En prônant l’accès à l’emploi pour toutes les personnes handicapées, le législateur a sans doute fait preuve d’optimisme en matière de handicap psychique. Un an avant la loi du 11 février 2005, une enquête conduite auprès de 5 000 familles adhérentes de l’Union nationale des amis et familles de malades psychiques (Unafam) sur les modes d’accompagnement de leur proche montrait l’étendue des besoins. 64 % d’entre eux touchaient l’allocation aux adultes handicapés (AAH), 18 % une pension d’invalidité, 6 % le revenu minimum d’insertion (RMI) et seulement 13 % bénéficiaient de ressources issues du travail – protégé ou en milieu ordinaire –, indemnités de chômage comprises.
Ces chiffres n’ont guère évolué. Sur près de 700 000 personnes en situation de handicap psychique, on ne compte, selon les différents enquêtes, qu’entre 9 000 et 30 000 demandeurs d’emploi ou assimilés (stages, parcours d’insertion professionnelle). Pour les Cap emploi, le taux flatteur de 65 % de remise en activité des personnes s’effondre dès qu’il est question de handicap psychique. Sur les 100 000 bénéficiaires d’une reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé (RQTH) accueillis dans ce réseau, seulement 8 % le sont au titre de leur handicap psychique.
Les entreprises sont les premières pointées du doigt. Alors qu’elles ont accompli de réels progrès depuis 2005 dans l’accueil du handicap moteur, mental ou sensoriel, leur réticence à s’ouvrir à une population dont les limitations sont d’ordre psychologique demeure toujours aussi vive. Cette situation a conduit le Cap emploi Nord-Valenciennes, porté par l’association Handyn’Action, à développer des actions de sensibilisation à la maladie psychique. « C’est d’autant plus important qu’à partir du moment où une personne est stabilisée, elle est globalement plus compétente qu’un handicapé moteur ou mental, assure David Heems, directeur adjoint du Cap emploi. Il y a toujours le risque de décompensation, mais l’information des salariés et le suivi personnalisé assuré par les conseillers du Cap emploi permettent de banaliser des attitudes incompréhensibles pour le non-initié. » Il n’empêche, sur les 700 placements dans l’emploi assurés chaque année tous handicaps confondus, 45 seulement concernent des travailleurs en situation de handicap psychique.
L’association Vivre, gestionnaire en Ile-de-France de 19 établissements et services de réadaptation et d’insertion des personnes handicapées, a elle aussi franchi le pas du soutien aux employeurs. Emergence, son service d’accompagnement vers l’emploi, développe un pôle d’intervention en entreprise dont la palette d’actions va de la sensibilisation à la maladie psychique jusqu’à l’évaluation de salariés en souffrance psychique et la mise en place d’un tutorat pour les maintenir dans l’emploi. « La maladie psychique reste encore un sujet très délicat pour les entreprises. Quand celles-ci nous demandent d’intervenir pour un salarié, nous travaillons d’abord sur des peurs, des fantasmes, en fonction du vécu personnel des interlocuteurs et de leurs représentations de la maladie mentale », témoigne Valérie Moiran, psychologue clinicienne et responsable du pôle « bilan et sensibilisation au handicap » d’Emergence.
Une mission d’information sur la prise en charge du handicap psychique conduite en 2011 par l’inspection générale des affaires sociales (IGAS) (1) épingle la faiblesse des résultats obtenus en matière d’insertion professionnelle par les « multiples dispositifs » spécialisés. Outre « des données lacunaires sur la situation dans l’emploi des personnes, empêchant un suivi réel de leur intégration », elle dénonce une moindre exigence à leur égard due au caractère invisible de leur handicap. « En dépit de l’orientation forte de la loi du 11 février 2005 en faveur du milieu de travail ordinaire […], une majorité de la population reste accueillie dans des dispositifs à vocation sociale, sanitaire ou médico-sociale », sans tenir compte de la nécessité d’un « accompagnement à l’emploi spécifique favorisant des expériences professionnelles multiples et variées ». L’établissement et service d’aide par le travail (ESAT) reste la réponse la plus largement utilisée, constate l’IGAS, qui pointe des problèmes de mixité des publics, notamment « lorsque des handicapés psychiques et mentaux se retrouvent dans les mêmes structures », et souligne les « réticences ou inquiétudes » des moniteurs d’ateliers face à ces nouveaux usagers pour lesquels ils s’estiment insuffisamment formés.
Toutefois, ces dernières années, le regard a changé sur les capacités de réinsertion des personnes. Pour Bernard Durand, président de la Fédération d’aide à la santé mentale Croix-Marine (2), on assiste à l’essoufflement de l’idée, longtemps dominante, que des patients présentant des troubles psychiques « n’avaient aucune chance de retrouver un jour une place dans une entreprise ordinaire ». Même si un certain nombre d’entre eux ne souhaiteront ou ne pourront jamais retravailler, explique-t-il, la prise de conscience que d’autres en sont capables change profondément la donne. « Il s’agit de personnes qui ont repris en main leur vie dans une logique de rétablissement, c’est-à-dire en comprenant qu’elles étaient malades mais qu’il était possible de composer avec la maladie et de continuer d’avoir des projets, y compris celui de travailler. »
Jean-Christophe Stauder, directeur de l’ESAT hors les murs « La main et l’œuvre », géré par L’adapt (Association pour l’insertion sociale et professionnelle des personnes handicapées) à Troyes, se souvient de l’incrédulité qui a accompagné l’ouverture, en 2009, de son établissement dévolu au handicap psychique. Selon l’idée qu’un ESAT classique ne convient pas à un public dont le projet ultime est d’intégrer un emploi le plus ordinaire possible, l’établissement ne possède pas d’unités internes de production mais propose à ses usagers un accompagnement vers les entreprises locales. « On nous a traité de doux utopistes, ironise Jean-Christophe Stauder. Or l’expérience montre qu’il y a une forme de normativité à rentrer dans l’entreprise. Dès la préparation à l’emploi conduite dans l’établissement, nous commençons à voir un mieux-être car les personnes se sentent comme tout le monde. » L’étayage constant et progressif mis en place dans la structure prépare le candidat à une reprise d’activité à sa mesure. Après quelques stages de validation du projet professionnel, des « contrats de mise à disposition » de deux ans au maximum lui permettent de prendre pied dans une entreprise tout en bénéficiant d’un soutien psycho-éducatif. En cas de signature d’un contrat à durée déterminée (CDD) ou indéterminée (CDI), un « contrat d’intégration » passé entre l’ESAT et l’employeur prolonge l’accompagnement sous une forme allégée et transitoire. Accueillant 25 usagers, « La main et l’œuvre » fait état, depuis sa création, de la signature d’une dizaine de CDI et de près d’une centaine de contrats de mise à disposition. Ces résultats, acquis grâce à une équipe pluridisciplinaire de cinq salariés, ont fait taire les doutes. « Surtout, ils démontrent que, malgré les idées reçues, il est possible de réinsérer des personnes atteintes de troubles psychiques en milieu ordinaire de travail avec quelques aménagements de postes et un accompagnement adapté », soutient le directeur.
Au LIFT (Lieu d’insertion par la formation et le travail), porté par l’association Recherches et formations, à Saint-Etienne, on va encore plus loin. Cette structure expérimente une intégration rapide (sans évaluation, ni préparation préalables) des personnes dans un emploi ordinaire en concentrant les efforts sur un soutien, avant, pendant et après. « Les fondements de la démarche reposent sur l’observation que les méthodes d’insertion adossées à une préparation intense avant l’emploi créent plus d’inconvénients que d’avantages, en raison notamment d’une focalisation sur les difficultés et les freins à l’emploi qui enferment le malade dans une logique négative. A l’inverse, le modèle de soutien dans l’emploi traduit la conviction que chaque personne possède, bien au-delà de sa maladie, des potentiels qui sont les premiers vecteurs d’insertion », explique Yann Boulon, directeur du LIFT. Adossée aux services de psychiatrie du CHU de Saint-Etienne, mais implantée en centre ville dans un souci de banalisation, le LIFT s’appuie sur une expérience de 25 ans d’intégration sociale des patients dans la cité. Il s’agit avec l’expérimentation de franchir un cran supplémentaire en se situant sur le marché régulier de l’emploi (entreprise ordinaire et contrat de travail classique), indique le directeur. Concrètement, chaque usager participe à des premiers entretiens de motivation en présence d’un conseiller d’insertion, afin de mesurer la réalité de sa demande et de déterminer le métier ou le contexte de travail le plus satisfaisant. Trois ou quatre entretiens « vocationnels » sont nécessaires avant d’engager une prospection auprès des entreprises du bassin stéphanois.
Contre toute attente, la reprise d’activité se révèle être le point le plus facile, même si plusieurs tests sont souvent nécessaires. « Les entreprises ont conscience des échecs possibles et sont rassurées dans la mesure où elles n’auront pas à gérer les difficultés liées à la mise en emploi, grâce au suivi psychosocial qui est installé », explique Yann Boulon. L’enjeu se situe plus dans la pérennisation du poste. « Les personnes ont tendance à surinvestir la situation de travail et il leur est difficile de tenir sur la durée. » Pour le LIFT, cette stratégie revient à maintenir un accompagnement tout au long de la trajectoire professionnelle de sa quarantaine d’usagers, soit sur des années. « Entre périodes d’activité et de retrait, l’important est de garantir une dynamique d’emploi sur la durée afin d’éviter que les personnes ne retombent dans des situations complexes », justifie Yann Boulon.
Largement répandue en Amérique du Nord, cette méthode du « place and train » – littéralement « placer puis former » – commence à séduire de nombreux professionnels français. Par rapport aux dispositifs classiques dans lesquels l’employabilité du demandeur est construite pas à pas, l’insertion directe dans l’emploi génère, selon ses partisans, deux fois plus d’entrées en emploi ordinaire, trois fois moins d’abandon de parcours et des réadmissions en soins inférieures de 30 %. C’est ce principe que teste en Haute-Savoie l’association Messidor, gestionnaire d’établissements de travail protégé ou adapté, en direction de la population en situation de handicap psychique qui soit refuse son orientation vers le milieu protégé, soit ne bénéficie pas de la RQTH faute d’en avoir fait la demande.
Depuis 2013, une trentaine de personnes se voit proposer un accompagnement renforcé assuré par un « job coach ». « Dès le départ, le principe est présenté aux candidats de façon très claire : la formation est exclue et le but est d’aller vers emploi », explique Christophe Allemand, chargé de mission « Job coach » à Messidor. La phase préparatoire vise à rechercher avec la personne non plus ce qu’elle sait faire, mais ce qu’elle peut faire à partir de ses seules compétences mobilisables sur le moment. Le candidat est conduit à accepter un parcours potentiellement différent de celui qu’il a connu avant la maladie psychique, en particulier s’il a fait des études, indique Christophe Allemand. Le « job coach » maintient son action à toutes les étapes du processus de reprise d’activité, que ce soit dans les premiers stages de validation en entreprise, lors de la mise en relation avec un employeur ou sur les lieux de travail.
Le premier bilan de l’expérimentation – prévue pour s’achever à la fin 2014 – montre que cette forme d’emploi accompagné est réservée à un public ayant surtout besoin d’un fil conducteur pour rejoindre le milieu ordinaire. Reste que les mentalités devront évoluer. Alors que la présence d’un « coach » est acceptée pour un stage ou un entretien d’embauche, les résistances peuvent être vives sur le poste de travail, au point que les entretiens de suivi ont souvent lieu à l’extérieur de l’entreprise, déplore Christophe Allemand. « Il faudrait un signal politique fort, comme celui qui a permis de faire rentrer dans l’école des auxiliaires de vie scolaire pour l’intégration des enfants handicapés. »
Si l’accompagnement social et professionnel constitue la béquille du handicap psychique, d’autres acteurs se demandent comment aller plus loin en aidant les personnes à mobiliser leurs compétences. Dans cet esprit, l’association Atypick – émanation du groupement de coopération sociale et médico-sociale Fil rouge, monté en Ille-et-Vilaine entre acteurs du soin, du social et de l’insertion – expérimente depuis 2012 un dispositif fondé sur le développement des usages du numérique. A partir de l’observation de la maîtrise de l’outil informatique qu’avaient certains usagers d’un groupe d’entraide mutuelle, elle propose à ces « geeks » de passer d’une production « pour soi » (blog, site Internet) à une production « pour d’autres ». « Le renforcement de leurs compétences en matière de technologies de l’information et de la communication peut non seulement être favorable à leur développement personnel, contribuer à leur rétablissement et à leur réinscription dans le lien social, mais aussi déboucher sur une production économique inscrite dans le registre de l’emploi », explique André Biche, président d’Atypick et directeur de Fil rouge. Les personnes peuvent circuler entre des pratiques de type loisirs, de la formation adaptée et ont la possibilité de s’inscrire à leur rythme dans une unité spécialisée dans la création de sites Internet et le data-design. Le premier retour d’expérience auprès de 25 usagers montre des perspectives encourageantes. La communication à distance par les moyens numériques permet d’ouvrir un cadre protecteur pour une relation à l’autre. En outre, le partage des responsabilités sur le mode du pair aidant, installé au sein de l’unité de production, est sécurisant pour des personnes souvent assaillies par un sentiment d’impuissance. Il reste que la définition d’un modèle économique et médico-social, qui relève à la fois du soutien à la vie sociale, du travail protégé, de l’entreprise adaptée et de l’espace de formation, bute actuellement sur sa forme juridique. « L’idée, à terme, serait d’associer les compétences d’un ESAT hors les murs, d’une entreprise adaptée et d’un accueil de jour. Tout l’enjeu est de pouvoir décloisonner ces structures qui font chacune l’objet d’autorisations fléchées », affirme André Biche.
Du côté de l’Europe, on multiplie les incitations à l’inclusion des personnes même les plus lourdement handicapées par la maladie mentale. Entre 2005 et 2010, la Commission européenne a financé un programme à l’échelle de huit pays visant à montrer que l’expertise des usagers de la psychiatrie pouvait être un vecteur d’insertion (3). A Paris, 35 patients lourds se sont vu accompagnés dans des parcours vers l’emploi et la formation, au sein desquels leur expérience personnelle était considérée comme une force à investir dans la collectivité. Résultat : une vingtaine d’entre eux ont trouvé un emploi ou une activité dans le milieu ordinaire ou dans des institutions psychiatriques ou sociales (notamment formateurs, pairs aidants chargés d’insertion sociale, animateurs).
Tim Greacen, directeur du laboratoire de recherche de l’hôpital Maison-Blanche, à Paris, qui a participé à ce programme, mesure néanmoins le chemin qui reste à parcourir. « Alors que les pairs aidants sont fréquents dans les équipes sanitaires et sociales anglo-saxonnes ou d’Europe du Nord, la plupart des professionnels français n’arrivent toujours pas à imaginer qu’on puisse parler et travailler avec quelqu’un qui a souffert de psychose », s’étonne-t-il. Même constat pour les entreprises, qui « plutôt que de considérer une personne engagée dans un processus de rémission comme un exemple utile au groupe », préfèrent la maintenir dans un rôle de handicapé. Pour ce chercheur en psychologie sociale d’origine australienne, la révolution reste à faire au pays des droits de l’Homme. « Il faut arrêter de penser qu’on va réhabiliter la personne sans toucher à l’éducation de l’ensemble de la population à la santé mentale. Dans les autres pays, on s’est rendu compte que la moitié des gens dépistés avec une psychose vont bien dix ans plus tard. Ils ont appris à vivre avec. Ces statistiques, on les ignore en France. »
Comment mieux faire connaître le handicap d’origine psychique ? C’est la question que s’est posée le CREAI (centre régional pour l’enfance et l’adolescence inadaptée) Nord-Pas-de-Calais, en 2009, au terme d’une étude faisant état de l’atomisation des dispositifs spécialisés de la région. Les différences de perception de la maladie psychique, à la base de ce constat, nécessitent d’engager des actions d’information à grande échelle, estime le CREAI, qui imagine un scénario à plusieurs étages. Sur le plan local, des sites Internet à destination des familles et des professionnels permettraient « d’informer sur le handicap psychique et les droits ouverts par sa reconnaissance légale, de présenter l’ensemble des dispositifs de la région, les types d’accompagnement et de thérapie, et d’apporter des conseils et des orientations personnalisées ». Sur le plan national, une instance de type HALDE serait chargée de lutter contre les discriminations dont les personnes en situation de handicap psychique sont victimes, en particulier dans l’emploi. Enfin, des actions de sensibilisation tournées vers le grand public, les élus locaux et les entreprises auraient pour objectif de « préparer la société à l’intégration de ce public ».
Si ce scénario reste pour l’heure en devenir, le développement des centres ressources pour le handicap psychique (Crehpsy), promus par les réseaux associatifs, pourrait en favoriser la réalisation, estime Marie-Noëlle Cadou, conseillère technique au CREAI Nord-Pas-de-Calais. Ces dispositifs concentrent en effet des missions d’accueil des familles, de documentation et de sensibilisation sur les troubles psychiques, ainsi que de formation et de soutien à la recherche. La généralisation de ces centres, encore limités à quelques rares régions, dont le Nord Pas-de-Calais, pourrait jouer un rôle important dans le développement de la prise en charge du handicap psychique, « notamment, en initiant un travail pédagogique à destination de la société ».
(1) La prise en charge du handicap psychique – IGAS, août 2011 – Voir ASH n° 2726 du 30-09-11, p. 7.
(2) Lors des journées nationales « handicap psychique et emploi » organisées par Agapsy-Galaxie les 2 et 3 juillet 2013.
(3) Baptisé Emilia, le programme a concerné 216 personnes avec diagnostic sévère de maladie mentale à l’échelle des huit pays participants (Grèce, Espagne, Norvège, Royaume-Uni, France, Danemark, Bosnie-Herzégovine, Pologne). Chaque usager était suivi par un référent « parcours » qui coordonnait les actions autour de lui.