« Il est des vérités statistiques qui ne se démentent pas. Il en va ainsi, à titre d’exemple, de la corrélation toujours forte entre la multiplication des dispositifs d’aide à l’embauche et l’aggravation de la situation du marché du travail. Le chantier en cours des “emplois d’avenir” en constitue une preuve actualisée.
La question des réformes de la tarification des établissements et services sociaux et médico-sociaux ne déroge pas à cette règle. Régulièrement, et surtout dès lors que les pouvoirs publics considèrent qu’ils n’ont plus les moyens de leurs ambitions en matière de prise en charge des personnes fragilisées par leur âge, leur handicap ou leur situation sociale, l’hypothèse d’une réécriture, plus ou moins profonde, de la réglementation tarifaire prévue par le code de l’action sociale et des familles (CASF) réapparaît.
Le récent rapport des inspections générales des affaires sociales et des finances (IGAS/IGF) issu de la mission conduite par Agnès Jeannet et Laurent Vachey (1) apporte sur ce point des éléments de réflexion particulièrement intéressants. C’est dans ce contexte que la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) prépare un projet de réforme de la tarification des établissements et services pour personnes en situation de handicap sur sept ans (2). Et, sur ce sujet sensible, il importe d’être prudent dans la mesure où les déceptions de demain seraient sans doute pires que les regrets d’aujourd’hui.
Car, enfin, le corpus réglementaire sur lequel se fonde, encore aujourd’hui, la tarification médico-sociale n’est pas si vieux. Datant d’octobre 2003, il repose sur le décret 2003-1010 (codifié aux articles R.?314-1 à R. 314-208 du CASF) qui, bien que largement amendé depuis au gré d’autres décrets, d’ordonnances et de lois de financement de la sécurité sociale ou de finances de l’Etat, reste une base solide respectueuse de l’esprit de la loi du 2 janvier 2002 à laquelle l’ensemble du champ médico-social est très attaché, si l’on en croit l’intérêt qu’a suscité son dixième anniversaire.
Contesté à sa parution, sur la forme (un des tout premiers décrets d’application de la loi 2002-2, ce qui, du point de vue du symbole, a généré beaucoup d’émotion) comme sur le fond (logique descendante, “royaume de la moyenne”, fin annoncée du contentieux de la tarification…), ce décret du 22 octobre 2003 l’est toujours aujourd’hui et de façon particulièrement paradoxale et injuste.
Que lui reproche-t-on principalement ? Trois éléments de critique reviennent souvent dans le débat (3), justifiant de fait, du point de vue de ses détracteurs, une réforme plus ou moins profonde de la tarification. Trois éléments qui, de mon point de vue, ne tiennent pas. Reprenons-les l’un après l’autre.
Il est incontestable que certains établissements et services sociaux et médico-sociaux (ESMS) ont pu, au gré de leur histoire et à la faveur de tel ou tel soutien technique et/ou politique, mais aussi afin de mener des projets dont l’ambition et/ou le caractère innovant étaient reconnus, bénéficier de tarifs aujourd’hui peu compatibles avec la logique dite “de convergence tarifaire”. Pour autant, l’argument n’est pas recevable.
Cette irrecevabilité repose sur une argumentation simple : la notion de “coûts historiques”, que les autorités de tarification contestent, repose sur celle de “taux directeur” qu’elles contestent donc de fait tout autant, tout en l’imposant illégalement dans le cadre de la plupart des procédures budgétaires. Cela est d’autant plus paradoxal que, en droit, cette notion de “taux directeur” n’existe pas et est régulièrement contestée par le juge du tarif. Trois raisons à cela :
→ L’application d’un “taux directeur” est contraire au principe du contradictoire sur lequel doit se fonder la procédure budgétaire.
→ L’application d’un “taux directeur” n’est pas prévue aux articles R. 314-22 et R. 314-23 du CASF relatifs aux propositions de modifications budgétaires et à leurs motivations.
→ L’application d’un “taux directeur” résulte d’une simple circulaire et/ou d’un rapport d’orientation budgétaire aujourd’hui encore dénués de toute valeur réglementaire. En outre, dans le cadre des négociations budgétaires, du moins lorsqu’elles existent, la notion de “taux directeur” est très souvent rattachée à celle d’“enveloppes limitatives” qui, elle, est en effet visée au sein du CASF, à l’article R. 314-22. Mais, là encore, l’autorité de tarification manque souvent de prudence dans l’utilisation de ce concept sur lequel le juge du tarif se révèle très “chatouilleux”.
Certes, le temps où celui-ci n’admettait les abattements pratiqués qu’au motif du caractère injustifié ou excessif des propositions budgétaires au regard des besoins de l’institution est révolu. Aujourd’hui, ces abattements peuvent aussi être fondés sur l’incompatibilité des demandes avec le caractère limitatif de la dotation (4) mais sous réserve que la preuve de cette incompatibilité soit apportée par l’autorité de tarification (5). Cette preuve, toutefois, ne peut résulter du seul constat que l’intégralité des crédits de la dotation a été allouée par le tarificateur (6). Il appartient à ce dernier d’établir en quoi la prévision budgétaire abattue rendait le dépassement de la dotation inéluctable (7).
Ainsi, c’est en appliquant aux procédures budgétaires une notion non prévue par la réglementation (le “taux directeur”), ou prévue mais mal appliquée en l’espèce (les “enveloppes limitatives”), que les autorités de tarification se trouvent “prises au piège” des logiques de “coûts historiques”… qui seraient sans effet si la réglementation était valablement appliquée par elles.
Cet argument consiste à considérer que les autorités de tarification sont, le plus souvent, “mises devant le fait accompli” lorsqu’un compte administratif, qui leur est adressé au plus tard le 30 avril de l’année suivant celle auquel il se rapporte, présente un déficit. Mais, là encore, il s’agit d’un argument contestable dans la mesure où ce type de situation, certes fréquent, est encadré par la réglementation aux articles R. 314-49 à R. 314-55 du CASF. Plus encore, si cette même réglementation était correctement appliquée, ce type de situation serait beaucoup plus rare.
Deux points méritent à ce titre d’être rappelés.
→ Premier point, le fait que, dans ce contexte, l’autorité de tarification a tout intérêt à fixer le tarif des ESMS sous sa compétence dès que possible, c’est-à-dire conformément aux articles R. 314-35 et R. 314-36 du CASF, ces derniers pouvant alors produire un budget exécutoire au plus tôt, gage de bonne gestion et donc de limitation maximale du risque de déficit. Or il apparaît, dans la pratique, que le caractère tardif de la notification des tarifs est malheureusement “monnaie courante” et source de mauvaise gestion par difficulté d’anticipation de la part des gestionnaires.
→ Second point, l’importance de l’article R. 314-52 du CASF relatif au “pouvoir de réformation du résultat” dont dispose l’autorité de tarification et qui lui permet le rejet de charges “étrangères par leur nature ou par leur importance” après que ces dernières ont été opérées. En ce sens, ce sont plutôt les gestionnaires qui sont ici potentiellement en difficulté face au caractère “a posteriori” de ce mécanisme puisque, plusieurs mois après la clôture de leur exercice comptable, ils peuvent se voir refuser une dépense d’ores et déjà engagée.
Se pose ici la question de l’instauration et surtout de l’exploitation de tableaux de bord constitués d’indicateurs médico-socio-économiques. Et, là encore, le CASF apporte une réponse claire et équilibrée à travers ses articles R. 314-28 à R. 314-33, qui fondent le mécanisme dit “de convergence tarifaire”.
L’objectif de ces six articles est double :
→ permettre des comparaisons entre les ESMS par la publication de résultats consolidés et agrégés aux niveaux départemental, régional et national ;
→ structurer la négociation budgétaire sur la base d’éléments objectifs quantitativement et qualitativement, et connus à l’avance.
Or les mêmes qui considèrent que la réglementation actuelle relative à la tarification ne permet pas de disposer d’un système d’information fiable sur les coûts sont finalement ceux qui, depuis 2009, ont interrompu l’exploitation des indicateurs et des tableaux de bord prévus par cette même réglementation.
Certes, on peut penser qu’un jour, les travaux menés par l’Agence nationale d’appui à la performance sur, justement, les “tableaux de bord” disposeront d’une réelle valeur juridique. Mais, d’ici là et depuis 2009, les autorités de tarification se seront, par leur propre inaction à ce sujet, privées d’un dispositif pertinent et équilibré d’intelligibilité des coûts.
Ce constat été pointé par le rapport IGAS/IGF déjà cité, selon des modalités qui font directement le lien avec la question du contentieux de la tarification. Ce rapport précise que “l’exploitation de ces indicateurs, et leur publication nationale par arrêté telle que prévue à l’article R. 314-29 du code de l’action sociale et des familles, a été interrompue par la DGCS à compter de 2009, semble-t-il, là aussi du fait de mouvements de personnels, privant ainsi les autorités de tarification d’une référence permettant de justifier des abattements sur la base prévue à l’article R. 314-22, ce qui fragilise leur position en cas de contentieux” (8).
En effet, le juge du tarif donne “cruellement” son avis sur la question en considérant que si les prévisions budgétaires peuvent être abattues au terme d’une comparaison des coûts à la place avec d’autres structures de la même catégorie au sens de l’article L. 312-1 du CASF (9), encore faut-il qu’il soit démontré que les ESMS pris en comparaison délivrent effectivement des prestations comparables (10). Cette position nécessite, bien évidemment, des systèmes d’information à la hauteur de l’enjeu qu’ils représentent.
Ces constats ne signifient pas qu’il ne faut pas réformer la tarification médico-sociale, qui reste très imparfaite. Et, d’ailleurs, que l’on réforme la tarification au motif qu’au terme de son application pleine et entière, elle ne satisfait pas (ou plus) aux logiques et contraintes en cours visant les politiques publiques médico-sociales est une chose entendable. Mais justifier la réforme d’une réglementation sur le fondement de motifs démontrant que l’on ne l’a finalement que très partiellement ou très mal appliquée relève a minima d’une incohérence.
Plus encore, la question est moins celle de la tarification que celle, qui nécessite un réel débat démocratique, du type d’accompagnement que notre société souhaite proposer aux personnes fragiles et les moyens qu’elle souhaite y consacrer.
Preuve, s’il en était nécessaire, qu’il est primordial de toujours réformer la pensée avant de penser la réforme. »
(1) Voir ASH n° 2786 du 7-12-12, p. 5.
(2) Voir ASH n° 2825 du 20-09-13, p. 7.
(3) Ils furent encore évoqués par les représentants d’autorités de tarification invités à s’exprimer au dernier congrès de l’Uniopss, organisé du 23 au 25 janvier 2013 à Lille.
(4) Cour nationale de la tarification sanitaire et sociale (CNTSS) affaires A.2007.025 et A.2008.033 – Juin 2010.
(5) CNTSS affaire A.2002.067 – Mars 2009.
(6) CNTSS affaire A.2008.025 – Décembre 2010.
(7) CNTSS affaire A.2007.014 – Décembre 2010. Pour plus d’éléments jurisprudentiels, les lecteurs pourront utilement se plonger dans le Guide de la Jurisprudence sociale et médico-sociale de la Cour nationale de la tarification sanitaire et sociale – Olivier Poinsot – Ed. Les études hospitalières, 2012.
(8) Voir Institutions sociales et médico-sociales : de l’esprit des lois à la transformation des pratiques – Jean-François Bauduret – Ed. Dunod, 2013 – Voir aussi l’interview de Jean-François Bauduret parue dans les ASH n° 2834 du 22-11-13, p. 28.
(9) CNTSS affaire A.2003.108 – Mars 2009. (10) CNTSS affaire A.2004.053 – Novembre 2009.