en équipe

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Comment rendre opérants les collectifs de travail et améliorer la qualité des services rendus aux bénéficiaires ? Par un travail d’équipe, qui ne peut être laissé à l’improvisation, défend Yves Cathelineau, formateur, consultant et psychosociologue clinicien. Il décline ainsi les valeurs auxquelles il faut faire référence pour que l’alchimie prenne : savoir écouter et interpeller, reconnaître l’altérité, accepter la complexité, laisser place au silence…

« Différents travaux portant sur la clinique de l’activité réaffirment l’importance de soutenir les collectifs de travail, voire de les réintroduire dans les cas où ils auraient perdu de leur efficience. Sans prétendre les reprendre de manière exhaustive, il faut toutefois rappeler deux apports significatifs, puis nous interroger sur les valeurs auxquelles le travail en équipe doit faire référence.

→ Il existe et existera vraisemblablement toujours une distinction entre les tâches prescrites aux professionnels et leurs activités réelles. Certes les dé­marches d’amélioration de la qualité des interventions conduites auprès des bénéficiaires permettent de revisiter certains aspects des accompagnements et des prises en charge, et c’est une bonne chose ; certes les systèmes de processus, de procédures, de protocoles, de recommandations, les dispositifs d’alerte et de gestion de crise, les différents modes opératoires et fiches techniques sont utiles et nécessaires pour améliorer l’organisation des services rendus aux usagers, lorsqu’ils ne noient pas les acteurs sous une pile de documents inexploitables. Toute cette ingénierie transposée du monde industriel et adaptée au monde social et médico-social ne suffit pas à répondre de manière pertinente aux aléas de l’activité réelle. L’activité reste une épreuve subjective où chaque travailleur se mesure à lui-même et aux autres pour avoir une chance de parvenir à réaliser ses tâches ; les travailleurs se confrontent au travail empêché (1), tâches que l’on souhaiterait exécuter mais que l’on ne fait pas par manque de marges de manœuvre ou pour s’en tenir au protocole. Le “vouloir faire bien” son travail rencontre les restrictions imposées par l’organisation du travail.

→ Les discussions et les controverses au sein des équipes permettent de mieux préciser ce qui est “du bon boulot” et ce qui ne l’est pas. La reconnaissance (2) passe par l’approbation du travail bien fait par les pairs et par les signes positifs adressés aux agents et aux salariés de la part des cadres ­hiérarchiques. Paradoxalement, les collectifs de travail permettent au travailleur d’assumer sa solitude : c’est parce qu’on dispose en soi d’un système de valeurs enrichi par ceux-ci que l’on peut travailler seul. Cette dimension du collectif s’articule très bien avec le concept d’autonomie qu’il ne faut surtout pas confondre avec l’indépendance : “L’autonomie est l’autogestion équilibrée des multiples réseaux et chaînes de dépendances que nous entretenons avec les autres individus ; groupes, institutions, objets réels ou irréels ; tissu de relations où tour à tour nous sommes pourvoyeurs et receveurs dans la ronde incessante de la satisfaction de nos différents besoins” (3).

Travailler en équipe revient tout d’abord à penser ensemble pour aider l’autre à travailler seul. C’est en réfléchissant à plusieurs à ce qui devrait être fait, à d’autres manières de s’y prendre, c’est en discutant avec des collègues, que l’on peut véritablement améliorer la qualité des services rendus aux bénéficiaires des actions conduites.

Le travail en équipe fait partie de la culture des professionnels intervenant au sein des établissements et services sociaux et médico-sociaux. Nous nous sommes appropriés cette idée de Lev-Semenovitch Vygotski (4) : ce que nous ne savons pas faire seul, nous savons le concevoir avec d’autres pour pouvoir ensuite le faire seul. Permettre que la parole circule au sein du groupe restreint peut aider chaque professionnel à se “ré-identifier” à l’autre autour d’une tâche commune. Partager et débattre permet d’élaborer sur le sens de ce qui fait parfois souffrir. Favoriser l’expression de dissensus peut être créateur d’une marche en avant. L’expression des différences de points de vue permet de donner de l’“épaisseur” aux situations professionnelles évoquées ainsi qu’aux sujets accompagnés ou pris en charge. Pour cela il faut accepter que les conflits d’opinion puissent s’exprimer : pouvoir se permettre de dire à un collègue que l’on n’est pas d’accord avec une de ses façons de faire suppose aussi que celui-ci soit en posture d’accepter ce type d’interpellation sans aussitôt mettre en branle tout un système de défense tel que la projection, l’introjection, le déplacement, etc. Apprendre à bien dire est une des valeurs auxquelles nous référer dans le travail en équipe : savoir écouter et pouvoir interpeller le collègue sans violence verbale, mais avec détermination.

Le travail en équipe, condition de la construction de l’autonomie de chaque travailleur, suppose comme valeur de référence la reconnaissance de l’altérité. Lorsque je suis impressionné par le comportement professionnel d’un collègue, je le lui dis ; je contribue à ancrer ainsi son attitude professionnelle grâce à ce jugement de beauté porté sur son acte de travail. Il en est de même dans les relations avec le niveau hiérarchique, nous parlons alors de jugement d’efficacité. Lorsqu’un collègue ne reçoit aucun signe de reconnaissance de la part des autres et/ou de sa hiérarchie de proximité, alors il s’engage immanquablement dans une lutte qui vise à combattre ce déni de reconnaissance (5).

Nous observons bien souvent l’extrême difficulté des collectifs de travail à trouver un fonctionnement cohérent et coopératif. Le travail d’équipe est très souvent mis en difficulté et une part importante de la souffrance au travail s’explique par des rapports interpersonnels conflictuels qui commencent bien souvent par la difficulté des uns et des autres à s’écouter tout simplement.

Le travail en équipe n’est pas inné, il s’apprend et s’entretient au jour le jour, il se réfère aux valeurs de reconnaissance de l’autre qui passent entre autre chose par le respect de sa parole. Respecter ses dires ne signifie pas accepter ses propos sans être soi-même dans une posture critique. Il s’agit à l’inverse de l’écouter véritablement, d’entrer et de s’impliquer dans sa façon de construire ses représentations du réel. Chaque membre de l’équipe s’efforce d’adopter une attitude professionnelle faite d’écoute bienveillante et non complaisante de la parole de l’autre.

Le travail en équipe suppose d’accepter l’idée que l’autre soit habité de clair-obscur, de refuser des positions qui se montrent intransigeantes, où tout serait clair ; il consiste à accepter que l’on puisse se tromper, que l’on puisse douter de ses propres tentatives d’explications.

Le travail en équipe nécessite d’accepter la dimension de la complexité. Guy Palmade (6) nous a invité à distinguer le registre des comportements de celui des conduites : le premier amène le travailleur dans le registre du “faire-semblant” alors que le second invite à la complexité. Lorsque nous nous référons au registre des comportements, nous avons l’illusion de résoudre les problèmes ; l’appréhension des conduites passe, quant à elle, par la recherche d’une parole authentique non manipulatoire au plus près de l’implication personnelle.

La perversion actuelle dans les organisations consiste à passer d’un registre à l’autre et à rabattre l’identité bio-psycho-sociale du travailleur sur celle que lui assigne l’organisation. Plutôt que de s’en tenir aux registres des comportements, nous tentons de nous centrer sur les conduites, c’est-à-dire sur la prise en compte des dimensions psycho-affectives inconscientes, des enjeux implicites et des problématiques sociales et organisationnelles.

Ecouter suppose le silence. Nul ne peut entendre les propos d’un collègue si, juste derrière son intervention, une autre vient prendre le relais langagier en se laissant porter par un système d’associations ininterrompues par lequel chacun donne ses impressions, ses points de vue, un peu à l’image du jeu “le cadavre exquis” où seuls les derniers mots sont pris en compte pour la poursuite du texte. Nous produisons ainsi des réunions surréalistes.

Pour rendre plus opérants les collectifs de travail, il convient de se mettre en position d’écouter ce que l’autre dit. Ecouter véritablement consiste à pouvoir entendre en soi ce qui est dit par l’autre, écouter pour comprendre – prendre avec soi – les propos du collègue, l’écouter pour éprouver les émotions qui le submergent parfois lors de l’évocation d’une situation vécue comme étant trop douloureuse ou trop jouissive, écouter afin que le collègue puisse dire les émotions qui le traversent, les nommer afin d’en être moins affecté.

Ecouter renvoie également à la présence de l’absence en soi, qui nous amène à investir la dimension symbolique, la parole, le langage, le travail sublimé, les arts…

En réunion, il est précieux de pouvoir rencontrer l’espace d’un silence permettant d’entendre la peur et aussi le courage exprimé par une ou un collègue qui peut parler quand tout est silencieux. Le silence peut aider à en finir avec le bavardage pour naître au langage. Un silence qui, comme l’écrit élégamment Alain Aymard (7), permet petit à petit de rendre audible ce qui au départ n’est qu’un imperceptible murmure.

Silence pour que puisse être nommé ce réel qui résiste à se laisser transformer, réel de la réalité extérieure au sujet mais également part du réel intrinsèque au collègue. Silence afin que, en investissant le langage, l’autre puisse continuer de vivre et permettre aux personnes dont il s’occupe à continuer de vivre également. »

Contact : yves.cathelineau@orange.fr

Notes

(1) Yves Clot, Le travail à cœur, pour en finir avec les risques psychosociaux – Ed. La Découverte, 2010.

(2) Axel Honneth, La lutte pour la reconnaissance – Passages, 2000.

(3) Jean-Yves Barreyre, Brigitte Bouquet, André Chantreau, Pierre Lassus, Dictionnaire critique d’action sociale – Bayard éditions, p. 61.

(4) Lev-Semenovitch Vygotski, Pensée et langage – Ed. La Dispute, 1934 (traduit en 1985).

(5) Axel Honneth, op. cit.

(6) Guy Palmade, Réunions et formation – Ed. L’Harmattan, 2007.

(7) Alain Aymard, L’imperceptible murmure, Poèmes – Les éditions Baudelaire, 2011.

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