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Don et professionnalité dans la relation éducative

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A partir de la théorie du don, Virginie Argoud, chef de service éducatif et titulaire d’un master pro de sociologie, examine la professionnalité des personnels accompagnants dans les foyers d’hébergement de personnes en situation de handicap. Et souligne l’importance du cadre de travail posé par l’institution pour donner toute sa place à l’économie des échanges par le don.

« Un épisode de mon activité de chef de service au sein de deux foyers d’hébergement accueillant des adultes en situation de handicap intellectuel m’a amenée à m’interroger sur la professionnalité (1) des personnels éducatifs dans ce contexte particulier d’intervention.

Un vif débat s’est en effet engagé il y a deux ans autour de la participation des éducateurs à un repas de Noël. Ils demandaient à pouvoir organiser un temps festif en fin d’année avec les résidents, auquel ils souhaitaient être tous présents, alors que cela n’était pas ­possible dans le cadre réglementaire de leur activité (en termes de durée, d’amplitude horaire, de jours de repos). Au-delà des analyses très contextuelles à ces foyers précisément, je percevais le souhait que soit reconnue l’importance du lien que les personnels nouent avec les résidents et dont ces temps permettent l’expression, mais également une certaine confusion autour de ce qui était énoncé comme relevant du travail ou pas, autour de ce qui relevait d’“autre chose” n’entrant pas directement dans l’énoncé de leurs missions mais pourtant essentiel à leur exercice.

Une part qui échappe au contrat

Pour approfondir cette question, j’ai fait un détour par Paul Fustier, qui, dans Le lien d’accompagnement (2), analyse la relation éducative au travers de la théorie du don. Le sous-titre de son ouvrage : Entre don et contrat salarial nous place exactement dans le champ des questions que je viens de soulever. Le postulat, dans cette perspective, consiste à admettre que le don fait nécessairement partie de la relation éducative en tant qu’élément constitutif de tout lien social. Il est la part de ce qui échappe au contrat salarial.

Il est nécessaire et incontournable que des parts du travail échappent au contrat, pour permettre l’instauration d’une relation sans laquelle le travail éducatif ne pourra pas s’effectuer (3). Ce qui fait le lien se loge donc dans les interstices du contrat, fait appel à l’affect, à la singularité de relations interindividuelles. Ainsi, si les référentiels de compétences des travailleurs sociaux exigent cette capacité à entrer en lien (4), il n’en reste pas moins qu’on ne peut pas la standardiser et qu’elle est à la fois une exigence professionnelle et ce pour quoi le professionnel n’est pas formellement payé.

Un équilibre subtil

Il n’est nul besoin que des professionnels viennent sur leur temps personnel à des repas festifs pour que la qualité de leur lien aux résidents soit préservée, car le don peut s’exprimer de façons très diverses selon les situations et il ne faut d’ailleurs pas chercher à l’éclairer. Paul Fustier nous précise en effet que cette part qui échappe au contrat doit rester implicite. Par ailleurs, c’est l’accompagné qui définit ce qui fait don et cette part d’ambiguité qu’il perçoit (“est-ce que le professionnel fait cela parce que c’est son métier ou parce que c’est moi particulièrement”) est, selon Paul Fustier, ce qui lui permettra des élaborations psychiques constructives.

Que la part de don reste implicite dans la relation entre accompagné et accompagnant ne veut pas dire qu’on ne peut pas se servir de cette grille d’analyse pour éclairer ces relations, notamment lorsque quelque chose ne fonctionne plus dans les échanges. En effet, le processus de don et de contre-don peut conduire à des impasses relationnelles, à partir de malentendus dans les interprétations de tel ou tel acte, ou parce que quand on a trop reçu il peut être impossible de rendre.

Il s’agit donc d’un équillibre subtil, fragile et complexe, dans lequel tous les protagonistes s’y retrouveront d’autant mieux que les attentes institutionnelles et les missions professionnelles seront bien définies. Or il me semble que les foyers d’hébergement sont des lieux où la professionnalité est particulièrement fragile.

Dans les foyers d’hébergement de personnes en situation de handicap, les accompagnants peuvent être aide médico-psychologique, moniteur-éducateur, éducateur spécialisé ou encore conseiller en économie sociale et familiale. Interviennent également des stagiaires ou des remplaçants non diplômés. Bien souvent les compétences d’origine se dissolvent dans ce métier d’“éducateur de foyer”. Il est alors nécessaire, à la fois que les différents professionnels s’enrichissent mutuellement de leurs compétences, mais aussi que les organisations du travail permettent aux complémentarités de s’exercer et que les fiches de poste soient claires et effectives.

On a tôt fait, par ailleurs, de laisser vaciller la professionnalité dans ces métiers apparentés à la substitution parentale. En effet, il s’agit d’effectuer, auprès de personnes inautonomes, des tâches de soins primaires et des accompagnements qui sont du domaine parental avant que la personne n’intègre le foyer ou lorsqu’elle rentre chez ses parents le cas échéant. Nombre d’associations qui gèrent ces foyers sont en outre des associations de parents, augmentant par là symboliquement une forme de délégation. Il s’agit donc d’affirmer sa professionnalité face à des familles elles-mêmes expertes dans la connaissance des besoins de leur proche. De plus, face à des adultes qui n’ont pas accédé à l’autonomie dans le quotidien, c’est souvent à leurs propres références et compétences de parents que font appel les éducateurs.

On peut encore noter que les temps d’interventions des personnels éducatifs se déroulent sur des moments qui sont le plus ordinairement des temps privés (dimanches, soirées, par exemple) et se mêlent avec leur propre sphère intime : partager un repas, par exemple, c’est accompagner le résident pendant ce temps qui nécessite une vigilance éducative dans la prise de nourriture et une médiation visant à réguler les relations du groupe, mais il s’agit aussi de se nourrir soi-même. De plus, les éducateurs sont amenés, de surcroît en milieu rural, à accompagner les résidents sur des lieux qu’ils fréquentent à d’autres moments à titre privé : le supermarché, un médecin, tel lieu de balade… Enfin, quand on accompagne dans des domaines qui appartiennent aussi à chacun : cuisiner, s’habiller, se divertir, et sur des temps longs de la journée (12 heures de suite le week-end par exemple), les références personnelles sont forcément mises en jeu dans la relation.

Professionnaliser l’affectif ?

Au-delà des horaires irréguliers et du sytème d’annualisation (5), les organisations de travail défaillantes peuvent encore favoriser la confusion et le brouillage de la carte du contrat (et donc de celle du don). Si on multiplie les situations où les éducateurs doivent intervenir au pied levé parce que le foyer d’hébergement est devenu la variable d’ajustement des accompagnements nécessaires en journée mais que les structures de jour ne peuvent pas assurer, alors on crée des espaces de travail aléatoires mais aussi des espaces privés aléatoires, attaquant de plus belle les frontières du privé et du professionnel.

Toutes les questions soulevées à l’occasion de ce repas de Noël faisaient en outre écho à d’autres formes d’interrogation des professionnels autour de leur implication affective et qui semble souvent les embarrasser. Comme si un bon professionnel était celui qui éteignait tous ses affects, se retranchant derrière une froide objectivité. On peut d’ailleurs se demander si la demande de faire entrer dans le temps de travail la présence au repas de Noël n’était pas une manière de “professionnaliser l’affectif”, certains professionnels craignant, en laissant voir leurs affects ou leur attachement, de ­passer pour de mauvais professionnels manquant de recul et de professionnalisme.

Le référentiel de compétences des moniteurs-éducateurs demande de “savoir identifier et réguler son implication personnelle”. A minima cela autorise tout professionnel et toute équipe à parler ouvertement et sereinement des questions du lien et de l’affect. Mais il me paraît difficile de demander au professionnel seul de “réguler son implication personnelle” tant cela exige l’existence d’espaces, justement appelés de régulation, où il pourra analyser ses relations et son travail d’accompagnant. Cette régulation sera d’autant plus aisée que l’institution aura clarifié les missions et mis en place un cadre de travail cohérent. A cette condition l’économie des échanges par le don pourra trouver sa juste place et faire son œuvre pour nourrir sainement cet élément du lien indispensable au professionnel de l’accompagnement éducatif. »

Notes

(1) Je définis la professionnalité comme la manière d’habiter une identité professionnelle, d’être professionnel et qui est plus large que le professionnalisme, en dépassant les choses apprises ou l’expérience.

(2) Ed. Dunod, 2004.

(3) Il ne s’agit pas ici de parler du travail non prescrit nécessaire à la bonne réalisation de tout travail, ni de ce qui relèverait d’une prise d’initiative aux marges des procédures, mais de ce qui relève de l’essence de la relation.

(4) Par exemple, dans le référentiel de compétences des moniteurs-éducateurs, la première compétence du premier domaine de compétences est : « instaurer une relation », déclinée plus bas par : « savoir créer du lien ».

(5) Des horaires d’internat, c’est venir travailler à des moments non fixes et irréguliers, parfois le matin, parfois le soir, parfois les deux, parfois en week-end… et en effectuant un nombre d’heures variable selon les semaines.

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