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« Il faut relativiser l’importance du rejet par les riverains des lieux d’accueil de sans-abri »

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Habiter à côté d’un centre d’accueil pour personnes sans abri n’est certes pas anodin. La sociologue Marie Loison-Leruste a enquêté à Paris auprès de personnes vivant dans le voisinage de ce type de structure. Si les réactions sont variées, allant de la tolérance au rejet en passant par l’indifférence, face à la grande précarité, c’est un sentiment d’ambivalence qui prédomine.
Les citadins ont toujours côtoyé des personnes en situation d’exclusion. En quoi la situation actuelle est-elle particulière ?

Ils côtoient sans doute plus souvent que par le passé des personnes sans domicile. Cela s’explique tout d’abord par l’augmentation du nombre de celles-ci dans les grandes villes, notamment à Paris. Leur visibilité s’est d’autant plus accrue qu’il s’est produit une transformation urbaine, particulièrement avec la diminution de l’habitat très dégradé où les personnes très modestes pouvaient trouver refuge. Cette enquête a été réalisée entre 2005 et 2007, et depuis les choses ont un peu changé, avec le mouvement des Enfants de Don Quichotte, le vote de la loi DALO et, surtout, le lancement du Plan d’action renforcé en direction des personnes sans abri. Le développement de l’hébergement de stabilisation a en outre contribué à réduire les tensions, mais tous les problèmes ne sont pas réglés. Les conclusions générales de ce travail restent donc d’actualité.

De quelle façon avez-vous enquêté ?

J’ai d’abord réalisé des observations dans deux rues du Ier et du XIIIe arrondissements parisiens où sont implantés des lieux d’accueil pour personnes en difficulté. Je voulais voir comment se passait la cohabitation entre des habitants en général bien logés et ces structures d’accueil. A l’époque, l’hébergement de stabilisation n’avait pas encore été créé. Ces lieux ouvraient leurs portes en fin de journée et remettaient le matin les gens accueillis à la rue. D’où des nuisances importantes et une grande visibilité des publics en difficulté. Ensuite, j’ai mené une série d’entretiens exploratoires auprès des riverains pour essayer de comprendre comment ils percevaient la présence des structures d’accueil et, plus généralement, celle des personnes très précaires. Enfin, j’ai mené une enquête quantitative dans cinq arrondissements parisiens et à Nanterre, sur la base d’un questionnaire auquel ont répondu un peu plus de 400 personnes habitant à proximité d’un centre d’accueil. L’utilisation conjointe de ces trois méthodes m’a permis de relativiser l’importance des phénomènes de rejet par les riverains, souvent très visibles dans les rues concernées. Ce rejet existe, mais il n’est pas aussi important qu’on pourrait le croire au premier abord.

Pour quelle raison la proximité avec des SDF suscite-t-elle autant de réactions ?

Les nuisances sonores et les problèmes d’hygiène constituent la première source de doléances. Il s’agit de choses très concrètes qui, pour les riverains, ne sont effectivement pas très agréables : la présence continue de sans-abri dans la journée, du bruit, des odeurs, des salissures… Cette question de notre rapport à l’altérité dans sa forme sensible est peu traitée : la saleté et les mauvaises odeurs de l’autre renvoient à notre part d’animalité, à l’intimité de chacun que le processus de civilisation nie. Le deuxième point sensible est l’existence d’un sentiment d’insécurité chez les habitants. C’est quelque chose que l’on ne peut pas mettre totalement du côté du fantasme ni objectiver complètement. Certaines personnes ont effectivement peur d’emmener leurs enfants à l’école car elles doivent croiser des personnes alcoolisées, parfois incohérentes ou agressives. Ces craintes se doublent, pour les propriétaires, de la peur de voir leur logement perdre de sa valeur en raison de la proximité du centre d’accueil. Les propriétaires sont de ce fait beaucoup plus enclins au rejet que les locataires, qui n’éprouvent pas le même attachement économique à leur logement. Il faut toutefois noter que les professionnels de l’immobilier que j’ai interrogés m’ont tous affirmé que cette décote n’était pas mesurable. Enfin, il y a la question de la réputation. Les gens éprouvent en général un fort sentiment d’identification à leur quartier. L’endroit où l’on habite construit sa propre identité. Du coup, vivre dans une rue ou un quartier fréquenté par des personnes en grande précarité peut susciter un sentiment de dévalorisation de son logement et donc de soi-même. A tel point que certaines personnes ne veulent plus inviter leurs proches chez elles.

Vous distinguez quatre types d’habitants en fonction de leurs réactions à la proximité d’un centre d’accueil. Quels sont-ils ?

La composition de ces groupes reste mouvante et dépend beaucoup du contexte local. Néanmoins, le premier, minoritaire, comprend des gens assez indifférents à la question, que la présence de sans-abri ne préoccupe pas. Ils sont en général assez jeunes, n’ont pas d’enfants et sont peu investis dans leur logement. Le deuxième groupe est constitué d’habitants ayant une vision positive des structures d’accueil et qui sont prêts à les défendre. Ce sont des personnes assez militantes dont un certain nombre travaille dans le secteur social ou associatif. A l’opposé, on trouve le groupe des riverains exprimant un rejet actif des centres d’accueil. Les propriétaires y sont surreprésentés. Ce sont eux qui créent des associations, rencontrent les élus locaux, envoient des pétitions… Ils cherchent à diminuer les nuisances liées à la présence des sans-abri et, si possible, à faire partir les structures d’accueil. Mais le groupe le plus nombreux est celui du rejet distant. Il se compose de personnes plutôt diplômées et relativement aisées, qui se disent gênées par la présence de structures d’accueil, mais qui n’iront pas jusqu’à se mobiliser en raison d’un certain fatalisme et aussi pour des raisons éthiques. Elles sont en effet partagées entre la gêne qu’elles éprouvent et un véritable souci du sort des sans-abri. Cette ambivalence est caractéristique du syndrome NIMBY (« Not in my backyard »), une locution anglaise qui signifie que l’on reconnaît l’utilité de certains équipements publics mais que l’on n’en veut pas à côté de chez soi.

Comment expliquez-vous ce malaise exprimé par beaucoup d’habitants ?

Je crois que nous éprouvons tous cette forme d’ambiguïté à l’égard de la pauvreté. Elle est le résultat de la relation assez paradoxale qui existe chez beaucoup d’entre nous entre l’intérêt personnel et l’intérêt collectif. Tout n’est pas blanc ou noir. Les gens ne sont ni dans le rejet complet ni dans l’acceptation totale. Un même individu peut, à un moment de sa vie, en avoir assez de croiser des personnes sans abri en bas de son immeuble et, à un autre moment, essayer de comprendre leurs difficultés. On ne peut pas jeter la pierre sur des gens qui ont de vraies raisons de se plaindre. Il faut reconnaître que certains équipements publics suscitent beaucoup de nuisances. La proximité d’un aéroport, d’une autoroute ou encore d’une décharge n’a rien d’agréable. D’une certaine façon, c’est la même chose pour les sans-abri. C’est d’autant plus vrai à Paris, où les lieux d’accueil sont concentrés essentiellement dans les arrondissements de l’Est. De ce point de vue, Neuilly-sur-Seine n’est pas le XIIIe arrondissement.

Quels enseignements cette recherche peut-elle apporter en vue de mieux faire accepter ces lieux d’accueil ?

Ce n’est pas au sociologue de dire ce qu’il faudrait faire, mais j’observe que les structures qui font de véritables efforts de communication pour mieux s’intégrer à leur quartier s’en sortent plutôt mieux. Trop souvent encore, les gens méconnaissent le travail réalisé dans ces structures. A partir du moment où l’on communique sur la population accueillie, où l’on explique aux gens ce qui se passe, les choses s’améliorent. A l’inverse, les travailleurs sociaux doivent aussi communiquer en direction des personnes accueillies, en leur expliquant qu’il ne faut pas sortir du centre en hurlant, ni stationner sur le trottoir à toute heure, ni agresser les riverains, ni se soulager n’importe où… Cela ne résoudra évidemment pas tous les problèmes, mais ce serait déjà un pas en avant. Par ailleurs, il faudrait repenser l’aménagement des espaces publics, qui jouent un rôle fondamental dans la vie sociale d’un quartier Le mobilier urbain, tel que les bancs ou les toilettes publiques, est aujourd’hui trop souvent conçu pour pénaliser les populations précaires, de peur qu’elles ne s’installent. Mais, au bout du compte, cela pénalise tout le monde. Faire cohabiter sur un même territoire des populations insérées et d’autres en situation de grande exclusion pose forcément des problèmes, mais on ne peut pas s’en tenir à un constat d’impuissance qui nous entraînerait vers une forme de ghettoïsation, avec les riches d’un côté et les pauvres de l’autre. Il faut trouver le moyen pour que des populations très différentes puissent continuer à se côtoyer en évitant les conflits.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

La sociologue Marie Loison-Leruste est maître de conférences à l’université Paris-13 et chercheuse associée à l’Equipe de recherche sur les inégalités sociales (ERIS) du Centre Maurice-Halbwachs (ENS-EHESS-CNRS). Elle publie Habiter à côté des SDF. Représentations et attitudes face à la pauvreté (Ed. L’Harmattan, 2014).

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