Recevoir la newsletter

Retour à la Maison Goudouli

Article réservé aux abonnés

Créée en 2011 par des travailleurs sociaux bénévoles qui squattaient des locaux désaffectés, la Maison Goudouli, à Toulouse, a réussi à faire reconnaître son travail auprès des grands exclus âgés. Mais son devenir reste aléatoire, faute de financements stables.

A72 ans, Hans, psychotique, n’a pas dormi allongé depuis plusieurs dizaines d’années. Par habitude, il préfère passer ses nuits assis au rez-de-chaussée d’un bâtiment d’un quartier résidentiel de Toulouse plutôt que d’occuper la chambre qui lui a été attribuée. Ses jambes couvertes d’œdèmes, enveloppées dans des sacs plastique, demandent des heures de soins infirmiers qu’il n’accepte qu’avec réticence. Sans papiers d’identité, car il refuse catégoriquement les photos, il ne peut pas toucher la retraite à laquelle il aurait droit. Si l’équipe mobile sociale et de santé (EMSS) de Toulouse n’avait pas pu le mettre à l’abri à la Maison Goudouli (1), il serait sans doute mort dans la rue. Comme les 19?autres personnes hébergées dans ce lieu atypique.

HISTOIRE D’UN COMBAT

Désormais indispensable, la Maison Goudouli n’a pourtant que trois ans et n’existe que par la volonté farouche de quelques travailleurs sociaux. Retour en arrière… En décembre 2010, est annoncée la fermeture de deux foyers situés au centre de Toulouse et qui disposent de places réservées aux grands précaires. Le projet consiste à les déplacer près de ­l’incinérateur du Mirail et de la rocade, un lieu jugé dangereux par les travailleurs sociaux, surtout pour des gens ­désorientés. C’est la goutte d’eau qui fait déborder le vase. « Pour les collègues de l’équipe mobile sociale, c’était réduire à néant le travail de plusieurs années pour stabiliser ces grands précaires, dont 22 sont morts dans la rue entre avril 2010 et mars 2011, les amenant parfois à assister à deux enterrements par semaine, nous racontait en avril 2011 Annabelle Quillet, CESF à la veille sociale (2). Cela devenait insupportable ! On ne pouvait pas laisser ces personnes en danger vital comme ça. »

L’idée est alors lancée d’occuper illégalement des locaux vides. Bruno Garcia, coordinateur de la veille sociale 31 (3), rappelle : « Nous demandions depuis une dizaine d’années, sans succès, un lieu d’hébergement sans limitation de durée pour ce public. En 2010, sans aucune création de places depuis cinq ans, le taux de refus au 115 était monté à 90-95 % (150 à 200 demandes par jour pour une dizaine d’orientations positives). » Cette situation de blocage avait poussé plusieurs salariés de la veille sociale, ­désespérés de ne pouvoir remplir leur mission, à passer en force. En avril 2011, pour mettre à l’abri une dizaine de grands précaires, une poignée de professionnels issus majoritairement du secteur de l’hébergement d’urgence et de la veille sociale entrent illégalement dans des locaux inoccupés de l’AFPA, rue Goudouli, à Toulouse. Le préfet demande leur expulsion mais, en mai, le tribunal adminis­tratif lui donne tort. Pendant des mois, plusieurs dizaines de travailleurs sociaux toulousains se relaient pour venir réa­liser, sur leur temps libre, un véritable travail social professionnel, avec un minimum de deux encadrants en journée et de quatre le soir.

« Même si l’action de réquisition était illégale, les militants visaient dès le départ à être reconnus et financés », explique Bruno Garcia. Les négociations avec les pouvoirs publics commencent donc rapidement. « La secrétaire générale de la préfecture a convié très vite les partenaires [professionnels qui accompagnaient ce projet, associations, collectivités, agence régionale de santé (ARS)] à de multiples réunions plus ou moins institutionnelles et à des groupes de travail », témoigne Victoria Hugues, inspectrice de l’action sanitaire et sociale, responsable du bureau « hébergement d’insertion et habitat adapté » à la direction départementale de la cohésion sociale (DDCS 31). Infirmier à l’EMSS et président de l’association Goudouli, Pierre Cabanes, qui estime avoir participé à 90 de ces réunions entre 2011 et 2014, se souvient : « Les premières tables rondes étaient très tendues. Nous avons défendu notre projet bec et ongles. C’était épuisant, mais cela valait le coup. » Pierre Cabanes et Anne Maslanka, assistante de service sociale à l’EMSS, devenue chef de service de la Maison Goudouli, avaient à l’époque écrit un préprojet de service. A partir de mai 2011, commence la rédaction du projet proprement dit, qui sera finalement validé en novembre par la préfecture, la DDCS 31, l’ARS et la mairie de Toulouse. Le groupe se monte en asso­ciation pour gérer le lieu à la même époque – « même si la préfecture aurait préféré en confier la gestion à des asso­ciations existantes », se souvient Pierre Cabanes. La première convention d’occupation précaire temporaire et gratuite des locaux est signée par l’Etat le 1er janvier 2012. Depuis, elle a été renouvelée chaque année.

PASSER DU BÉNÉVOLAT AU PROFESSIONNALISME

Délivrés de la crainte de l’expulsion, reconnus comme interlocuteurs crédibles par les autorités, les bénévoles qui constituent la « collégiale » pilotant l’association s’attèlent à professionnaliser l’équipe. Le passage du bénévolat intégral à la mise en place d’une équipe professionnelle se fait en 2012, d’abord par le recrutement de quatre accueillants, puis avec l’arrivée de deux travailleurs sociaux et d’une infirmière en mai. De 6,5 équivalents temps plein (ETP) en 2012, l’effectif monte à 7,7 ETP en 2013 : une assistante sociale coordinatrice (chef de service), une infirmière, un éducateur spécialisé, deux veilleurs de nuit et quatre accueillants (trois emplois aidés en contrat unique d’insertion de 20 heures et un contrat d’avenir de 35 heures). Dans le même temps, le nombre de personnes hébergées passe d’une dizaine à une vingtaine, orientées principalement par l’EMSS et la Halte-Santé (4). « Ceux que nous admettons sont des personnes très abîmées, qui cumulent les facteurs de risques, tels que des addictions, différentes pathologies et des problématiques sociales, et sont indésirables ailleurs, précise Pierre Cabanes. Nous renvoyons vers d’autres dispositifs les personnes plus jeunes, qui ont encore des ressources. » A la rue depuis de nombreuses années, ces grands précaires – des hommes, essentiellement – ne demandent rien. Plus de la moitié d’entre eux n’ont jamais été hébergés dans aucune structure, même d’urgence, avant leur arrivée. « Je les connais tous de la rue, de sous les ponts, témoigne l’infirmier qui œuvre à l’EMSS depuis treize ans. Sans ces liens, ils n’auraient jamais adhéré au travail social. » Alors qu’ils souffrent presque tous de pathologies psychiatriques (névroses, psychoses ou démences) et de troubles somatiques graves (cancers, insuffisance respiratoire, problèmes gastroentérologiques, cardiaques, vasculaires, traumatologiques ou dermatologiques), la plupart n’ont bénéficié jusque-là d’au­cun suivi médical. En entrant à Goudouli, un traitement médical approprié a pu leur être proposé.

DES RÉSULTATS POSITIFS TANGIBLES

Face à l’alcoolisme généralisé chez ses résidents, la Maison Goudouli a fait un choix différent des autres structures. « Ici, on a le droit de boire [un à deux verres le soir au repas ou dans le jardin, Ndlr], à la différence d’autres foyers où je suis passé, témoigne Claude, 61 ans, ancien chef d’agence bancaire devenu SDF à cause de l’alcool, résident à Goudouli depuis l’ouverture du lieu. C’est mieux que de se cartonner avant de rentrer ! Car nous sommes 20 alcooliques sur 20. » Le principe : c’est le lieu qui s’adapte à ses pensionnaires, et non l’inverse. « La plupart boivent depuis tellement longtemps qu’ils préfèrent rester à la rue plutôt que d’aller dans un centre où l’alcool n’est pas accepté, constate Clémentine Hamel, stagiaire monitrice-éducatrice depuis septembre 2013. Ici, ils sont libres, ils savent qu’ils n’ont pas à se cacher… » S’ils peuvent rentrer alcoolisés sans être exclus, en revanche, ils ne peuvent pas boire dans les chambres : une décision qu’ils ont prise eux-mêmes en conseil de maison. « En levant un tabou, en leur permettant de dire “je vais boire une bière’’, on rend possible l’ouverture d’un dialogue là-dessus », affirme Anne Maslanka, la chef de service. « Nous travaillons sur la réduction des risques, poursuit son collègue Fabrice Bozonnet, éducateur spécialisé, présent depuis janvier 2014, après être passé par l’EMSS. On les aide à comprendre qu’ils ont besoin d’aide. »

Ces hommes restés si longtemps à la rue s’habituent progressivement à vivre dans une maison. « Au départ, ils dormaient habillés, se levaient la nuit, étaient dehors très tôt le matin par habitude, se remémore Pierre Cabanes. L’un d’entre eux prenait même des douches froides tout habillé ! Aujourd’hui, ils se couchent à 21 h 30, mangent régulièrement, ont repris des habitudes du quotidien comme l’hygiène corporelle et le ménage. » La plupart d’entre eux sont présents à tous les repas qui sont livrés gratuitement par la mairie de Toulouse. Leurs chambres sont de plus en plus investies et les plus valides participent aux tâches de la maison. La moitié d’entre eux ont même accepté de participer en 2013 à des tournois de pétanque, des sorties à la mer, des randonnées pédestres ou des soirées musicales. Un pas en avant important pour des gens très désocialisés.

Les résultats sont au rendez-vous puisqu’en 2013, sur les 25 habitants passés pendant l’année, 15 ont réduit leur consommation d’alcool. Plusieurs se sont même engagés dans une démarche de sevrage éthylique. Les passages aux urgences, souvent consécutifs à des chutes liées à une alcoolisation excessive, se sont réduits de 46 en 2011 à 17 en 2012 et à 11 en 2013, alors qu’à la rue, ils pouvaient être pour certains quasiment quotidiens. « Grâce à la Halte-Santé et à la Maison Goudouli, il n’y a plus d’hospitalisation pour raisons sociales ou d’alcoolisation, se félicite Philippe Arnal, médecin à la retraite, fondateur de l’EMSS et de la Halte-Santé. Entre 600 et 700 € la journée aux urgences, nous faisons économiser des milliers d’euros à l’hôpital ! C’est pour cela que l’ARS accepte de payer notre poste infirmier. » Malgré les soins, l’accompagnement, le mode de vie apaisé, la Maison Goudouli a cependant connu trois décès depuis son ouverture. Des événements prévisibles, dans cette « maison de retraite pour gens de la rue gravement malades », selon l’expression de Philippe Arnal. « Dans le projet de service, nous avons conceptualisé le fait que ces personnes pouvaient mourir et que nous devrions les accompagner en fin de vie », souligne Pierre Cabanes. Le réseau de soins palliatifs Relience se déplace pour soutenir les équipes en cas de besoin. « Le décès des personnes sur la maison n’est pas un échec, peut-on lire dans le bilan d’activité 2013. Mourir chez soi et non dans la rue est une reconquête significative de la dignité humaine. » Si deux décès ont été à déplorer en 2013, trois résidents ont pu intégrer un autre dispositif et un quatrième est retourné vivre en famille. « Claude, qui vivait à la rue, a pu se poser ici pendant un an. Puis nous avons organisé des visites médiatisées avec sa famille et, finalement, il est retourné vivre avec eux », se réjouit Pierre Cabanes. Deux autres habitants ont pu renouer des contacts avec leurs proches perdus de vue depuis très longtemps. « Cette expérience permet pour certains d’entre eux une mise à l’abri simple, pour d’autres le retour vers un cadre familial jusque-là vécu comme persécuteur, ou bien encore l’adhésion à un cadre de soins, décrit le psychiatre Nicolas Velut, responsable de l’unité de souffrance psychosociale du CHU de Toulouse, qui assure aussi les supervisions de l’équipe tous les quinze jours. Pour tous, on constate cliniquement la diminution du caractère excluant des symptômes psychotiques, et ce sans forcément avoir recours aux traitements médicamenteux habituels. »

Après trois ans d’existence, la Maison Goudouli, désormais reconnue par l’ensemble des acteurs, y compris par les services de l’Etat, a prouvé son utilité. Pour autant, elle fonctionne difficilement avec seulement sept postes équivalents temps plein pour une permanence de 24 h/24. Autre difficulté : depuis janvier, la maison n’a plus d’infirmière. Son mi-temps était jusqu’à présent pris en charge par l’ARS, mais un désaccord s’est fait jour sur son profil et son autonomie dans la structure – l’ARS souhaite rattacher le poste à un service d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés (Samsah). « En mars-avril, un salarié était seul avec un stagiaire la plupart du temps. Je m’inquiète pour l’équipe », témoigne Caroline Garcia, accompagnatrice en em­ploi d’avenir depuis juillet 2012, en formation de monitrice-éducatrice. Aurélie Rosso, membre de la collégiale et édu­catrice dans une autre structure pour personnes sans abri, tente de tempérer ces inquiétudes : « La situation actuelle demande beaucoup d’énergie, mais dans le projet définitif que nous défendons, l’équipe est plus étayée. » « L’idéal serait d’avoir un accueillant en journée en plus de l’assistante sociale ou de l’éducateur qui font les démarches, les accompagnements, le travail de mise en place du projet de vie. Mais ce n’est pas possible », regrette Anne Maslanka, la chef de service. En attendant, l’équipe tourne tant bien que mal avec des stagiaires (notamment travailleurs sociaux) et quatre jeunes en service civique de l’association Unis-Cité présents les jeudis et vendredis. « Aujourd’hui, on gère seulement le fonctionnel, nous sommes au taquet, appuie Fabrice Bozonnet. Il faudrait étoffer l’équipe avec des aides médico-psychologiques, des éducateurs spécialisés et approfondir la formation des accompagnants. »

UN DISPOSITIF ATYPIQUE AU BUDGET FRAGILE

Le talon d’Achille de la Maison Goudouli reste son financement. « Elle souffre d’une grande fragilité budgétaire, se désole Bruno Garcia, le coordinateur de la veille sociale. C’est un dispositif atypique, avec une prise en charge sociale, médico-sociale et sanitaire qui ne rentre pas dans les cases classiques, mais se situe plutôt sur des crédits innovants. Cela rend son financement compliqué. » Pour l’heure, l’Etat paie les postes des veilleurs, de l’éducateur et l’emploi d’avenir à hauteur de 90 000 €. La Fondation Abbé-Pierre verse, pour sa part, 40 000 à 50 000 € par an. La Fondation de France a apporté pendant deux ans un soutien de 25 000 € annuel. « Notre budget est ric-rac et on voit que nous allons être en difficulté », s’inquiète Pierre Cabanes. Du côté de l’Etat, on tente de justifier le retard pour prendre le relais. « 2011-2014, ça paraît long, mais c’est un projet pour lequel on doit trouver des réponses innovantes, adaptées, dans le cadre d’un copartenariat très large, explique Victoria Hugues, de la DDCS 31. Dans le futur projet, l’Etat prendra en charge le fonctionnement de la pension de famille, 16 € par jour et par place, soit 150 000 € environ. De quoi financer trois postes de travailleurs sociaux. »

Se pose également la question des locaux qui ont été jugés dangereux par la commission de sécurité. « La mairie de Toulouse a commencé à chercher un local dès fin 2011 et a eu l’accord d’Habitat Toulouse en 2012 pour la construction de la maison, à qui elle a cédé le terrain pour un euro symbolique », raconte Claude Touchefeu, adjointe au maire (PS) chargé de la solidarité jusqu’en mars dernier. Le permis de construire pour un bâtiment de 25?places a ainsi été dé­posé et la livraison est attendue pour fin 2015-début 2016.

Dernier problème : celui du portage du projet. « L’association ayant des difficultés à gérer le lieu, nous avons eu beaucoup de discussions à ce sujet, poursuit l’élue. Le portage doit-il être fait par l’association, par le CCAS [centre communal d’action sociale] ou par un groupement médico-social ? » La municipalité s’est portée candidate à la gestion du projet définitif, via le CCAS, dont une salariée de Goudouli est l’une de ses assistantes sociales, mise en disponibilité. Cette position sera-t-elle maintenue par le nouveau maire UMP Jean-Luc Moudenc, fraîchement installé au Capitole ? C’est ce qu’espère l’équipe. « Ce serait catastrophique pour nous que ce lieu ferme, s’alarme Bruno Garcia. Il n’en existe pas d’aussi bien adapté à ce public, y compris au niveau national, et il pourrait essaimer… » D’ailleurs, dans le cadre des discussions sur le diagnostic territorial à 360 ° « Du sans-abrisme au mal-logement », piloté par les services de l’Etat pour remettre à plat tous les dispositifs, les professionnels de la veille sociale ont insisté sur la nécessité de pérennisation de la Maison Goudouli, et même sur le besoin d’un deuxième lieu équivalent.

Notes

(1) Maison Goudouli : 4 bis, rue Goudouli – 31400 Toulouse – Tél. 05 31 54 53 12 – contact@lamaisongoudouli.lautre.net.

(2) Voir ASH n° 2711 du 27-05-11, p. 34.

(3) Financée par l’Etat, la veille sociale de Haute-Garonne regroupe le numéro d’appel d’urgence 115, l’EMSS et la permanence d’accueil, d’information et d’orientation (PAIO). Ce volet « urgence » du service intégré d’accueil et d’orientation (SIAO) emploie une trentaine de personnes.

(4) Créée dans les années 1990, la Halte-Santé est une structure d’hospitalisation de moyen séjour (quinze jours) pour des personnes à la rue.

Vos pratiques

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur