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La confiture et les abeilles

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Gisèle Pineau est l’auteure d’une vingtaine de romans. Elle a beau être chevalier de l’ordre des Arts et des Lettres depuis 2006 et membre de nombreux jurys littéraires, elle continue d’exercer à temps plein la profession qui la passionne depuis trente ans, infirmière en psychiatrie. Dans Folie, aller simple, elle nous fait vivre une journée quotidienne aux côtés de « ses » malades, tous « ébréchés d’une manière ou d’une autre. Cassés sans fracture apparente. Brisés de l’intérieur. Morcelés, dépecés. Ereintés. Amochés. Broyés. Esquintés. Abîmés. Dépenaillés […] ». Des patients hospitalisés qui, souvent, refusent d’être soignés car ils ne se sentent pas malades. Au long de son récit, Gisèle Pineau revient sur son parcours. En partant de l’île qui l’a vue grandir, la Guadeloupe, n’avait-elle pas promis à ses parents de devenir professeure de lettres ? Arrivée à Paris, l’envie d’une autre vie, une expérience d’aide à domicile auprès de personnes âgées, et un ami qui lui affirme qu’« être infirmier en psy, c’est génial comme boulot, y’a pas trop de sang, faut juste surveiller les malades » la font complètement changer de voie… Mais « on ne se retrouve jamais en psychiatrie par hasard », découvre-t-elle au fil de sa carrière. Surtout, on n’y reste pas par hasard. Beaucoup avant elle ont fui sans se retourner, « craignant d’être contaminés par le virus de la folie ».

Aujourd’hui, Gisèle Pineau porte une blouse blanche, un uniforme qui « l’expose à tous les maux ». Car les demandes sont incessantes, toujours urgentes, et viennent de toutes parts. « J’ai souvent l’impression d’être un pot de confiture attaqué par un essaim d’abeilles voraces », écrit-elle après avoir essuyé les angoisses des uns, esquivé les injures des autres, endigué des colères, repoussé des menaces. Et pourtant, à chaque ligne, on sent qu’elle aime son métier plus que tout. Elle est en empathie avec ces patients qui souffrent chaque jour, chaque heure. Le plus dur, néanmoins, ce sont toutes les fois où elle a dû écrire sur le cahier de liaison les lettres « DC » (décès) à la suite d’un suicide. Même si elle sait qu’elle a affaire à des personnes fragiles, affronter la mort reste une angoisse et une source de questionnements incessants : « Est-ce qu’on aurait pu éviter ce geste ? Est-ce qu’il y a eu des appels au secours ? Est-ce qu’on a manqué de vigilance ? Est-ce qu’on a fait preuve d’incompétence ? » Elle se remémore ces patients qui sont partis, épuisés, poussés par le désespoir, la lassitude, la honte, la colère… Comme Sophie R., fil conducteur de l’ouvrage. « Monsieur R. s’est tiré une balle dans le ventre, monsieur H. s’est tranché la gorge, madame G. s’est fourré la tête dans le four, mademoiselle P. a bu de l’eau de Javel… Et Sophie s’est jetée sous le métro. »

Si, au bout de trente ans, elle est toujours là, c’est parce que, en dehors des quantités de seaux d’aisance vidés, des multitudes de corps d’hommes et de femmes savonnés, elle a su aussi profiter des moments de répit lumineux, quand le dialogue et le rire parviennent à s’immiscer. Et elle a aimé apprendre, un peu plus chaque jour. « J’ai appris à retenir, précipiter, fragmenter le temps. J’ai appris à tourner les pleurs en rires, les silences en bouquets de paroles, les cris en murmures chatoyants. J’ai appris à pacifier des Titans, à amadouer des reines acariâtres et déchues, à apprivoiser de bien tristes sires. […] Face au cataclysme quotidien, j’ai appris à sourire de mes petits dérangements. »

Folie, aller simple. Journée ordinaire d’une infirmière

Gisèle Pineau – Ed. Philippe Rey – 8,50 €

Culture

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