« La recherche en travail social a ses croyants et ses incroyants et fait l’objet d’enjeux démesurés et irrationnels. Irrationnels quand on considère que la question est déjà au fond tranchée depuis longtemps. Comment peut-on se demander si le travail social peut être une discipline de recherche alors qu’elle l’est de toute évidence dans de nombreux pays et depuis fort longtemps ? De ce point de vue, la querelle française sur la possibilité de la recherche en travail social dissimule bien d’autres enjeux et bien moins reluisants que le souci de la science. Ne s’agit-il pas au fond, une fois de plus, de prétendre réserver la capacité de rechercher, de penser et de produire de la connaissance aux institutions qui s’en arrogent le monopole ? Et à quels doutes répond une telle exigence ?
L’évolution tant de la société que de la formation et du profil des acteurs du secteur social aujourd’hui a sonné le glas d’une société bien organisée dans laquelle chacun avait une place dévolue : ainsi l’enseignant, le spécialiste détenaient une autorité que nul ne contestait. De même, le chercheur, le savant pouvaient-ils affirmer une nette distinction entre ceux qui pensent l’activité et ceux qui la déploient. Nous savons tous que cette société a aujourd’hui volé en éclats, que les institutions, toutes les institutions, qu’elles soient scolaires, sociales, éducatives… ou universitaires, sont aujourd’hui en crise.
La stricte délimitation ne fonctionne plus de nos jours. Les acteurs sociaux et éducatifs, pour répondre aux enjeux inédits des nouvelles problématiques personnelles et sociétales doivent et devront de plus en plus devenir les propres penseurs et chercheurs de leur activité. Ce n’est plus dans le silence des laboratoires, mais dans la marge, dans la friche, sur le terrain, que peuvent naître et se développer les savoirs nécessaires aux soignants, éducateurs et acteurs sociaux.
L’intérêt des disciplines universitaires pour le travail social est un intérêt récent et qui n’est pas sans arrière-pensée de “marchés de formation”, de recherches de débouchés pour les étudiants et les enseignants. Or le travail social met en crise une certaine façon de penser la science et de faire de la recherche aujourd’hui. La déconnexion, la fragmentation des disciplines, l’éloignement même du chercheur à l’égard des objets de recherche ont trouvé leur limite. Les savoirs ainsi produits sont souvent inopérants, éloignés de la réalité, futiles et partiels, sinon partiaux.
De même que les institutions éducatives sont aujourd’hui à reconquérir par leurs propres usagers pour leur redonner du sens, il est évident que la production de savoirs et de connaissances est aussi à reconquérir par ceux qui en ont le sens et l’usage. On ne peut plus se contenter aujourd’hui d’une partition de la société entre ceux qui agissent et ceux qui pensent ; entre ceux qui produiraient le savoir et ceux qui le consommeraient.
La véritable démocratisation des institutions éducatives sociales et scolaires nécessite au contraire une réelle réappropriation par tous ces acteurs. Une démarche spécifique, des méthodologies adaptées sont bien entendu à construire pour garantir à ce pouvoir de produire de la connaissance, une réelle pertinence. Mais nous connaissons déjà depuis fort longtemps de tels instruments : démarches de recherche action, recherches collaboratives et participatives, qualification mutuelle des usagers et des acteurs, valorisation des savoirs informels, groupes de réflexion et de théorisation des pratiques, démocratisation du pouvoir d’écrire et de communiquer sur ce que l’on fait.
Loin des vaines revendications d’exclusivité et de chasses gardées, il importe aux travailleurs sociaux d’aujourd’hui de devenir les auteurs de leurs propres activités, les producteurs de leurs propres savoirs, collectivement. Sinon ils seront, demain, de nouveaux prolétaires, privés de la science de leur propre activité.
Ceux qui n’ont jamais œuvré comme travailleurs sociaux, ceux qui n’ont jamais construit la place qu’ils occupent, dont ils ont hérité et qu’ils défendent jalousement, témoignent avant tout de leur propre impuissance à prendre en compte des évolutions sociétales et institutionnelles qui leur échappent.
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