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« Il faut réorganiser la société sur le principe de la démocratie des communs »

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Peut-on dépasser le capitalisme et repenser notre organisation politique, économique et sociale pour faire face aux crises actuelles ? Dans un volumineux ouvrage coécrit avec le philosophe Pierre Dardot, le sociologue Christian Laval livre sa réponse en appelant à une révolution du « commun ». Principes de base : la coactivité fonde le droit à la codécision et l’usage prime la propriété.
De quelle façon cet essai s’inscrit-il dans la continuité de vos travaux avec Pierre Dardot ?

Il est l’aboutissement d’un cheminement qui a débuté au milieu des années 2000 afin de contribuer à un renouvellement de la pensée critique et à la définition d’alternatives politiques possibles. Nous constatons en effet les désastres engendrés par le capitalisme dans tous les domaines : l’écologie, les relations sociales, la politique, etc. Dans le même temps, nous sommes confrontés à un déficit colossal de réflexions alternatives, au point que certains jugent impossible de penser le dépassement du capitalisme. Nous avons voulu montrer qu’il existe, au contraire, dans les luttes et les expériences actuelles, des points d’appui permettant d’imaginer une alternative globale au système capitaliste.

Pour cela, vous vous appuyez sur le « commun ». Comment définissez-vous ce concept ?

Le commun, c’est une idée au fond assez simple selon laquelle c’est la coactivité qui fonde la co-obligation politique. Cela veut dire concrètement que lorsqu’on agit ensemble, on doit partager les charges afférentes aux fonctions communes et prendre part de façon égale aux décisions collectives. L’agir commun implique la délibération en vue d’élaborer des règles communes, de poser des principes de justice valables pour tous. Nous ne pouvons pas faire communauté sur la base d’appartenances ethniques, religieuses ou encore linguistiques. Ce qui importe, c’est d’agir ensemble. Cette très ancienne formule de la « mise en commun » traverse toute la tradition occidentale, depuis l’Antiquité jusqu’à nos jours. Elle est à la base en particulier de la philosophie politique grecque. Elle court également au long de la civilisation latine et a été très largement reprise dans la tradition chrétienne. Mais elle a été en quelque sorte dévoyée, d’une part, par l’Eglise, et de l’autre, par l’Etat, qui ont eu tendance à monopoliser le commun pour leur propre compte. Il s’agit donc, avec cet ouvrage, de réexaminer les sources de cette notion par un travail d’archéologie intellectuelle, et aussi en montrant que les contestations et les expériences les plus actuelles s’y rattachent dans un contexte tout à fait nouveau.

Pratiquement, quelles conséquences cela a-t-il pour chacun ?

Nous sommes tous engagés dans des pratiques de coactivité, que ce soit au travail, à notre domicile, dans nos engagements politiques ou associatifs. Or ceux qui participent à une activité doivent aussi participer à la décision. Mais il faut pour cela réorganiser la société de la cave au grenier sur le principe de la démocratie des communs. Je pense à l’exemple très récent de la commune de Saillans, dans la Drôme, où les 1?199?habitants ont constitué une liste collégiale aux dernières élections municipales et ont formulé ensemble leur programme. Si la vie communale est un lieu de prédilection du lien entre coactivité et codécision, de la même manière, l’entreprise privée doit permettre aux salariés de pouvoir codécider de ce qui les concerne. En défendant cette idée, nous ne faisons que renouer avec une tradition ancienne qui voulait que la démocratie ne s’arrête pas à la porte de l’atelier ou de l’usine et soit, au contraire, le principe organisateur de la production économique. Le monde associatif et, plus largement, celui de l’économie sociale et solidaire pourraient ainsi servir de bases à l’émergence d’une société du commun. Evidemment, les associations et les organisations de l’économie sociale et solidaire, telles qu’elles fonctionnent actuellement, ne sont pas toujours très démocratiques mais elles n’en sont pas moins l’un des terrains sur lequel et grâce auquel le principe du commun pourrait s’imposer. Les services publics devraient également être réorganisés selon ce principe, non seulement en instaurant une démocratie interne pour leurs salariés, mais aussi en intégrant les usagers.

Des activités collectives existent cependant déjà…

La dimension est certes présente, mais elle reste dominée par le principe antagoniste du droit de propriété, qui permet que les bénéfices de cet agir commun soient accaparés par un propriétaire disposant du droit d’user et d’abuser des choses qu’il possède. Celui-ci jouit également d’un droit exclusif et despotique sur la force de travail qu’il peut acheter avec l’argent dont il dispose. C’est le principe même du capitalisme que d’organiser la coopération et d’en tirer des bénéfices. Or cette domination du droit de propriété engendre des désastres, en particulier sur l’environnement, mais aussi en paralysant la production des connaissances les plus utiles. Dans le domaine de la recherche, entre autres en matière de médicaments, l’appropriation privée des connaissances a tendance à bloquer la productivité intellectuelle.

De quelle façon ce souci du commun se traduit-il aujourd’hui ?

Deux pôles de réflexion ont émergé dans les années 1990 et ont pris depuis une grande ampleur. Le premier, le pôle écologiste, a mis en avant l’idée selon laquelle il existe des biens communs naturels qu’il faut absolument préserver de l’exploitation à outrance. Le climat et, d’une façon générale, les conditions de vie et de survie de l’humanité doivent ainsi être considérés comme des biens communs à défendre au-delà des intérêts des capitalistes et de ceux des Etats. Le deuxième pôle, celui de l’information et de la connaissance, considère que la créativité humaine passe par des formes de mise en commun qui doivent être exemptées de l’obstacle que représente la propriété privée sur les biens intellectuels ou culturels. C’est ce qui a permis l’émergence du commun.

Vous prônez la mise en œuvre d’un droit d’usage. De quoi s’agit-il ?

Le principe général du commun veut que l’usage l’emporte sur la propriété. Nous ne sommes pas contre la propriété privée ni contre le marché s’ils ne contreviennent pas aux usages et aux droits collectifs définis par la collectivité elle-même. C’est déjà en partie le cas. Si des activités ou des usages engendrent des nuisances, il existe des normes qui s’imposent aux propriétaires. Cela implique de renverser le principe désastreux selon lequel la propriété prime sur tout le reste, comme l’a encore montré la façon dont le Conseil constitutionnel a retoqué la loi Florange, pourtant bien timide, au nom du principe du droit de propriété et de la liberté d’entreprise. Au contraire, le commun doit primer.

Faut-il aller jusqu’à modifier l’organisation même de l’Etat ?

Nous essayons d’imaginer dans cet ouvrage ce que serait une société post-capitaliste car nous avons besoin de respirer un peu, de nous extraire de l’atmosphère dans laquelle le néolibéralisme nous enferme politiquement, droite et gauche confondues. Une organisation politique régie par le principe du commun prendrait en effet une forme très différente de l’Etat tel qu’il s’est constitué historiquement dès la fin du Moyen Age sur le principe de la souveraineté absolue. En France particulièrement, le pouvoir est monopolisé par une petite équipe, voire par un seul homme, chargé de décider d’à peu près tout. Nous sommes là aux antipodes de la codécision. Il faut réorganiser toute la vie politique selon une dimension communaliste et fédéraliste, en instituant une démocratie locale très poussée.

Vous employez le terme de « révolution ». De quelle nature serait-elle ?

Chaque siècle a eu sa forme de révolution et il nous semble que nous entrons dans une époque de transformation du contenu et de la forme de la révolution. La révolution que nous envisageons tourne clairement le dos au communisme d’Etat du XXe siècle qui a fait faillite. Pour l’instant, nous observons une grande diversité de mobilisations qui affirment à leur manière le principe du commun, par exemple les mouvements qui se développent dans plusieurs pays d’Amérique latine, dans les pays arabes, en Turquie… Aux Etats-Unis, il existe un mouvement visant au développement d’un Internet coopératif. On peut aussi citer le cas de l’Italie, où se développent des pratiques intéressantes, en particulier autour de la gestion municipale de l’eau. A un moment donné, les sociétés sont appelées à ressaisir leur destin, à se repenser entièrement et à refonder leurs institutions sur de nouvelles bases. Bien sûr, l’humanité peut très bien continuer à aller vers le désastre. Rien ne nous dit qu’elle s’épargnera la destruction que le capitalisme lui promet. Mais il est possible que, devant les urgences sociales, politiques et écologiques, les sociétés engagent une transformation radicale de leurs valeurs et de leur mode de fonctionnement.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

le sociologue Christian Laval enseigne à l’université Paris-Ouest Nanterre-La Défense. Avec le philosophe Pierre Dardot, il publie Commun. Essai sur la révolution au XXIe siècle (Ed. La Découverte, 2014). Ils ont également publié La nouvelle raison du monde (Ed. La Découverte, 2009).

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