Pas du tout, même si la question de l’immigration y est aussi posée. La question de l’intégration est en réalité constitutive de ce qu’est la sociologie. Pour son fondateur, Emile Durkheim, aux travaux duquel je me réfère, l’intégration signifiait à la fois l’intégration « à » la société (au sens de l’attachement des individus aux groupes et à la société dans son ensemble) et l’intégration « de » la société (au sens de la régulation sociale). Analyser la régulation de l’ensemble de la société implique de prendre en compte la production des normes sociales qui sont définies afin de permettre aux individus d’avoir des rapports pacifiés et, tout simplement, de vivre ensemble.
Le processus par lequel nous sommes socialisés est bien un processus d’intégration. Nous apprenons à nous comporter selon des normes spécifiques à travers les différentes sphères que nous fréquentons au cours de notre existence. Nous sommes tous conduits à rechercher notre intégration à la fois aux autres et à la société. C’est un processus global, dont la compréhension implique en même temps de réfléchir à la constitution normative de notre société.
Les sociologues, à la suite de Durkheim, se sont traditionnellement plutôt intéressés à ce qui fait société, à ce qui fait lien entre les individus. A l’inverse, la tradition que l’on peut qualifier de marxiste insiste sur le fait que la société se caractérise par des luttes sociales pour obtenir les meilleures positions. Nous avons essayé d’articuler ces deux approches. Nous partons du principe qu’à partir du moment où les normes assurant la régulation sociale s’affaiblissent ou se redéfinissent, il se produit mécaniquement un affaiblissement des liens sociaux. Des franges importantes de la population se retrouvent en grande difficulté pour se conformer au modèle d’intégration. Les inégalités se redéfinissent ainsi autour des enjeux de conformité à un modèle d’intégration en voie de délitement. Ce qui nous conduit, là encore, à nous interroger sur la pertinence de ce modèle dans une période de crise.
Il y a tout d’abord le « lien de filiation », qui est fondamental car constitutif de la relation entre parents et enfants. Nous commençons tous par être socialisés au sein d’une famille. Il y a ensuite ce que nous appelons le « lien de participation élective ». C’est la façon dont se constituent des groupes par affinités. L’amitié en fait partie, mais aussi les engagements associatifs ou militants. Le « lien de participation organique » est évidemment fondamental. Il s’agit, pour l’essentiel, des relations de travail, où nous essayons de trouver notre place en nous inscrivant en interdépendance dans des collectifs. Enfin, le « lien de citoyenneté » postule que l’individu a des droits et des devoirs au titre du principe d’égalité. La citoyenneté fonde, au moins abstraitement, le principe d’égalité au regard des lois. Ces quatre formes de liens se définissent à partir de la double dimension de la protection – ce qui permet de faire face aux aléas de la vie – et de la reconnaissance – qui permet à l’individu d’exister à la fois pour lui-même et dans le regard des autres.
Absolument. On est bien intégré dans la société à partir du moment où ces quatre types de liens s’entrecroisent et se renforcent mutuellement. Mais il devient très difficile d’y parvenir. Nous devons nous battre, tous autant que nous sommes, pour stabiliser cet entrecroisement de liens sociaux, dans la mesure où les institutions censées assurer la régulation de notre modèle d’intégration se délitent progressivement. Au sein des catégories sociales aisées, qui bénéficient de liens sociaux bien ancrés, on observe des stratégies individuelles pour renforcer cet entrecroisement, par exemple à travers les choix éducatifs pour les enfants, la constitution de réseaux électifs, le développement d’un « entre soi »… Car presque tout le monde est désormais concerné par la fragilité potentielle des liens sociaux. Les cadres supérieurs peuvent eux aussi connaître un accident de carrière, vivre une rupture conjugale avec des effets en cascade, être confrontés à des problèmes éducatifs avec leurs enfants… La lutte pour accéder aux meilleures chances d’intégration sociale, pour parvenir aux meilleures positions sociales et s’y maintenir, existe à tous les niveaux de la société.
Il s’agit d’un système par paliers. Au palier supérieur, que nous appelons l’« intégration assurée », les quatre types de liens sociaux s’entrecroisent et se renforcent mutuellement. On est alors fortement protégé des aléas de la vie tout en bénéficiant d’une reconnaissance sociale solide. A ce stade, l’important est surtout de se distinguer socialement. Cela concerne aussi les classes moyennes qui essaient de se rapprocher le plus possible de ce niveau d’intégration. Le deuxième palier est celui de l’« intégration fragilisée ». Une certaine forme de frustration se fait jour car les conditions du maintien du statut social sont menacées. On se rend compte que l’on ne va pas pouvoir aller plus haut. On est bloqué par un « plafond de verre », pour reprendre l’expression utilisée dans la sociologie du genre. Cela conduit à beaucoup d’amertume, à un sentiment d’injustice accompagné de la peur du déclassement. Les jeunes diplômés qui n’arrivent pas à s’intégrer professionnellement sont dans cette situation de l’intégration fragilisée, extrêmement dévalorisante pour eux. Au niveau de l’« intégration compensée », le troisième palier, certains liens sont effectivement rompus. On bascule à cause du chômage, d’une rupture conjugale, de l’expérience des discriminations… Cette situation conduit à rechercher des formes alternatives d’intégration à travers un mécanisme de compensation visant à renforcer d’autres liens. C’est, par exemple, l’inscription de certaines populations dans des collectifs communautaires. Faute d’une insertion professionnelle ou d’une véritable reconnaissance en tant que citoyen, on voit se développer par endroits des formes d’appartenance communautaire très puissantes. La participation religieuse régulière atteint ainsi dans certains quartiers des proportions importantes. Ce mécanisme de compensation peut être la source de nouveaux conflits, conflits de classes et aussi d’appartenance communautaire et religieuse. Enfin, le dernier palier est celui de l’« intégration marginalisée », marqué par la rupture cumulative de tous les liens. C’est la dernière phase du processus de disqualification sociale. Une partie des sans-abri entre dans cette catégorie. L’expérience qui domine alors est celle de la survie. L’existence est absorbée par le besoin de trouver les moyens de survivre au quotidien.
Nous en sommes à un point où le doute sur le modèle d’intégration hérité des Trente Glorieuses est permis. Mais s’il est effrité, il n’en demeure pas moins la référence. Beaucoup de jeunes pensent encore en termes d’emplois stables garantis à vie. Chacun souhaite une stabilité qui, en réalité, lui échappe. Cela devrait nous conduire à réfléchir à ce que serait un autre modèle d’intégration. Que veut-on comme type de société ? Comment surmonter ensemble les tensions inévitables que nous rencontrons ? Les réponses à ces questions essentielles sont encore balbutiantes.
Il faut évidemment s’interroger sur la façon de réduire les inégalités économiques, mais aussi réfléchir à de nouvelles formes d’intégration pour la société du XXIe siècle. Au XXe siècle, on a résolu les problèmes du XIXe en créant l’Etat-providence. Au XXIe siècle, face au constat de l’intégration inégale que nous avons fait dans ce livre, qu’allons-nous inventer ? Les anciennes solutions ne sont plus opératoires car nous sommes face à un enjeu de justice redistributive dans un contexte écologique particulièrement inquiétant. Cela doit nous conduire à repenser notre mode de croissance et notre façon de nous organiser pour inventer de nouvelles formes de solidarité.
Serge Paugam est sociologue, directeur de recherche au CNRS et directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ses travaux portent sur les inégalités, les ruptures sociales et les formes contemporaines du lien social. Il a dirigé L’intégration inégale. Force, fragilité et rupture des liens sociaux (Ed. PUF, 2014). Il est aussi l’auteur, notamment, de La disqualification sociale (Ed. PUF, réédition 2014).