La notion d’« innovation sociale » est de plus en plus usitée. De nombreux ouvrages lui ont été consacrés en langue anglaise, mais assez peu en français. Nous avons donc voulu réaliser une synthèse de la littérature disponible et faire le point sur les travaux de nos trois groupes de recherche : celui qui est dirigé par Juan-Luis Klein à l’université du Québec à Montréal, celui que pilote Frank Moulaert à l’université de Leuven, en Belgique, et celui du CNAM [Conservatoire national des arts et métiers], à Paris.
On peut reprendre la définition développée par le Centre de recherche sur les innovations sociales, à Montréal, qui fait autorité sur le plan international. L’innovation sociale n’est pas simplement une réponse à un besoin. Il s’agit d’une intervention initiée par des acteurs sociaux pour répondre à une aspiration, subvenir à un besoin, apporter une solution ou profiter d’une opportunité d’action afin de modifier des relations sociales, de transformer un cadre d’action ou de proposer de nouvelles orientations culturelles. On voit qu’il s’agit d’une notion à double face, comportant une dimension de réparation mais aussi de transformation. De plus, l’innovation sociale n’est pas uniquement le fait de l’entreprise. Elle peut être initiée par différents acteurs de la société en vue de modifier les relations sociales et, le cas échéant, de transformer les cadres d’action.
Il existe en réalité deux sources indépendantes. La première trouve son origine dans les années 1970, avec la crise du modèle de développement des Trente Glorieuses. Les « nouveaux mouvements sociaux », comme on les a appelés, ont alors remis en cause l’articulation traditionnelle entre l’économique et le social. La conflictualité sociale n’était plus appréhendée uniquement à travers le prisme de la lutte entre capital et travail. Les mouvements écologistes et féministes sont emblématiques de cette évolution, qui s’est également traduite dans l’action sociale par une remise en cause de la manière dont l’Etat considérait les usagers comme des assujettis beaucoup plus que comme des personnes capables de participer à l’élaboration des services qui les concernent. Au cours des années 1980, ces mouvements sociaux se sont fragmentés et la notion d’innovation sociale dans la société civile est venue, d’une certaine façon, y suppléer. C’est ainsi que l’on a vu émerger, par exemple dans les services de proximité, des innovations sociales fondées sur la coconstruction des services avec les usagers. La seconde source renvoie davantage à la crise économique actuelle. On se rend compte que de nouvelles dynamiques économiques sont à trouver, avec une importance croissante donnée à l’innovation technologique. Mais celle-ci n’est pas suffisante. Elle ne vaut que si elle est en phase avec l’organisation sociale et économique dans laquelle elle s’inscrit. Il est donc nécessaire de l’élargir à la notion d’innovation organisationnelle et aux liaisons entre institutions qui peuvent l’encourager sur un territoire. De plus en plus, l’innovation technologique est envisagée comme un processus social.
Jusqu’à la fin du XXe siècle, en effet, l’innovation sociale a d’abord été une question de pratiques. Par la suite, des expériences pionnières ont permis de faire reconnaître des besoins, puis de développer des politiques publiques. Ce qui change aujourd’hui, ce sont les modalités de leur institutionnalisation. Dans la période d’expansion des Trente Glorieuses, ces innovations étaient directement intégrées dans les politiques de l’Etat social. Ce n’est plus le cas. Les politiques publiques développent aujourd’hui une offre institutionnelle spécifique pour dynamiser l’innovation sociale. Celle-ci a acquis un statut qu’elle n’avait pas auparavant. Au niveau européen, elle a ainsi été intégrée dans les budgets, en particulier dans le Fonds social européen. En France, elle devrait être prise en compte dans la loi sur l’économie sociale et solidaire, actuellement en cours de discussion, mais rien n’est tranché, et il importe de voir quelles en seront les modalités concrètes. Enfin, au niveau territorial, un certain nombre de régions manifestent un intérêt particulier pour cette question.
C’est toute son ambivalence. Dans un contexte de contraintes budgétaires très fortes, un nouvel équilibre est en train de se chercher. Dans une première acception, l’innovation sociale est rattachée au modèle du « social business ». Celui-ci tend à considérer que le secteur associatif doit se professionnaliser en s’inspirant des modes de gestion et de management des grandes entreprises du secteur marchand. L’innovation sociale devrait alors prouver sa pertinence en s’autofinançant via le marché. En rupture avec notre modèle social, l’action privée serait censée se substituer à une action publique qui n’a plus les moyens de ses ambitions. Cette idée a été mise en œuvre dès les années 1980 au Royaume-Uni, avec la notion de secteur indépendant qui associe les organisations sans but lucratif et le monde de l’entreprise. On fait ainsi sortir tout ce qui relève du social de l’orbite démocratique en mixant la responsabilité sociale des grandes entreprises, les fondations privées et les associations modernisées par le biais du « social business ». La seconde grande orientation est très différente. Elle tend au contraire à prendre en compte les problèmes actuels pour impulser une nouvelle génération d’action publique s’appuyant sur une co-construction avec les usagers. L’action publique, de ce point de vue, devrait être davantage axée sur une coopération entre les associations et les pouvoirs publics. L’ambition serait de ne plus réduire les débats politiques et économiques à un dualisme entre le marché et l’Etat grâce à la prise en compte de la société civile dans le cadre d’une démocratie participative et délibérative. A l’heure actuelle, aucune de ces deux grandes acceptions ne l’a encore emporté.
S’il est toujours intéressant de comparer les situations de différents pays, la partition est plutôt historique. Les deux acceptions de l’innovation sociale que j’ai évoquées renvoient à une ligne de partage perceptible depuis au moins deux siècles dans l’ensemble de nos sociétés. Dans la première version – l’innovation sociale comme action développée sur le modèle du « social business » –, on voit se dessiner une culture de la solidarité comme principe subsidiaire ou faible, le marché étant le principe central de la société. Le rôle de l’innovation est alors de réduire la pauvreté sans remettre en cause le fonctionnement économique. Dans la seconde version, fondée sur une coconstruction démocratique et délibérative, on considère la solidarité comme un principe beaucoup plus structurant, et même fondamental. On peut parler d’une solidarité forte.
D’abord, en prenant part au débat. Celui-ci n’est pas tranché, et il est crucial de déterminer ce qui, demain, sera considéré ou pas comme de l’innovation sociale. Les chercheurs et les acteurs de terrain doivent s’engager dans ces controverses pour qu’on ne réduise pas le périmètre de l’innovation sociale. Le risque serait un repli sur une version faible de la solidarité et un oubli du fait que l’innovation sociale est porteuse de transformation sociale. Par ailleurs, dans une période de renouvellement générationnel, il est sans doute important que de nouveaux profils de cadres de l’action sociale se dégagent pour être davantage en mesure d’intégrer la question de l’innovation sociale, mais aussi des nouvelles relations entre l’économique et le social. Je pense aussi, en lien avec la redéfinition des professionnalités, qu’il serait nécessaire de mettre davantage l’accent sur une dimension moins experte, plus relationnelle et coopérative des professionnels avec les usagers. Or cette vision est de plus en plus contestée par la logique de l’économie dominante. Les acteurs du secteur social et médico-social doivent donc s’en emparer, sinon d’autres le feront à leur place.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Jean-Louis Laville dirige le master Innovations sociales au CNAM. Il est chercheur au laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE) et à l’Institut francilien recherche, innovation et société (IFRIS). Avec Juan-Luis Klein et Frank Moulaert, il publie L’innovation sociale (Ed. érès, 2014). Il est l’auteur, entre autres, de L’association. Sociologie et économie, avec Renaud Sainsaulieu (Ed. Fayard/ Pluriel, 2013).