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Le service social Artois de la Carsat Nord-Picardie propose aux assurés en arrêt de travail de longue durée un accompagnement en groupe autour de la souffrance au travail. Objectif : les aider à sortir de la dépression et préparer leur retour vers l’emploi.

Le cadre est institutionnel : une salle de réunion anonyme dans les locaux de la caisse primaire d’assurance maladie (CPAM) de Lens. Mais en ce jeudi d’avril, au sein d’un groupe consacré à la souffrance au ­travail, la liberté de parole est frappante. Ces séances de travail social de groupe (TSG) sont animées par les assistantes sociales du service social Artois de la Carsat (caisse d’assurance retraite et de la santé au travail) Nord-Picardie (1). Aujourd’hui, six assurés sociaux sont présents, en arrêt de longue durée à la suite d’un accident du travail ou d’une maladie. Ils se réunissent pour la septième fois. Garance Bonnel, assistante de service social, écoute et intervient seulement pour relancer la discussion, la cadrer ou lorsqu’elle est interpellée sur le fonctionnement de la sécurité sociale. Les usagers échangent les dernières nouvelles. « Deux de mes collègues se sont excusées de ce qu’elles m’ont fait subir. J’ai pu montrer leurs textos à mon compagnon », raconte l’une d’entre eux. « Et cela te rassure », commente avec empathie Thierry Richard, un autre membre du groupe. Chacun évoque sa situation à tour de rôle. Cindy Tavernier n’imagine pas retourner dans son entreprise mais voudrait bien continuer dans sa spécialité, la menuiserie en aluminium. Face à elle, Véronique Bayart approuve : « J’ai regardé sur le site Internet de Pôle emploi, ils cherchent dans ta branche. »

Cette bienveillance réciproque est l’une des caractéristiques de ces groupes d’expression. « Ils sont dans le conseil mutuel et savent se valoriser les uns les autres. Par exemple, ils remarquent quand l’un d’eux est allé chez le coiffeur et renvoient cela comme une avancée positive. C’est très aidant », notent les assistantes sociales impliquées dans la démarche. Ces réunions ne sont cependant pas de simples lieux de parole. A la fin de chaque séance, des actions sont impulsées, et chaque usager repart avec une mission à remplir : se renseigner sur une thérapie, trouver un centre de formation, prendre rendez-vous avec un spécialiste, s’informer sur le droit du travail en cas de passage prévu aux prud’hommes, etc. Des renseignements qui profiteront à l’ensemble du groupe.

PRÉVENIR LA DÉSINSERTION PROFESSIONNELLE

Cette initiative s’inscrit dans le cadre de l’une des trois grandes missions de la Carsat : la prévention de la désinsertion professionnelle des personnes malades ou handicapées (2). L’objectif est de limiter au maximum les cas de rupture et d’isolement. « Les arrêts de longue durée, supérieurs à trois mois, présentent un risque potentiel plus important de difficultés de retour à l’emploi, explique Vincent God, responsable adjoint du service social Artois. Cela peut être compliqué pour un couvreur qui a eu les deux chevilles cassées de reprendre son travail sur les toits. Il faut donc l’aider à construire un autre projet professionnel, et à trouver des solutions pour se reclasser. » Les Carsat ont pour politique d’aller au-devant de ce public spécifique. Chaque mois, le service social reçoit de la CPAM une « requête » : la liste des assurés qui se sont vu notifier un arrêt de plus de trois mois. « Nous ne connaissons ni leur profession ni la raison de leur arrêt », précise le responsable. Chacune de ces personnes est contactée. Pour les situations a priori les plus à risques, les assistantes sociales privilégient l’entretien individuel sur la base de critères : une prise en charge à 100 % des frais de soin – un indice de la gravité des problèmes de santé – et/ou des indemnités journalières peu élevées – un marqueur de difficultés sociales. Les autres assurés sont joints par courrier avec une invitation à une réunion d’information. « Pour l’Artois, nous sollicitons 700 personnes tous les mois », indique Vincent God. Le taux de retour est de 50?%, appels téléphoniques, présences aux réunions et rencontres individuelles confondus. Une expertise menée auprès des non-répondants montre qu’une grande partie d’entre eux avaient déjà repris le travail entre le signalement effectué par la CPAM et la prise de contact. « Il ne s’agit pas d’être intrusif, commente Christelle Beaufort, assistante sociale et responsable régionale adjointe du service social de la Carsat Nord-Picardie, mais de faire une offre. Ensuite, à eux de répondre ou non. »

Grâce au système des requêtes, en vigueur depuis 2007, la problématique de la souffrance au travail a fait surface à la Carsat Nord-Picardie. « Auparavant, nous ne voyions ces personnes que quand il était trop tard, elles étaient en invalidité après avoir passé le cap des trois ans d’arrêt de travail », se souvient Vincent God. Avec les requêtes, les assistantes sociales de la Carsat se sont mieux rendu compte du nombre important de dépressions ou de troubles anxio-dépressifs chez les assurés.

MIEUX APPRÉHENDER LA SOUFFRANCE AU TRAVAIL

Elles ont demandé à être formées sur le sujet et, dès 2008, un groupe de travail s’est constitué avec des psychologues et des psychiatres. « Nous n’avons pas vu tout de suite le lien entre les souffrances des personnes et le monde du travail, témoigne Laurence Grodecour, assistante sociale, à l’origine du projet. Mais nous n’arrivions pas à mobiliser ces usagers sur un retour dans leur entreprise, alors que c’était justement notre mission. » Certaines personnes étaient incapables de passer devant leur entreprise, se plaignaient de rapports exécrables avec leur supérieur hiérarchique ou d’un changement dans leurs conditions de travail qui les mettait en difficulté. Les assistantes sociales se sentaient démunies. « Il y avait une inadéquation, on ne se comprenait pas », poursuit Laurence Grodecour. « Ces personnes sont dans un mode de repli sur elles-mêmes, elles vont jusqu’à refuser tout contact, explique Françoise Dubois, également assistante sociale du service. Elles s’éloignent de leur famille, car elles ressentent beaucoup de culpabilité. Elles ne comprennent pas ce qui leur arrive, cette lente accumulation qui fait qu’un matin elles n’arrivent pas à se lever pour aller travailler. » C’est alors qu’a germé l’idée du travail social de groupe, à la suite d’une formation sur cette méthodologie dont avaient bénéficié quelques assistantes sociales. Dans le courant 2008, Laurence Grodecour constitue une unité de travail rassemblant sept collègues, un médecin-conseil de la CPAM, un médecin du travail, un inspecteur du travail, le médecin prévention de la Carsat ainsi qu’un psychologue du travail. Au fil des rencontres, les professionnelles découvrent que le harcèlement au travail est une notion juridique, à ne pas confondre avec le thème, plus large, de la souffrance au travail (3).

LE BESOIN DE PARTAGER SON MAL-ÊTRE

Laurence Grodecour lance son premier groupe en 2009. Neuf personnes âgées de 48 à 59 ans acceptent de tenter l’expérience. Toutes sont cadres, avec des niveaux de responsabilité importants. Chaque mois est prévue une rencontre de deux heures et demie. L’assistante sociale craint de lourds silences… elle découvre, héberluée, une parole qui se libère. « En préentretien, beaucoup m’avaient dit qu’ils ne savaient pas s’ils arriveraient à se confier. En réalité, il a fallu rapprocher les trois premières séances tellement ils avaient à se dire », se souvient-elle. Elle sourit : « La réunion terminée, on les retrouvait encore à se parler sur le parking, ils n’arrivaient pas à se lâcher. » Ce besoin de s’exprimer, toutes les professionnelles engagées dans le travail social de groupe le constatent. Les participants voient dans l’expérience des autres un miroir de ce qu’ils vivent, une forme de reconnaissance et la preuve du fait qu’ils ne sont pas seuls, contrairement à ce qu’ils croyaient. A l’image de cette femme qui a connu un épisode de burnout : « Je vivais seule les phases de creux. C’est terrible pour quelqu’un de très actif comme moi de ne pas pouvoir se lever, de n’avoir envie de rien. Entendre de chacun des membres du groupe le même mal-être m’a rassurée. »

Ce flot de mots impose cependant une régulation. « Le fait qu’ils dévoilent rapidement leur vie très intime nous a obligés à nous questionner, rappelle Laurence Grodecour. Nous avons choisi de cadrer, avec un objectif général, celui d’un nouveau départ professionnel. » Il faut en outre veiller à la bonne articulation entre le TSG et l’accompagnement individuel par l’assistante sociale de secteur chargée de suivre habituellement l’assuré, notamment en le dirigeant vers elle s’il doit régler des problèmes administratifs et financiers. Ce n’est pas à l’animatrice du groupe de prendre en charge son dossier.

Aujourd’hui, au sein du service Artois, 12 des 28?assistantes de service social participent au dispositif, mais le chiffre varie : l’animation du TSG étant exigeante, les professionnelles s’y engagent un an ou deux, puis prennent un peu de distance pour souffler. Pour assurer la pérennité de l’action, échanger les pratiques et favoriser les passages de relais, un groupe de soutien entre les professionnels a été mis en place. « Il faut une logique de service, insiste Vincent God. Une assistante sociale qui porterait seule un projet de ce type aurait des difficultés, car c’est lourd. Il faut un travail de réflexion sur cette prise en charge. »

Pour que de tels groupes fonctionnent, une homogénéité minimale est nécessaire, avec des problématiques proches, un nombre égal d’hommes et de femmes et un équilibre entre les accidents du travail et les arrêts maladie. Ceci pour éviter tout sentiment d’exclusion. « Si un seul accidenté du travail est présent, il va se mettre de côté, ne se sentira pas concerné et ne bénéficiera pas du groupe », témoignent les travailleuses sociales. Elles veillent également à ce que certains soient plus avancés que d’autres dans le processus de reconstruction. « S’ils sont tous dans la phase initiale d’anéantissement, explique Laurence Grodecour, il est difficile de travailler la dynamique de groupe. » Elle doit donc prévoir à chaque fois une personne ressource sur laquelle s’appuyer. Dès la première séance, les règles de fonctionnement sont clairement posées : respect mutuel et confidentialité stricte des propos. Selon les besoins, les groupes se réunissent entre neuf et douze fois, un bilan intermédiaire étant réalisé à mi-parcours pour tenir compte des demandes des usagers, mais aussi pour commencer à anticiper la fin du collectif. « Nous ne sommes pas dans une organisation figée, souligne l’initiatrice du dispositif. Parfois, les personnes demandent à se revoir, trois mois après, pour voir ce que les uns et les autres sont devenus. »

Un autre élément important du TSG est l’accueil. La secrétaire du service social Artois est ainsi mobilisée pour recevoir les usagers dès qu’ils franchissent la porte. Elle leur fait signer une liste de présence, leur indique le chemin et les accompagne si nécessaire. Dans la salle, des boissons les attendent. « Ils sont très contents de venir à la sécu. Même si la salle est juste à côté du service médical, dont ils ont une peur bleue, car les médecins-conseils peuvent mettre un terme à leur arrêt maladie », observe Laurence Grodecour. Or la fin de l’arrêt est généralement synonyme de retour dans une entreprise vécue comme un lieu de souffrance. Ainsi, dans le groupe de ce jeudi après-midi, l’un des participants vient de recevoir un courrier l’avertissant qu’il est en état de reprendre le travail. Il ne veut pas y croire. En douceur, Garance Bonnel tente de l’amener à envisager cette reprise : « Je vous ai toujours dit que le risque existe d’être convoqué, qu’une décision tombe. »

ACCROÎTRE LA COHÉRENCE ENTRE LES MÉDECINS

Les médecins-conseils de la CPAM ont en effet pour politique de ne pas laisser s’enkyster les situations, mais leurs décisions, souvent mal comprises, placent les assurés dans des situations de forte angoisse que les assistantes sociales travaillent à verbaliser. Le bilan des réunions de 2013 exprime d’ailleurs ces préoccupations, en mettant en lumière la nécessité d’une meilleure cohérence entre les différents médecins que rencontre l’assuré : son généraliste, le médecin-conseil de la CPAM, qui évalue son état de santé général pour une éventuelle fin d’arrêt, le médecin du travail, qui vérifie l’adéquation entre la pathologie et le poste occupé initialement… S’y ajoute le psychologue ou le psychiatre qui suit le patient, en centre médico-psychologique ou dans le secteur privé. « Le médecin-conseil demande désormais un suivi spécialisé pour justifier un arrêt maladie pour dépression. C’est une évolution importante. L’image du psychologue et du psychiatre change, et les patients n’ont plus peur d’aller les voir », notent les assistantes sociales.

Dans le service Artois, les résultats du travail social de groupe sont tangibles. « Physiquement, c’est souvent spectaculaire, se félicitent les professionnelles. Aux premières réunions, les visages sont fermés, les personnes se mettent en valeur le moins possible, comme si elles se voulaient inexistantes. Et puis les modifications vont crescendo avec le maquillage, la coiffure. Un homme, par exemple, va se faire pousser un bouc, pour marquer le changement. » Le programme a aussi valeur d’exemple. « La France, juridiquement parlant, dispose d’un arsenal intéressant sur les risques psychosomatiques. Mais par rapport à d’autres pays d’Europe du Nord, la répression est prépondérante sur la prévention. Des actions telles que celle menée par le service social Artois permettent de modifier cet équilibre et de trouver une solution pour les gens qui souffrent », observe Hossein Djazayeri, psycho-sociologue et président de Promocom, une association de lutte contre la souffrance au travail, qui a noué un partenariat avec le service social Artois pour organiser des groupes de parole complémentaires au TSG.

Le bilan 2013, réalisé par le service Artois, met en lumière des évolutions positives : sur 79 usagers suivis entre 2010 et 2012, 61 % ont repris une vie sociale, retrouvant le courage de sortir de chez eux, et 73 % ont fait état d’une amélioration de leur état psychologique. Sur le plan professionnel, 59 % sont sortis de leur période d’arrêt avec une solution : la grande majorité (51 %) est partie en formation pour se reclasser, 21 % sont retournés dans leur entreprise et 13 % se sont vu proposer un temps partiel thérapeutique. Jamila Betty a pu ainsi se remobiliser pendant son arrêt maladie de un an et faire un bilan de compétences. Elle prépare aujourd’hui un diplôme universitaire en gestion administrative, afin de quitter son poste de conseillère téléphonique. Le travail social de groupe ? « Il vous permet de vous apercevoir qu’il n’y a pas que le travail dans la vie, affirme-t-elle. Cela aide à prendre du recul et à se redonner des perspectives. » Reste 20 % d’assurés passés en invalidité, leur arrêt de travail ayant atteint le terme maximal de trois ans.

Notes

(1) Carsat Nord-Picardie : 11, allée Vauban – 59662 Villeneuve-d’Ascq cedex.

(2) La Carsat mène trois grandes missions : préparation et paiement de la retraite des salariés du régime général ; prévention et tarification des risques professionnels?; aide et accompagnement des assurés en difficulté.

(3) Selon un bilan réalisé en 2013, le harcèlement au travail reste néanmoins le principal motif (à 54 %) des souffrances évoquées par les usagers suivis par le service social.

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