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Big bang territorial : questions cachées

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Les annonces choc du Premier ministre relatives à la réduction du nombre des régions et à la suppression des départements vont plutôt dans le bon sens, estime Robert Lafore, professeur de droit public à l’université de Bordeaux-Institut d’études politiques. Encore faut-il la volonté de prendre à bras-le-corps certaines questions sous-jacentes.

« L’annonce, très inattendue, par le Premier ministre d’une réforme profonde du système d’administration locale a surpris la plupart des auditeurs, décontenancé beaucoup d’observateurs et franchement indisposé certains élus (1). Alors que le précédent gouvernement s’était enlisé dans des aménagements savamment distribués en trois lois distinctes de façon à neutraliser les oppositions et surtout dénués de portée véritable, puisque ne touchant à aucune des entités existantes, voilà que le nouvel exécutif s’engage ni plus ni moins à un regroupement drastique des régions et à la suppression des départements. Le premier engagement constitue déjà une gageure, mais alors que dire du second ?

Le département est pour le modèle républicain français une sorte de “vache sacrée”, le réceptacle que l’on a cru jusqu’à il y a peu intangible du génie politique et administratif national, structure par laquelle a perduré ce “jacobinisme apprivoisé” alliant un Etat très centralisé avec des “intérêts locaux” extrêmement diversifiés ; lui qui, à l’instar de ce qu’est la notion de “fromage” pour le kaléidoscope bigarré de toutes nos espèces fromagères, a pu réunir dans la République le foisonnement des particularismes plus ou moins revendiqués de tous nos pays et autres terroirs… C’est que fondamentalement, et bien avant d’être un opérateur de services publics, le département a constitué un lieu d’intégration, d’articulation entre la logique descendante dominante de l’emprise étatique sur son territoire et les “demandes” locales consistant essentiellement dans la nécessité de voir s’aménager, s’adapter et s’amender la loi commune en considération de son acceptabilité ; un espace de traduction où les locuteurs entendaient simultanément le français et les patois, cela par la géniale mise en présence d’un exécutif représentant le centre (le préfet) et d’une assemblée porte-parole du local (le conseil général) ; par leur truchement, on parvenait à concocter diverses sortes de “cassoulets” politiques dont le Sud-Ouest a constitué la matrice incontestée.

Le coup décisif porté à cette trouvaille institutionnelle est maintenant ancien puisqu’il s’agit des premières lois dites de “décentralisation” de 1982-1983 : d’une part, on fit disparaître le dispositif de connexion structurée entre le centre et la périphérie en séparant l’administration déconcentrée d’un côté et les collectivités décentralisées de l’autre, pariant uniquement sur le mécanisme du contrôle de légalité dont la suite démontra la vacuité du point de vue des nécessités d’intégration des politiques nationales et locales ; d’autre part, on chargea les collectivités, dont le département, en attributions administratives de toutes natures selon la logique des “blocs de compétences” transférés depuis l’administration d’Etat. Mais à l’époque, le centre de gravité restait bien départemental, tant du côté de l’administration d’Etat groupée autour du préfet de département que du côté des collectivités dont le département demeurait la figure de proue, subordonnant un système communal très morcelé et ne pouvant craindre la concurrence de régions encore à l’état naissant et conçues comme des administrations de mission aux attributions très limitées.

Un enchevêtrement d’acteurs

Trente ans après et un peu plus, où en sommes-nous ? Les collectivités, devenues “territoriales”, ont gonflé en attributions, surtout les départements, et ont développé, sous couvert de la “clause de compétence générale”, des interventions tous azimuts. En contrepoint, l’Etat s’est vidé d’un grand nombre des attributions qui avaient fait la puissance des grandes directions départementales des années 1960-1970, cela tout en en conservant des morceaux plus ou moins éclatés dans tous les domaines. De fait, la logique de “blocs” cohérents et distincts était illusoire, et quel que soit le secteur d’action publique, on y observe un enchevêtrement d’acteurs et un entrelacement d’attributions. A quoi s’ajoute, surtout pour le département et en matière d’action sociale, une évolution vers un mode purement gestionnaire d’interventions cloisonnées dont la charge s’accroît sans possibilité d’en modifier le cours : on aperçoit là les limites de transferts de politiques verticales et sectorielles dont les modèles ne sont plus adaptés.

Le dispositif territorial s’est complexifié en intégrant de nouveaux niveaux : les intercommunalités elles-mêmes différenciées et les régions, tout cela configurant une structure à cinq niveaux, voire six si l’on y intègre l’Union européenne. Structures au départ purement fonctionnelles, régions et intercommunalités se sont muées, réalités obligent, en espaces de plus en plus pertinents de conception et de mise en œuvre des politiques territoriales.

Enfin, aucun lieu de mise en ordre et d’intégration de ces compétences n’ayant pu être établi en lieu et place de l’ancien département, on est en présence d’un système polyarchique tant vertical qu’horizontal, noyé dans des logiques de “partenariats” généralisés ; et, nonobstant la désignation de “chefs de file” peu concluante, l’ensemble mobilise des moyens toujours croissants, disperse les ressources et s’épuise à maîtriser le couple antagonique “concurrence-coopération”.

L’annonce gouvernementale semble prendre enfin à bras-le-corps le problème posé de longue date et jusqu’à présent contourné.

Regrouper les régions pour constituer des ensembles bien plus importants paraît une solution évidente. Restera à transformer l’essai en dotant les nouvelles entités régionales de deux missions fondamentales : concourir à la création des activités productives qui mobilisent, emploient et fassent vivre de façon dynamique les populations et pour cela concentrer en leurs mains tous les moyens du développement économique, notamment en matière de formation et de soutien à l’innovation ; mettre en solidarité les espaces régionaux pour éviter les phénomènes de polarisation “richesse/pauvreté”, notamment en opérant des péréquations de ressources entre les pôles urbains et les espaces ruraux en difficulté.

La disparition du département paraît inscrite dans les évolutions du système politico-administratif territorial. Ne constituant plus le lieu d’articulation entre le centre et la périphérie, ce qu’il était jusqu’en 1982 dans le modèle départementaliste républicain, il s’est mué principalement en administration gestionnaire d’attributions, notamment sociales, dont il ne maîtrise le plus souvent ni les tenants ni les aboutissants, avec en mode mineur une fonction de péréquation de ressources en direction des espaces ruraux. On aperçoit bien que sa substance doit se répartir surtout dans des intercommunalités puissantes où seraient articulés à nouveaux frais le dynamisme du territoire et les problèmes, notamment sociaux, que cela génère.

Ces mutations recèlent naturellement des risques et ouvrent des questions qu’il faudra bien affronter.

La première concerne l’Etat et on n’a que trop tendance à oublier que déconcentration et décentralisation sont les deux faces d’une même réalité. Très mal en point dans ses actuelles projections locales, segmentées et aux fonctions indéfinies, il va devoir faire le choix entre l’exercice d’attributions propres, mais qu’il faudra alors circonscrire, et des fonctions “régulatrices” (encadrement juridique, évaluation, contrôle, soutien et répartition de ressources) à repenser, une combinaison des deux pouvant se concevoir. Là se joue une possible conception renouvelée de l’articulation entre le pouvoir central et les pouvoirs locaux, quelque chose à trouver entre fédéralisme et Etat centralisé, les expériences depuis trente ans n’ayant fait qu’obscurcir le dossier. Car naturellement, on peut se préparer à ce que les nouvelles “grandes” régions produisent des effets centrifuges puissants. Est-ce à craindre ou à souhaiter, tout le problème est là et la place que s’attribuera l’Etat sera la réponse à cette question.

La seconde question tient dans l’évolution du système “commune-intercommunalité”. On est là encore au milieu du gué, la dernière campagne municipale ayant produit un spectacle étonnant où l’on procédait à l’élection de municipalités dont une part désormais importante de la substance se tient dans les intercommunalités, surtout en zone urbaine. Il faudra bien un jour décider où sont les problèmes et en conséquence où doit se situer principalement la légitimité pour les affronter. Les nouvelles métropoles, les communautés d’agglomération et de communes constituent probablement le bon niveau d’intégration et de mise en solidarité de territoires où se jouent la vie des gens, le travail, les réseaux de coopération, d’entraide et de créativité, le logement, où ce qui détermine le succès des uns peut être rapporté à ce qui constitue l’échec des autres.

Une affaire de démocratie

Enfin, les mutations du système politico-administratif territorial reposent le problème de la nature même de la société démocratique. Le vieux système départemental républicain était avant tout une machinerie politique, une réponse à la question posée par un pouvoir descendant puissant et “modernisateur” rencontrant des “réalités” locales avec lesquelles il devait composer. La question demeure : comment produire des espaces mobilisateurs où les particularités, désormais essentiellement “individuelles”, viennent affronter les problèmes collectifs et élaborer des réponses en inventant par là même collectivement “l’intérêt général” et “l’utilité sociale” ? Car l’un et l’autre se construisent en continu. A titre de symptôme bien plus que de solution, c’est ce que la notion de “territoire” tente de nommer. On le voit, on est loin de ce réductionnisme bien en cours qui n’envisage l’action publique que sous l’angle de la fourniture de services, de “qualité” comme il se doit, en résumant toute l’affaire à des problèmes de management plus ou moins efficient d’une économie de services. La démocratie, indissolublement “locale” et “nationale”, vaut mieux que cela. »

Contact : r.lafore@sciencespobordeaux.fr

Notes

(1) Voir ASH n° 2855 du 11-04-14 p. 5 et 14.

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