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Intervenants sociaux et policiers : un partenariat possible ?

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Face à une police omniprésente dans les quartiers dits « sensibles », les intervenants sociaux peinent à trouver un positionnement professionnel équilibré entre proximité avec la population, respect de l’anonymat du public et rappel de la loi. Depuis quelques années, néanmoins, ils tentent des rapprochements avec les forces de l’ordre pour mieux coordonner leurs actions.

Les tensions entre les jeunes des quartiers défavorisés et la police sont bien connues. On connaît moins les rapports complexes qu’entretiennent les intervenants sociaux (animateurs, médiateurs et éducateurs de prévention spécialisée pour la plupart) et les forces de l’ordre. En tête de liste des facteurs de tensions : la proximité, à la fois sociologique et physique, des jeunes des quartiers et d’une partie des intervenants. Cette parenté – qui vaut surtout pour les médiateurs sociaux et les animateurs – engendre chez les policiers un soupçon de connivence avec leur public. « Dans un contexte où la sociologie des intervenants sociaux évolue – ils sont de plus en plus nombreux à être issus de l’immigration et originaires des quartiers –, la police a tendance à les assimiler aux jeunes délinquants ou, tout du moins, à penser qu’ils leur trouvent des excuses », explique le sociologue Manuel Boucher (voir page 31). Pour Laurent Giraud, directeur de France Médiation, qui fédère des collectivités locales et des associations de médiation sociale, la situation est toutefois en train d’évoluer avec la hausse du niveau de formation, qui limite certaines dérives (comme les recrutements fondés uniquement sur la proximité avec la population) : « La question de la collusion avec le public se pose de moins en moins au fur et à mesure que la médiation sociale se structure. D’ailleurs, le principe qui consiste à recruter les médiateurs dans le quartier où ils sont censés travailler n’est plus vraiment d’actualité. »

APPROCHE ÉDUCATIVE

La professionnalisation ne change toutefois pas tout. La question de la connivence se pose en effet aussi pour les animateurs – dont le secteur s’est pourtant constitué en filière professionnelle en 1997 – et, même de façon moins marquée, pour les éducateurs de prévention spécialisée. En outre, un autre facteur alimente la suspicion des policiers envers les intervenants sociaux : leur posture professionnelle qui repose sur l’alliance avec les jeunes dans le cadre d’une approche éducative. « Elle est en totale opposition avec la culture des forces de l’ordre qui se situe du côté de l’affrontement et de la répression », relève Gérard Maneschi, président de Réciprocité qui représente l’Inter-réseaux des professionnels du développement social urbain (IRDSU) en Languedoc-Roussillon. Exemple : après avoir été témoin d’un vol à la tire, plutôt que d’en référer à la police, l’équipe d’un centre social préfère convoquer les parents et le jeune pour évoquer l’infraction. Autre cas : un éducateur, qui vient d’assister au chapardage d’un livre dans un magasin par un adolescent qu’il connaît, réagit en accompagnant le jeune pour rendre l’ouvrage. « Notre travail ne consiste pas à dénoncer les jeunes qui commettent un délit, mais à les extirper de la situation dans laquelle ils se trouvent en utilisant une palette d’outils – activités de loisirs, chantiers éducatifs, séjours de rupture… – destinée à leur faire apparaître qu’un autre chemin est possible », note Cédric Ney, ex-directeur du club de prévention spécialisée Le Chemin à Périgueux.

Pour certains policiers, cette façon de faire passe d’autant plus mal qu’elle est inséparable de la notion d’anonymat du public. L’intervention des médiateurs, des animateurs et des éducateurs repose en effet sur la relation de confiance qu’ils établissent avec la population. Qu’ils soient soupçonnés de complicité avec la police, ou pire d’en être des indicateurs, et c’en est fini de leur crédibilité : non seulement aucun jeune n’acceptera plus le contact avec eux, mais ils risquent, dans certains cas, des retombées qui peuvent les contraindre à ne plus exercer dans leur quartier d’intervention. C’est pourquoi, même si les médiateurs et les animateurs ne sont pas soumis au secret professionnel – comme c’est le cas des éducateurs dans le cadre de leur mission de protection de l’enfance –, ils n’en sont pas moins très vigilants quant à la confidentialité des informations qui concernent leur public.

Aussi, pour se préserver des suspicions, la plupart des structures codifient leurs interventions. Le service municipal de prévention et de médiation de Creil (Oise) évite notamment d’intervenir dans les cages d’escalier qui abritent des trafics de drogue : « Si la police en venait à intervenir juste après le médiateur, ce dernier serait inévitablement taxé de “balance” », affirme Nourddine Bougdaoua, responsable du service. De même, les éventuels échanges d’informations avec la police – par exemple en cas de bagarre devant un collège – passent systématiquement par la hiérarchie, jamais par le médiateur présent sur le terrain. Et, en cas d’intervention de la police, les médiateurs sont tenus de s’éloigner, voire d’évacuer les lieux. A titre individuel, certains intervenants sociaux adoptent également des stratégies destinées à protéger leur cré­dibilité – évitement de la police, refus d’être informés du passé délinquant d’un jeune… – qui peuvent apparaître, du point de vue des policiers, comme une forme de résistance à leur encontre.

Pas question pourtant pour les intervenants sociaux, de refuser systématiquement de recourir à la police : du fait de leur mission de protection de l’enfance, les éducateurs spécialisés sont notamment « tenus d’effectuer un signalement si un jeune se met en danger », rappelle le sociologue Régis Pierret. En outre, sauf à franchir la ligne jaune, se placer du côté des familles et des jeunes ne signifie pas cautionner des pratiques illégales. « Les intervenants sociaux ont même tout intérêt à ce que les forces de l’ordre interviennent et posent les règles de vie en société car, dans le cas contraire, leur discours éducatif devient illégitime. De la même façon qu’un éducateur qui n’est pas irréprochable – par exemple s’il omet de mettre son casque en moto – n’est plus crédible auprès des jeunes », explique Cédric Ney. Impossible, en effet, d’avoir une approche éducative qui vise la réintégration du jeune dans le champ du droit commun sans s’appuyer sur le cadre législatif républicain que les policiers sont censés faire respecter.

Reste que la nature et la qualité des rapports entre la police et les intervenants sociaux dépend beaucoup de la politique municipale et de la personnalité des représentants des forces de l’ordre : selon que l’accent est mis sur une approche sécuritaire ou sur la prévention sociale et la tranquillité publique, la place réservée aux intervenants sociaux est très différente. Ce qui peut expliquer que, dans certaines villes, les relations sont exé­crables et dans d’autres, excellentes.

Dans certains territoires réputés « difficiles », le sujet est d’emblée classé « dossier sensible » par les acteurs. Une asso­ciation de médiation sociale marseillaise a d’ailleurs refusé de répondre aux questions des ASH, craignant de mettre en ­danger ses intervenants et d’envenimer la situation sur le terrain. C’est souvent l’incompréhension et la méconnaissance qui organisent les relations entre police et intervenants sociaux. Guillaume Coti, directeur du centre socioculturel J2P, dans le XIXe arrondissement de Paris, déplore le peu de cas que les policiers font de sa structure : ces derniers ont été jusqu’à utiliser une bombe lacrymogène devant la porte du local pour que des jeunes leur ouvrent la porte ! « Les policiers sont finalement venus s’excuser arguant du fait qu’ils pensaient que c’était une porte de parking… », raconte-t-il. Au quotidien, les relations ne sont guère plus encourageantes : face à la montée de la petite délinquance dans le quartier, les animateurs du centre socioculturel se retrouvent surtout dans la « position de témoins gênants de l’intervention des policiers qui sont avant tout dans une attitude répressive qui exclut tout dialogue », regrette Guillaume Coti.

COORDONNER LES ACTIONS

On observe cependant que des rapprochements s’opèrent entre policiers et in­tervenants sociaux. A Vauvert (Gard), les relations très positives entre les forces de l’ordre et le service de prévention spécialisée Samuel-Vincent reposent sur un dialogue noué depuis une dizaine d’années et, surtout, sur un capitaine de gendarmerie (1) ouvert à l’approche préventive. A la suite du classement de la ville en zone de sécurité prioritaire (2), les réunions plénières et les cellules de suivi des jeunes ont consolidé les liens. Ce qui a donné lieu à des actions symboliques, comme l’organisation d’un tournoi de football impliquant gendarmes, pompiers et jeunes ou encore l’intervention du club de prévention pour sensibiliser les gendarmes à la façon d’aborder les jeunes dans la rue. Les échanges ont également permis de mieux coordonner les actions pour désamorcer les conflits. Lorsque deux bandes de collégiens se sont affrontées, le collège a commencé par convoquer les élèves concernés et leurs parents, puis les gendarmes ont rencontré les intéressés pour effectuer un rappel à l’ordre, avant que le service de prévention n’organise une activité « escalade » où les jeunes d’une bande formaient équipe avec leurs rivaux.

Le club de prévention travaille également étroitement avec la brigade de prévention de la délinquance juvénile : cette dernière n’hésite pas à orienter les jeunes en difficulté qu’elle rencontre vers l’association qui, de son côté, la sollicite lorsqu’elle a besoin d’un rappel à la loi pour un jeune. « Ce rapprochement suppose néanmoins que les éducateurs soient très clairs par rapport à leur mission : il n’est pas question que nos actions communes se traduisent par la divulgation d’informations concernant des situations personnelles. Preuve que jusque-là nous avons réussi à maintenir notre positionnement face aux jeunes, aucun d’eux ne nous a ôté sa confiance », assure Michel Couvreur, directeur adjoint de l’association. Tout n’est toutefois pas idyllique : « Il faut sans cesse rappeler et expliciter notre mission : nous continuons en effet à avoir des gendarmes, certes peu nombreux, qui refusent de participer aux matchs de foot avec les jeunes ou qui nous reprochent de n’aider que les jeunes en difficulté… Inversement, certains éducateurs ne veulent pas travailler en complémentarité avec les gendarmes, de crainte de fragiliser la relation tissée avec les jeunes. »

Pour faciliter les échanges interprofessionnels, la ville de Mulhouse a fait le choix d’intégrer au sein d’un même pôle les agents qui travaillent sur les questions de sécurité et de prévention, soit la police municipale, la médiation municipale, le service de la tranquillité publique et six coordinations territoriales composées notamment d’éducateurs de prévention spécialisée. Parmi les réalisations : l’organisation, sous la houlette des éducateurs, de courses de vélo faisant pédaler côte à côte policiers municipaux, policiers nationaux et jeunes.

A Creil, la police nationale n’hésite pas à orienter les habitants vers le service municipal de médiation, notamment pour les troubles du voisinage, afin qu’il intervienne en amont d’un éventuel dépôt de plainte. « Réciproquement, lorsque la situation dégénère avec des coups donnés ou de la violence verbale, nous pouvons accompagner les victimes au commissariat », souligne Nourddine Bougdaoua. A Angoulême, la police et l’association de médiation sociale Omega ont même signé une convention pour coordonner leurs actions : « La police peut nous demander d’intervenir – par exemple dans un squat afin que les médiateurs évaluent la situation et tentent de régler le problème avant une éventuelle mobilisation de sa part. Inversement, nous pouvons être amenés à interpeller la police sur des situations compliquées. Enfin, nous sommes en mesure de lui demander de différer son intervention si nous estimons être en capacité de résoudre le problème », justifie Cédric Jégou, directeur de l’association, qui se félicite de « l’écoute mutuelle qui s’est instaurée concernant l’analyse des situations ». La même logique de coopération prévaut dans la transmission à l’association des mains courantes liées aux problématiques de voisinage déposées via le 17 (police secours), ce qui permet aux médiateurs d’entamer un processus de gestion des conflits.

CROISEMENT DES REGARDS

De fait, alors qu’autrefois le mot « partenariat » en aurait fait bondir plus d’un, il fait désormais partie intégrante du ­discours des professionnels de l’intervention sociale, lesquels jouent l’apaisement. « Il y a une vingtaine d’années, la police était davantage dans la défiance et nous dans une position plus rigide », constate Philippe Duhayon, conseiller technique à l’Association départementale pour le développement des actions de prévention des Bouches-du-Rhône (ADDAP 13). « Le temps des rapports conflictuels est fini. Nous avons tous fait du chemin et sommes d’accord sur le fait que la répression n’a de sens que s’il y a de la prévention et inversement », estime également Joël Mercier, directeur de l’Association de prévention spécialisée mulhousienne, convaincu de la nécessité d’un « croisement des regards dans le respect du rôle de chacun ». « Police et intervenants sociaux ont désormais bien compris l’intérêt de se coordonner : c’est une nécessité pour répondre aux enjeux de citoyenneté et de prévention de la délinquance », renchérit Alan Bécu, directeur du pôle « sécurité, prévention et risques urbains » de Mulhouse.

A cette aune, les instances qui, tel le conseil local de sécurité et de prévention de la délinquance (CLSPD), réunissent autour d’une même table tous les acteurs concernés (Education nationale, bailleurs, ville, police, intervenants sociaux…) font figure d’incontournables. « Elles ont l’intérêt de fabriquer des réseaux locaux qui permettent de partager les bonnes prati­ques professionnelles, de faire en sorte que chacun reconnaisse l’autre dans ses missions et que la confiance s’installe, en particulier entre la police et les intervenants sociaux », explique Gérard Maneschi.

Si, aujourd’hui, l’ambiance y est plutôt cordiale, il y a quelques années, la loi du 5 mars 2007 sur la prévention de la délinquance avait échauffé les esprits en incitant fortement les professionnels de l’action sociale à partager certaines informations confidentielles. Six ans après, le soufflé est – en partie – retombé. Tout d’abord parce que, plutôt que des informations particulières, ce sont surtout des données contextuelles sur le climat d’un quartier qui y circulent et que chacun a pris conscience de l’importance de ces échanges pour coordonner au mieux les actions des différents professionnels. Ensuite, parce que les intervenants sociaux se sont dotés de garde-fous. A Vauvert, le service de prévention Samuel-Vincent s’est fixé pour règle de ne jamais divulguer de noms lors des réunions. « Ne sont partagées que les informations strictement nécessaires pour l’accompagnement des jeunes en difficulté et, bien évidemment, sous réserve de leur accord et de l’accord de leurs parents », précise Michel Couvreur. « Même si les frontières sont étroites entre la participation à ces instances, la transmission d’informations nominatives et le secret professionnel, il serait dommage de pratiquer la politique de la chaise vide et de se priver d’y porter un message de prévention », avance, pour sa part, Cédric Ney.

NOUVELLE CHARTE DE CONFIDENTIALITÉ

D’autant que, depuis l’arrivée de François Hollande à la tête de l’Etat, les politiques publiques en matière de prévention de la délinquance semblent sortir peu à peu de l’ornière sécuritaire. Une concertation sur la confidentialité, portée par le comité interministériel de prévention de la délinquance, a été engagée, notamment avec les acteurs de la médiation sociale et de la prévention spécialisée (3), pour actualiser la charte déontologique-type d’échanges d’informations au sein des CLSPD. Elle devrait déboucher avant l’été sur la diffusion d’une nouvelle charte de confidentialité garantissant les spécificités d’intervention des professionnels de l’action sociale, associée à un guide explicatif à destination des acteurs locaux et à une « autorisation unique » de la Commission nationale de l’informatique et des libertés pour sécuriser le traitement des données.

Ce changement de cap suffira-t-il à lever complètement la méfiance qui continue à déterminer en partie les rapports police/intervenants sociaux ? Pas si sûr. Le contexte global est en effet marqué par le retrait des politiques sociales – certains clubs de prévention spécialisée, très fragilisés, ont dû mettre la clé sous la porte –, ce qui peut laisser présager un rapport de forces en faveur de la police. En outre, il semble illusoire de faire l’impasse sur une réflexion de fond sur le rôle des forces de l’ordre. Comment pousser plus loin la collaboration avec la police, à laquelle la confiance des citoyens reste loin d’être acquise ? L’idéal de Michel Couvreur – « qu’à terme éducateurs et forces de l’ordre traversent les quartiers sous l’ap­probation de la population qui aurait le sentiment que les deux professions sont là pour l’aider » – fait encore figure de mirage…

Notes

(1) La gendarmerie est chargée de la sécurité dans les zones rurales et périurbaines, alors que la police nationale intervient dans les secteurs urbains.

(2) Les zones de sécurité prioritaire, mises en place depuis juillet 2012 dans les quartiers qui cumulent forte délinquance et difficultés sociales, comprennent un volet sécuritaire impliquant la police nationale et un volet partenarial qui concerne, entre autres acteurs, les associations d’action sociale.

(3) Le Comité national des acteurs de la prévention spécialisée y participe – Voir ASH n° 2851 du 14-03-14, p. 17.

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