Nous ne sommes plus dans les années 1990 et 2000 où, en caricaturant un peu, on pensait qu’apprendre aux gens à écrire sous Word et à envoyer un e-mail était suffisant. Mais cela ne signifie évidemment pas qu’il n’y ait plus d’inégalités. La question est en réalité quantitativement plus réduite, mais qualitativement plus aiguë. Aujourd’hui, à peu près 20 % de la population n’est pas connectée, et ce pourcentage diminue encore avec la diffusion des smartphones et des tablettes numériques. Mais plus il se réduit et plus cela peut être vécu comme une forme de marginalisation supplémentaire, voire de stigmatisation, par ceux qui sont concernés. Il faut donc continuer à traiter la question de l’équipement et de l’accès aux outils numériques mais, pour autant, il ne faut pas croire que tout est réglé pour les 80 % déjà connectés.
Nous tentons de faire avancer auprès des ministères compétents et des collectivités territoriales des idées formulées dans le rapport. Par exemple, nous essayons de convaincre un certain nombre d’acteurs du logement social de réfléchir à la possibilité de systématiser l’équipement en haut débit des immeubles –Fleur Pellerin a d’ailleurs déjà pris des mesures en ce sens – et aussi d’organiser des médiations pour que le numérique devienne véritablement un outil de développement personnel pour les habitants. Il serait dommage de les connecter seulement pour qu’ils regardent des vidéos en ligne…
Il s’agit de maîtriser les utilisations quotidiennes du numérique, mais aussi d’imaginer des usages plus ambitieux qui pourraient servir de leviers aux personnes en souffrance en vue d’améliorer leur situation. C’est cette dimension proactive qui est à développer. La question du numérique ne doit plus seulement être celle des spécialistes, mais celle de tous. Par exemple, dans le domaine du travail social, les professionnels sont souvent mal préparés à mobiliser le numérique comme outil de reconquête de l’estime de soi, de mise en œuvre d’un projet d’insertion, de développement du lien social… Il existe pourtant un potentiel extraordinaire en la matière. C’est ce changement d’optique que nous préconisons. Il faut proposer des médiations numériques partout où cela est possible, et pas seulement dans les espaces publics numériques, même s’ils restent indispensables. Il ne faut pas en faire une obligation, mais offrir des possibilités. Il n’y a pas de raison que, dans une maison de retraite, les animateurs ne puissent pas apprendre aux personnes âgées à utiliser Skype afin de communiquer avec leurs petits-enfants. Ces lieux de médiation pérenne peuvent aussi être des centres sociaux, des maisons de la culture, des médiathèques, des services sociaux. De même qu’à Pôle emploi, dans les caisses d’allocations familiales, dans les préfectures… Il faut être présent là où les gens vont habituellement. Cela implique aussi de réinjecter de l’humain. La dématérialisation des services est inéluctable pour des raisons d’économie et parce qu’elle représente une simplification pour une grande partie de la population. Mais pour d’autres, c’est une souffrance. On a donc besoin de garder plusieurs canaux ouverts, un peu comme la SNCF, avec des réservations en ligne, une ligne téléphonique, des agences, des guichets. Il faut conserver le choix d’une interface humaine.
C’est l’autre partie du problème, qui concerne les 80 % de personnes déjà connectées. Les études disponibles montrent que les exclus du numérique sont essentiellement des personnes âgées, des gens en grande précarité économique et des personnes disposant d’un très faible bagage culturel. C’est une réalité, mais lorsqu’on affine ces observations, on s’aperçoit que la situation est plus contrastée. Ainsi, des cadres d’entreprise à la retraite disposant d’un fort bagage culturel et économique peuvent être incapables de se débrouiller avec les outils numériques, alors que des octogénaires peu fortunés habitant au fin fond de la campagne sont capables d’animer un réseau social local. De même, pour une mère isolée, le numérique peut être vécu comme un facteur formidable de désenclavement et de conservation du lien social ou comme une forme d’exclusion supplémentaire. Nous avons donc besoin d’abandonner un certain nombre de clichés, comme celui sur les « digital natives », ces jeunes qui seraient forcément à l’aise et compétents avec les nouvelles technologies. Bien sûr, les jeunes n’ont pas le même rapport numérique que les générations précédentes. Mais cela ne signifie pas que c’est plus simple pour eux et qu’il n’y a pas besoin de les accompagner.
Beaucoup de nos interlocuteurs ne le comprennent pas vraiment, et nous sommes aujourd’hui tentés de l’abandonner pour parler simplement d’inclusion dans une société du numérique. Car la question n’est pas tellement d’être « e-inclus », mais d’être inclus tout court, qu’il s’agisse du numérique, de l’emploi, du logement, de la santé. Depuis les années 1990, on entend un double discours, avec, d’un côté, les techno-enthousiastes qui expliquent que le numérique va tout changer en rendant les gens plus autonomes, plus créatifs, plus participatifs, et, de l’autre, les pessimistes qui pensent que les nouvelles technologies vont encore marginaliser des gens et réduire le lien social. En réalité, le numérique n’a pas fondamentalement changé la donne en matière d’inclusion. Une population connectée n’est pas nécessairement une population socialement incluse. Si c’était le cas, cela se saurait. L’OCDE, dans un rapport, observe que depuis que le numérique est entré dans nos vies, les inégalités n’ont pas diminué. Les sociétés occidentales sont même de plus en plus inégalitaires. Pour les publics non connectés, souvent déjà soumis à d’autres formes d’exclusion, il y a un effet cumulatif. L’exclusion du numérique s’ajoute aux autres formes d’exclusion.
Pour ce rapport, nous avons auditionné de nombreux acteurs et avons constaté en effet que des choses formidables se faisaient, mais, pour le moment, de façon marginale. Il faut faire monter en puissance ces expérimentations au niveau de l’Etat et des collectivités territoriales. Malheureusement, du côté de ces dernières, les choses bougent très lentement. Pour résumer, les élus locaux s’intéressent d’abord aux tuyaux – c’est-à-dire au très haut débit – et à Twitter – c’est-à-dire à la communication. Bien sûr, ce sont des priorités respectables. Le très haut débit peut notamment permettre de développer le tissu économique d’une région. Mais les élus ont tendance à ne pas voir plus loin et à délaisser les exclus du numérique. Dans certains territoires, ils pensent même que tout le monde étant équipé, il n’y a plus besoin de politique d’appui à l’accès au numérique. Un énorme travail de conscientisation est donc nécessaire en direction des décideurs.
Nous essayons déjà de le faire connaître sur le terrain, auprès des collectivités territoriales, des lieux de formation, des associations. Mais c’est aussi aux acteurs locaux et professionnels de s’en emparer. Du côté des pouvoirs publics, bien que remis à Fleur Pellerin, il a une vocation interministérielle car il concerne aussi bien le ministère chargé de l’économie numérique que ceux de la ville, de l’aménagement du territoire, du logement… Nous souhaitions monter une réunion interministérielle sur ce sujet, mais la période n’est évidemment pas propice. En attendant, nous plaidons notre cause auprès des acteurs publics en mettant en avant des thématiques plus immédiatement opérationnelles.
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Valérie Peugeot est chargée des questions de prospective au sein du département de sciences humaines et sociales d’Orange Labs. Elle est par ailleurs présidente de l’association VECAM, qui entend promouvoir les usages citoyens et associatifs des outils numériques, et vice-présidente du Conseil national du numérique.
(1) « Citoyens d’une société numérique. Accès, littératie, médiations, pouvoir d’agir : pour une nouvelle politique d’inclusion », rapport remis en octobre 2013 à Fleur Pellerin, ministre déléguée chargée de l’économie numérique (disponible sur