Le risque est réel mais, jusqu’à présent, je n’ai pas eu de réaction massivement négative en ce sens. Par ailleurs, analyser un concept ne signifie pas en promouvoir la validité normative. Si j’évalue celui de génocide, cela ne veut pas dire que je l’approuve. En outre, je ne réhabilite en aucun cas le concept de race tel qu’il a été mobilisé à partir du XVIe siècle comme catégorie biologique désignant des groupes humains supposés être biologiquement différenciables. J’avance en revanche l’idée selon laquelle le concept de race est utile en sciences sociales pour décrire un certain nombre de réalités sociales, éventuellement prédire des discours et des comportements qui lui sont liés et, enfin, déconstruire les effets pervers découlant de l’usage de ce concept. Il faut préciser que si ce mot est très décrié en France, ce n’est pas le cas dans d’autres contextes nationaux et internationaux. Des textes de l’Union européenne, dont la France est signataire, l’utilisent. C’est également le cas dans un certain nombre d’autres pays.
Il est en effet important d’insister sur ce point. L’ensemble de la communauté scientifique s’accorde sur le fait qu’il n’existe pas de races au sens biologique du terme. Autrement dit, aucun groupe humain n’est différencié du reste de l’humanité par des déterminants génétiques. Les catégories physiques, corporelles, ne correspondent en aucun cas à des caractéristiques internes, psychologiques, morales ou cognitives, contrairement à ce que la taxonomie raciale, développée à partir du XVIe siècle, a cru pouvoir avancer. On affirmait alors que les blancs Européens n’étaient pas de même nature que les noirs Africains, les jaunes Asiatiques et les rouges Américains, cette hiérarchie servant à justifier l’impérialisme européen conduisant à la domination et à l’exploitation des autres peuples. La biologie a donc été utilisée comme facteur de justification de cette domination. Et je pense que si beaucoup de gens résistent à la notion de race, c’est parce qu’ils ont encore en tête cette idée fausse d’une positivité biologique de la race.
Nous sommes les héritiers de ce passé où la catégorie « race » était massivement employée, lors de la traite des êtres humains mais aussi durant toute la période coloniale et sous le gouvernement de Vichy. Or l’organisation sociale issue de cette histoire n’a pas été véritablement mise à bas. On a voulu oublier le passé sans en tirer les conséquences. Il aurait fallu au contraire l’examiner et déconstruire systématiquement les catégories raciales à chaque fois qu’elles pouvaient resurgir. La conséquence est que l’on voit réapparaître aujourd’hui des comportements marqués du sceau du racisme. Et même si une proposition de loi, adoptée le 16 mai 2013 en première lecture, vise à interdire l’usage du mot « race » dans les textes législatifs et réglementaires (1), nous avons recours à toute une série de catégories telles que « minorités visibles », « populations issues de la diversité », « groupes ethniques »… qui renvoient exactement à la même chose. Mais en s’interdisant de parler de race, on s’interdit de visibiliser les effets de discriminations, d’inégalités et de domination reposant de façon masquée sur des motifs raciaux. Car, de la même manière qu’il existe des discriminations liées au genre, à la classe sociale ou à la religion, il en existe aussi en lien avec des catégories ethno-raciales. Mais si l’on affronte les mots, si l’on prend le temps d’expliquer et de réexpliquer que la race est uniquement une construction sociale désignant des effets de domination entre les groupes humains, il n’y a pas de raison d’avoir peur d’ouvrir le débat.
La différence est énorme, et cela n’aurait aucun sens de parler de la race en France comme on le fait aux Etats-Unis, car ce concept ne prend son sens que dans un contexte historique, social, économique et culturel donné. Aux Etats-Unis, les inégalités raciales sont traitées massivement, sans tabou, la question raciale s’étant construite sur la dichotomie Noirs-Blancs au cours d’une histoire fortement marquée par l’esclavage puis par la ségrégation. En France, c’est évidemment différent. Notre passé est marqué, lui, par la colonisation, puis une décolonisation à moitié achevée. En outre, il n’est pas possible, comme aux Etats-Unis – où dès 1790 le recensement intégrait une question raciale –, de recueillir des données de type ethno-racial.
Cela ne fait aucun doute. A la fin du XVIIIe siècle, deux discours cohabitaient. D’une part, celui de l’égalité entre tous les hommes, issu des idéaux de la Révolution française ; d’autre part, celui du « code noir » organisant le statut des esclaves dans les colonies. Cela s’est poursuivi notamment avec le travail forcé des indigènes. Le discours du racisme a ainsi accompagné l’impérialisme et la colonisation. Le problème, c’est que comme on n’a pas déracialisé ni complètement décolonisé, on retrouve le problème à l’heure actuelle, avec une corrélation entre l’origine ethno-raciale de groupes de populations et leur place sur l’échelle socio-économique. Traiter seulement le problème socio-économique ne réglerait pas le problème car certains phénomènes de domination continueraient à nous échapper. Je pense à des choses aussi simples que le médecin noir que l’on prend systématiquement pour l’aide-soignant. Ce type de réactions relève des structures inconscientes du racisme, à l’insu même des personnes qui ont enregistré le fait que les médecins sont plutôt des blancs et les aides-soignants des noirs.
Cela ne se fera pas du jour au lendemain, car il faut en passer par un bouleversement des mentalités d’autant plus complexe que tout cela est caché, invisible. L’éducation me semble être un axe d’intervention fondamental. Je pense à une éducation scientifique insistant sur l’inexistence des races au sens biologique du terme, mais aussi à une éducation « morale » s’appuyant sur des films, des documentaires, des livres, des bandes dessinées, des récits… Tout ce qui permettrait de modifier les processus d’empathie morale à l’égard des « autres ». Il serait également nécessaire d’autoriser la réalisation de statistiques ethno-raciales – ce que la législation ne permet pas à l’heure actuelle – pour pouvoir mettre en lumière la réalité du problème. Pour prendre l’exemple de la loi sur la parité hommes-femmes, on s’aperçoit, en cette période d’élections municipales, qu’elle fonctionne, même si elle est loin d’être parfaite – parce qu’on a pu montrer qu’il n’y avait que 10 % de femmes dans les conseils municipaux. De la même façon, on pourrait, de manière évidemment anonyme, enquêter sur les discriminations ethno-raciales afin de démontrer de manière chiffrée la réalité de ce que subissent certaines populations dans l’emploi, le logement ou encore l’éducation supérieure. Enfin, il faudrait s’autoriser à aborder la question des réparations, notamment en ce qui concerne l’esclavage.
En effet. Après la Seconde Guerre mondiale, le mot « race », étroitement associé à la politique de Vichy et au nazisme, est devenu encore plus scandaleux et inaudible. En revanche, la question du racisme a pris de l’ampleur, mais essentiellement sous l’angle du racisme culturaliste ou différentialiste. Par ailleurs, je constate que si l’on parle beaucoup du racisme, tout ce qui permettrait de pénaliser les comportements racistes et de lutter spécifiquement contre le racisme n’a pas suivi. On ne donne pas aux politiques publiques les moyens de traiter le problème, notamment en termes d’organisation administrative : interdire un spectacle de Dieudonné ne compense pas la fermeture de la HALDE (2).
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Magali Bessone est maître de conférences en philosophie politique à l’université de Rennes-1 et membre de l’Institut universitaire de France. Elle a publié Sans distinction de race ? Une analyse critique du concept de race et de ses effets pratiques (Ed. Vrin, 2013).
(1) Voir ASH n° 2811 du 24-05-13, p.10.
(2) La Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l’égalité, créée en 2005, était chargée de lutter contre toutes les discriminations, directes ou indirectes. Elle a été supprimée en 2011, ses missions étant transférées au défenseur des droits.