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« Les bibliothèques ne sont pas des sanctuaires dans les quartiers »

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De 1996 à 2013, en France, 69 bibliothèques ont été incendiées dans des quartiers populaires. Pourquoi s’attaquer à des équipements culturels ouverts à tous ? Le sociologue Denis Merklen a enquêté sur ce phénomène peu connu. Pour lui, à travers ces incendies s’exprime tout un arrière-plan conflictuel, politique et culturel, auquel les bibliothèques n’échappent pas.
Régulièrement, des bibliothèques sont incendiées. Quelle est l’ampleur de ce phénomène ?

Il n’existe pas de chiffres officiels, mais les données que nous avons collectées pour cette enquête montrent que, de 1996 à 2013, au moins 69 bibliothèques ont été incendiées dans des quartiers populaires, dont plus de 20 à l’automne 2005. Pour cette recherche, menée dans le cadre de l’Atelier de recherches sur les classes populaires (1), nous avons enquêté dans cinq quartiers franciliens dont les bibliothèques avaient fait l’objet de conflits importants, quatre ayant été incendiées. Les situations de deux autres bibliothèques brûlées ont été observées, à Villiers-le-Bel et à Brest. Enfin, une enquête a été menée auprès du réseau des 23 bibliothèques de Plaine Commune, dans la Seine-Saint-Denis.

Pourquoi ne parle-t-on pas davantage de ces incendies ?

Ce silence étonnant est sans doute aussi important que les faits eux-mêmes, car la signification d’un tel acte n’est ni claire ni explicite. On peut comprendre pourquoi on brûle un commissariat de police, voire une école. Mais pourquoi brûler une bibliothèque ? Il n’y a pas de motif évident. Notre culture et notre pensée politique sont peu préparées à accueillir de tels faits et à s’interroger sur leur sens. Pour les responsables publics, cela équivaut même à une forme d’acceptation. Mais chercher à comprendre le sens politique de tels actes ne veut pas dire les cautionner. En évitant de s’interroger sur les raisons véritables qui ont mené à ces incendies, peut-être cherche-t-on aussi à ne pas reconnaître la gravité des problèmes économiques et sociaux dont souffrent ces quartiers. Une autre raison de ce silence est que, en général, les autorités et les intervenants locaux craignent de mettre de l’huile sur le feu et de rajouter à la stigmatisation qui pèse déjà sur ces quartiers et, par extension, sur les villes auxquelles ils appartiennent. Les municipalités ont donc tendance à reconstruire rapidement les établissements détruits, comme si rien ne s’était passé.

Où se trouvent les bibliothèques touchées ?

Les cas que nous avons recensés sont tous situés dans des cités populaires réparties sur l’ensemble du territoire. Certains incendies ont été commis dans le cadre d’émeutes de quartier, comme à Villiers-le-Bel en 2007. Pour d’autres, il s’agit d’événements isolés, seule la bibliothèque étant visée. Mais on perçoit toujours, en arrière-plan, l’existence d’un conflit larvé semblable à ceux que l’on retrouve dans les situations d’émeutes. Au-delà de ces faits spectaculaires, nous avons observé une conflictualité banale, de basse intensité, à l’intérieur de la bibliothèque elle-même. Les bibliothécaires expriment d’ailleurs, par endroits, une véritable souffrance.

Vous n’avez pas souhaité rencontrer des auteurs d’incendies. Pour quelle raison ?

En cherchant à recueillir leurs témoignages, il me semble que nous aurions participé à la construction de porte-parole fictifs. Un ensemble de facteurs complexes, inscrits dans un espace social très changeant, aurait été réduit à une seule parole. De plus, leurs propos risquaient fort d’être une rationalisation a posteriori, simplifiant les véritables enjeux. Or mon objectif était de chercher à comprendre en profondeur ces événements par l’analyse de l’espace social, politique et culturel où se produisent ces incendies, plus que par l’établissement d’un portrait type des incendiaires et de leurs motivations. En outre, si ces incendies sont très peu revendiqués, ce n’est pas pour autant qu’ils ne sont pas accompagnés de paroles. Celles-ci circulent autrement, dans les espaces sociaux locaux, dans des échanges interpersonnels, dans les textes de rap, les graphes, les salles de cours, etc.

Qu’est-ce qui justifie que l’on mette le feu à des lieux culturels ouverts à tous ?

Je crois que s’exprime à travers ces actes le vieux conflit opposant la culture classique, portée notamment par l’école et les bibliothèques, et une culture populaire qui se sent souvent méprisée par les institutions culturelles. Les milieux populaires ont souvent le sentiment que leurs préférences et leurs modes d’expression sont considérés comme une sous-culture de mauvaise qualité. Bien sûr, les bibliothèques ont fait d’importants efforts depuis une trentaine d’années pour s’ouvrir, notamment à la musique et à la vidéo. Elles donnent aujourd’hui davantage de place à la culture hip-hop ou à la bande dessinée… Malgré tout, les bibliothèques continuent de sélectionner et, de ce fait, d’indiquer ce qui a une valeur culturelle et ce qui n’en a pas. Et les habitants des quartiers en ont parfaitement conscience.

Le rapport à l’écrit serait au cœur de la relation ambiguë qu’entretiennent les habitants avec les bibliothèques…

L’écrit et les classes populaires ont, en effet, une histoire complexe et souvent mal comprise. Cette conflictualité commence à l’école, qui est le lieu de la promotion mais aussi de la différenciation sociale. Et l’écrit est perçu comme l’instrument de cette sélection. Se pose, par ailleurs, la question de l’usage de l’écrit par les institutions. L’octroi ou le refus d’une allocation passe toujours par un document. Dans des quartiers où les revenus sont issus en grande partie de prestations sociales, la maîtrise de l’écrit joue donc un grand rôle dans la relation que les gens entretiennent avec les pouvoirs publics. Et cela ne s’est pas amélioré avec le développement d’Internet, au contraire. Enfin, les classes populaires savent lire et écrire, mais s’expriment souvent en contournant les formes scolaires classiques par des modes d’expression considérés comme marginaux. Je pense notamment aux graphes sur les murs. Sur les trois terrains de l’écrit que sont l’école, l’administration et l’expression, se jouent donc des tensions importantes touchant à tout l’espace de la culture populaire.

Peut-on faire un parallèle avec les incendies d’écoles ?

Je ne crois pas qu’ils soient de même nature. L’école dispose de capacités de sanction et d’exclusion qui sont une source de conflits inhérente à son fonctionnement. Et plus sa capacité intégratrice diminue, plus cette conflictualité est importante. Ce n’est pas le cas de la bibliothèque, qui ne fait l’objet d’aucun conflit d’intérêts immédiat. D’ailleurs, 90 % de la population des quartiers ne sont pas inscrits à la bibliothèque. Et parmi les 10 % restants, on compte beaucoup de scolaires. On pourrait donc imaginer que les gens soient, au pire, indifférents à son égard. En réalité, les classes populaires souhaitent la bibliothèque, qui reste un équipement prestigieux pour un quartier, autant qu’elles la critiquent. Les bibliothèques de quartier, aujourd’hui pour la plupart municipales, ont bien souvent été créées par des organisations politiques ou des associations participant à l’espace politique des classes populaires. La bibliothèque était alors perçue comme une arme du peuple contre la domination des puissants et de l’Etat. Ce n’est plus le cas. Les bibliothèques ne prennent parti que très difficilement car elles doivent garder une certaine neutralité. Bien sûr, un bibliothécaire qui vient travailler tous les jours dans un quartier populaire exprime déjà un parti pris, et fait parfois acte de militance. Mais certaines choses ne peuvent pas être dites par la bibliothèque sur les injustices sociales, sur les violences policières, sur les discriminations. Ce sont ces mêmes choses que les incendiaires ne parviennent pas à dire autrement.

Quels enseignements peut-on tirer de votre recherche ?

Les bibliothécaires s’interrogent déjà sur leurs missions. Par exemple, comment associer les habitants collectivement ou individuellement à la gestion des collections ou au choix des acquisitions ? Mais le problème est que lorsqu’un conflit se noue dans ces quartiers, les bibliothèques portent toutes les ambiguïtés qui caractérisent l’Etat, perçu comme à la fois protecteur et répressif. Les bibliothécaires se trouvent pris dans ce conflit tout comme les travailleurs sociaux, les enseignants et certains personnels de santé. Ces professionnels, malgré eux, apparaissent comme des agents de l’Etat. Les bibliothèques ne peuvent donc pas prétendre être extérieures aux conflits qui traversent les quartiers. Elles ne sont pas des sanctuaires.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Le sociologue Denis Merklen enseigne à l’université Sorbonne nouvelle Paris-3 ainsi qu’à Paris-7. Il publie Pourquoi brûle-t-on des bibliothèques ? (Ed.Presses de l’Enssib, 2013).

Il est également l’auteur de Quartiers populaires, quartiers politiques (Ed.La Dispute, 2009).

Notes

(1) Animé par Denis Merklen et Charlotte Perrot-Dessaux, cet atelier est un espace d’échanges entre chercheurs et étudiants. Il est soutenu par trois centres de recherches des universités Paris-3, Paris-7 et Paris-13.

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