« Que ce soit dans le champ du handicap, de l’emploi, ou encore de l’accompagnement par les services sociaux de secteur, la norme d’insertion s’impose comme credo de l’action sociale et sature l’horizon professionnel des praticiens. Cette représentation quasi hégémonique domine l’imaginaire des travailleurs sociaux comme celui des publics concernés et ordonne la dynamique de politiques publiques de tous ordres. Nos modèles professionnels sont ainsi colonisés par la figure idéale-typique de l’usager-inséré, ayant trouvé durablement sa place dans le tissu social ou professionnel. En prenant la distance suffisante avec cette idéologie diffuse, cette violence symbolique intériorisée, on peut légitimement s’interroger : qu’en est-il du sujet et de sa capacité à se définir, dans un parcours biographique parfois erratique, qui devrait laisser place aux stratégies d’acteur ou au non-choix, ceci au nom d’un principe cardinal d’autodétermination ? L’insertion n’est-elle pas l’avatar d’un ordre socialement construit, un ordre de domination qui entre en contradiction (parfois) avec l’objectif d’autonomie qu’il vise ? Les acteurs de l’insertion ne sont-ils pas conduits par des archétypes résultant d’une forme d’ethnocentrisme professionnel ou plus prosaïquement d’objectifs de résultats qui leur sont assignés ? Bref, comment se départir de cette épistémè (1) de l’insertion pour redonner une plus grande place au sujet ?
Pour des auteurs comme Denis Castra ou Nicolas Duvoux, l’ordre de l’insertion représente une “déclinaison de l’ordre économique et social” dans lequel l’individu est sommé de faire la démonstration de sa capacité à devenir autonome et à trouver sa place. Ce rapport social occulte souvent l’état de subordination socio-économique dans lequel l’usager peut se trouver et conduit “à un mode généralisé de mise au travail des plus pauvres dans les segments les plus dégradés du marché de l’emploi” (2).
Parfois en contradiction avec l’autonomie du sujet qu’ils ambitionnent, ces dispositifs, fondés sur des prescriptions qui s’imposent de l’extérieur, induisent des effets d’hétéronomie paradoxaux : ils visent l’autonomie des individus en leur faisant injonction d’adopter des modèles institutionnels souvent préétablis. Pour Castra, “l’insertion est un rapport social qui prend place dans des systèmes organisés [et] qui tend à amputer le sujet de ses appartenances et identités sociales” (3). Ce rapport social de sujétion contredit l’idée de se penser par soi-même et contrevient souvent au principe historique d’individuation, facteur de modernité et d’émancipation. Au travers des effets de l’imposition d’une norme d’insertion, on peut ainsi mesurer en filigrane, la résurgence contemporaine du risque historique et anthropologique de l’assimilation. Assimilation portée par une vue hégémonique qui précipite (au sens chimique du terme) la dimension idiosyncrasique des parcours de vie et l’aspiration de l’individu à s’autodéterminer. Pourtant, le ressort anthropologique de l’autodétermination est ce qui motive l’opprimé à se révolter. Si j’en crois un tract récemment trouvé dans la salle d’attente d’une mission locale, intitulé “Arrêtez de nous mettre dans vos cases !”, le régime de l’insertion est, de fait, questionné par ses “sujets”. Dans ce tract diffusé à l’initiative d’un collectif de jeunes, usagers d’une dizaine de missions locales de toute la France (4), il est question du droit à l’essai et du souhait que “[l’expérience de la vie] soit enfin reconnue”. Les auteurs dénoncent, à leur manière, l’ordre qu’on leur impose ; ordre qui vraisemblablement s’impose aussi aux conseillers d’insertion.
Identifier cet ordre sociétal de l’insertion comme norme dominante permet de s’en distancier et pourrait permettre de prendre en compte la dimension phénoménologique des parcours de vie. Cela inciterait donc plus les professionnels de l’insertion à interroger le désir de l’individu et son choix d’être au monde dans ses modalités propres et dans des modes de conjugaison qui lui appartiennent. Pour chaque travailleur social acteur dans les “dispositifs d’insertion”, se poser la question du sens pour chacune des personnes qu’il accompagne évite de nourrir la spirale de la disqualification sociale (Paugam).
Ainsi, trop souvent, le “projet d’insertion” se traduit par des modes d’accompagnement social qui gouvernent l’individu sans suffisamment tenir compte de la dimension interactionniste ( les interactions entre l’acteur et son environnement social) et de l’état de subordination socio-économique dans lequel l’usager peut se trouver. Trop souvent, en vertu d’une norme d’internalité (Castra), l’individu est rendu responsable et se rend responsable ( intériorise) de sa situation. Les facteurs économico-politiques sont minimisés et font donc porter la charge principale sur le sujet “en voie d’insertion”. Cependant, si on remonte la chaîne des causalités, on mesure que l’ordre de l’insertion qui s’impose au grand nombre des “désinsérés” est la résultante d’un ordre économique dominé par l’industrie de la financiarisation qui bénéficie à une toute petite minorité. Sur ce plan, Castra identifie un “accord social autour de l’attribution aux exclus des causes de leur exclusion” où “la notion de responsabilité individuelle prend le pas sur la notion de responsabilité sociale” (5).
C’est peut-être dans le champ social du handicap que se trouve une partie des évolutions souhaitables pour les politiques d’insertion.
La loi du 11 février 2005, rénovatrice de la question sociale du handicap, offre en effet des perspectives prometteuses qui pourraient féconder toutes les politiques sociales relatives à l’insertion. Historiquement après avoir pensé le handicap à travers les prismes de la relégation, de la réparation puis de la rééducation ou de la réadaptation, le législateur français (sous la férule des politiques européennes) propose un changement de paradigme. D’une part, le principe de compensation fonde la personne en situation de handicap à faire valoir un droit en vertu d’un principe d’égalité des chances ; d’autre part, la logique de projet de vie oblige à une individualisation du traitement social de la question du handicap, à l’exclusion de schémas globalisants et normatifs qu’impulsaient les vocables antérieurs. Cela instaure un rapport social complètement inversé où les pouvoirs publics et leurs agents ne sont plus les vecteurs d’un ordre social auquel les usagers sont tenus de se soumettre ; mais il s’agit pour les services publics de se mettre au service de concitoyens en situation de handicap. Il s’agit d’inviter la personne à décliner son “projet de vie” protéiforme et personnalisé et de lui offrir les moyens idoines pour le mener à bien. Si on fait abstraction des excès que peut comporter toute pédagogie fondée sur le projet, on peut reconnaître que le législateur a opéré un saut qualitatif audacieux en émancipant le “citoyen-handicapé” des programmes d’insertion, pour lui proposer, sur un principe d’autodétermination (ou d’empowerment), les moyens d’une mise en œuvre personnalisée de son autonomie et de l’accès à une citoyenneté la plus épanouie.
Ce parangon du projet de vie, opérateur de la citoyenneté pour les personnes handicapées (qui n’a pas encore déployé toute sa mesure presque dix ans après la promulgation de la loi) pourrait devenir le creuset pour une refonte de la question de l’insertion telle qu’elle se décline aujourd’hui dans les missions locales, les CHRS ou encore les services sociaux des conseils généraux.
On abandonnerait ainsi l’insertion déclinée à coups de programmes qui s’imposent aux individus et dans lesquels ils sont sommés de s’inscrire pour donner à chaque citoyen, à l’instar des personnes en situation de handicap, un droit à compenser sa situation d’“exclu”, de demandeur d’emploi, de résident en CHRS,de bénéficiaire du RSA, etc. On passerait ainsi d’une norme sociale d’allégeance, avec les effets de stigmatisation qu’elle engendre, à une norme juridique vectrice d’une meilleure émancipation du sujet-citoyen. Tout cela pourrait passer pour de la coquetterie sémantique mais en vertu du pouvoir performatif des termes employés et de l’esprit de la loi, cela fonde au contraire un ordre différent où l’usager-citoyen garde la main sur son “projet de vie” et devient en droit d’exiger qu’on lui procure les moyens de le mener à bien.
Pourquoi ne pas également généraliser ce droit et du même coup décloisonner, fusionner les différentes catégories administratives (travailleurs handicapés, personnes en voie d’insertion, RSA, etc.) pour en arriver à prendre en compte la citoyenneté comme clef de voûte d’un droit souverain et non-stigmatisant ? On gagnerait certainement en gestion administrative par une simplification de ce qui est devenu un millefeuille de droits sociaux. Ainsi on favoriserait une avancée républicaine en faveur d’un revenu de citoyenneté, qui signerait l’abandon du travail comme seul marqueur social et pivot de l’accès à des droits atomisés, souvent peu accessibles et vecteurs de disqualification et d’exclusion (6). »
Contact :
(1) « Michel Foucault nommait épistémè ce dispositif invisible mais efficace de discours, de vision des choses et du monde, de représentation du réel, qui verrouillent, cristallisent et durcissent une époque sur des représentations figées » – Michel Onfray – Traité d’athéologie – Ed. Grasset, 2005.
(2) La régulation des pauvres – Nicolas Duvoux et Serge Paugam – Ed. PUF, 2008 – Voir ASH n° 2590-2591 du 9-01-09, p. 42.
(3) L’insertion professionnelle des publics précaires – Denis Castra – Ed. PUF, 2003.
(4)
(5) La régulation des pauvres – Op. cit.
(6) Voir à ce sujet L’envers de la « fraude sociale ». Le scandale du non-recours aux droits sociaux – Odenore – Ed. La Découverte, 2012 – Voir ASH n° 2788 du 21-12-12, p. 29.