Au cœur de cette trilogie se trouve une interrogation sur la façon de mener une vie éthique. Son thème central est l’Homo faber, dans le sens où l’homme fabrique sa propre vie, qu’il s’agisse de ses objets, de ses relations sociales ou de son environnement, à travers des activités concrètes. Je prends au sérieux l’idée selon laquelle la société constitue une production à la fois économique, sociale et environnementale. Dans le premier ouvrage, Ce que sait la main, j’essayais de montrer comment la tête et la main sont liées et je plaidais pour que l’artisan qui se trouve en chacun de nous soit libéré. Et c’est en écrivant ce livre que j’ai été frappé par l’atout social que constitue la coopération dans le cadre du travail artisanal et manuel.
Les néolibéraux prétendent en effet que l’individualisme et la concurrence sont naturels. Mais cela va à l’encontre de tout ce que nous vivons. Fondamentalement, la coopération est un échange dont tous les participants tirent quelque chose de bénéfique. Or, dès l’enfance, nous faisons l’expérience de notre dépendance à l’égard des autres et de la nécessité de cette coopération. C’est vrai dans toutes les activités humaines : le monde du travail, la culture ou encore le sport. Mais nous avons laissé le domaine économique être totalement dominé par une vision concurrentielle et individualiste de la société. Il est devenu un espace de compétition, de lutte, d’où la coopération est exclue. Bien sûr, dans notre vie, nous faisons face quotidiennement à un mélange de confrontation et de coopération avec les autres. Mais le néolibéralisme procède par une simplification qui n’est ni raisonnable ni réaliste. Je constate d’ailleurs que les entreprises ayant le plus développé cette logique et où les liens sociaux sont très faibles ont été les plus touchées par la crise financière. Dans cet univers du chacun pour soi, il n’y a pas d’adhésion à un collectif. C’est ce qui explique que ces sociétés agressives manquent en réalité de ressort défensif, de capacité de résilience.
En anglais, la notion de sympathie a un sens un peu différent de celui qu’on lui donne en français. Elle signifie que l’on s’identifie à l’autre, que l’on partage ses difficultés et ses souffrances. Mais, ce faisant, elle écrase un peu la distance entre les personnes. L’empathie, au contraire, ne suppose pas ce phénomène d’identification, de partage des émotions(1). Lorsque je suis empathique, je m’intéresse à vos problèmes, j’essaie de les comprendre, mais je ne m’identifie pas à vous. Cette différence implique de conserver une distance entre les interlocuteurs qui est fondamentale pour que se développe une véritable coopération. Car celle-ci constitue un échange entre des personnes différentes, capables de s’enrichir réciproquement. Elle vise à échanger et à collaborer avec quelqu’un même si on ne l’aime pas et qu’on ne le comprend pas.
Tout d’abord, parce que les enfants sont soumis très jeunes à des inégalités structurelles. C’est surtout vrai pour les jeunes anglo-saxons, qui subissent ces inégalités qui les rendent moins sociables. Je parle ici de l’inégalité interne, c’est-à-dire de l’écart entre riches et pauvres dans une même société. Très tôt, les enfants absorbent cette réalité et leurs comportements en sont façonnés. Les sociétés inégalitaires se distinguent par plus de brimades entre enfants, tandis que les plus égalitaires font apparaître une meilleure disposition à la coopération. Les nouvelles formes du travail constituent une autre explication de l’affaiblissement de la coopération. Ce que l’on nomme la « coopération exigeante » suppose que des gens se connaissent depuis suffisamment longtemps pour que se noue une véritable relation. Or, dans le capitalisme moderne, l’organisation du travail est flexible et court-termiste. Par exemple, dans le secteur des nouvelles technologies, il est de règle d’essayer de changer d’employeur chaque année. Ce fractionnement de la vie professionnelle génère des relations superficielles, et il devient de plus en plus rare de voir des gens coopérer à des projets complexes qui demandent du temps.
Il faut se garder d’embellir le travail ouvrier tel qu’il existait il y a quarante ans. Je l’ai étudié à Boston lorsque j’étais jeune sociologue et c’était un univers rigide et assez bureaucratique. Mais il reposait sur ce triangle social formé de l’autorité acquise par les patrons, du respect mutuel entre ouvriers et de la coopération en cas de crise. C’est ce triangle qui se désagrège aujourd’hui. L’autorité, par exemple, devient un jeu théâtral au lieu d’être une pratique quotidienne fondée sur la capacité d’assumer sa propre responsabilité et celle du groupe. Le turnover rapide et une gestion managériale individualisée et dépersonnalisée érodent les liens sociaux, donc la confiance. Enfin, l’isolement relatif des salariés, avec le travail en silo et une communication très verticale, est l’ennemi naturel de la coopération. Celle-ci est devenue tellement peu évidente que l’on enseigne aux élèves des écoles de management des techniques pour la favoriser. C’est vrai dans les entreprises privées mais, paradoxalement, aussi dans les services publics : la santé, l’aide sociale, l’aide aux personnes âgées… Ces institutions normalement vouées à soutenir les gens et sans but lucratif fonctionnent sur le même modèle que les entreprises privées. Tout cela se traduit par l’émergence d’un moi non coopératif ou faiblement coopératif. Les gens se protègent. Ils mettent entre eux et leur univers professionnel une forme de distance émotionnelle. Pour faire face à l’angoisse, ils se mettent en retrait en se réfugiant, selon les cas, dans l’ennui, le narcissisme, l’autosatisfaction, l’obsession de la consommation, le repli du « nous contre eux »…
C’est justement là où je reviens sur le modèle de l’atelier et sur ce que l’art de faire – et non de produire – des objets et de les réparer peut nous apprendre. Les bons artisans acquièrent un savoir-faire matériel qui s’applique aussi à la vie sociale. Je suis d’ailleurs convaincu que l’expérience sociale et la sensation physique sont intimement liées. Ce lien entre le physique et le social se nomme, en anglais, embodiment, que l’on peut traduire par « incorporation ». En résumé, les rythmes du travail physique finissent par être incorporés aux rituels de l’atelier, les gestes physiques donnent vie à des relations sociales informelles et la résistance physique des objets éclaire le défi des différences et des représentations sociales. Ces trois dimensions peuvent être transposées à toutes sortes d’univers, professionnels ou non. De la même façon que l’artisan restaure ou reconfigure un objet abîmé, nous pouvons mettre en œuvre ce que j’appelle une « diplomatie quotidienne », qui est l’art de travailler avec des gens que nous n’aimons pas ou que nous ne comprenons pas.
En anglais, on dit que le pouvoir vient top down ou bottom up, c’est-à-dire « d’en haut » ou « d’en bas ». Cette division conceptuelle sépare historiquement ceux qui pensent que les véritables changements sont impulsés par les gouvernements de ceux qui considèrent qu’ils viennent de la population. Je fais nettement partie du second groupe. Le discours classique sur la politique de gauche me semble absolument épuisé et je résiste à l’idée d’une politique de la coopération impulsée par l’Etat. C’est une contradiction. Les évolutions doivent venir des gens. De ce point de vue, la coopération renforce la qualité de vie sociale, et la communauté locale me paraît être le bon niveau pour y parvenir. Reste que ce n’est évidemment pas simple, en particulier dans les communautés pauvres, qui manquent cruellement de moyens économiques.
Propos recueillis par Jérôme Vachon avec Eléonore Varini
Richard Sennett enseigne la sociologie à la New York University et à la London School of Economics. Il publie Ensemble. Pour une éthique de la coopération (Ed. Albin Michel, 2014).
Il est également l’auteur de Ce que sait la main. La culture de l’artisanat (Ed. Albin Michel, 2010).