Recevoir la newsletter

« Non à une “alterscience” en travail social »

Article réservé aux abonnés

Quelles sont les conditions essentielles du développement de la recherche scientifique dans les établissements de formation en travail social ? Manuel Boucher, directeur scientifique du Laboratoire d’études et de recherche sociale (LERS) de l’Institut du développement social (IDS), à Canteleu (Seine-Maritime), et président de l’Association des chercheurs des organismes de la formation et de l’intervention sociales (Acofis) (1), détaille ici les trois axes qu’il considère comme devant être privilégiés.

« Pour réussir la construction et le développement d’un “espace scientifique intégré” et autonome des pouvoirs institutionnels (et non de la “communauté scientifique”) au sein d’un appareil de formation en travail social en pleine transformation, au-delà des déclarations d’intention soulignant l’importance de la recherche pour l’avenir de la formation en travail social qui sont aujourd’hui très répandues, notamment, depuis le lancement en octobre 2011 des travaux de la “conférence de consensus sur la recherche en/dans/sur le travail social”, plusieurs conditions me semblent nécessaires. A partir de mon expérience de directeur scientifique au sein d’un laboratoire intégré dans un institut de formation en travail social, je propose donc de définir les conditions essentielles du développement de la recherche scientifique dans les établissements de formation en travail social (EFTS).

1. Pérenniser des moyens humains et économiques indispensables pour la recherche

Pour produire de la connaissance scientifique identifiée comme telle, donc mise en débat par d’autres scientifiques, le développement de la recherche dans les centres de formation nécessite de mettre en place une démarche volontariste. Cette démarche doit ainsi être associée à la création de laboratoires de recherche intégrés à ces centres et composés de chercheurs professionnels dont les activités principales sont dédiées à un travail de recherche et à sa valorisation. Dans la pratique, cela signifie que les chercheurs disposent de suffisamment de temps pour construire des protocoles de recherche (que celle-ci soit fondamentale ou appliquée), répondre à des appels d’offres, produire des résultats scientifiques et les médiatiser (conférences, cours, publications…). Aussi, construire de réels espaces de production de la recherche dans les centres de formation nécessite d’abord d’employer et de mobiliser des chercheurs professionnels. C’est à cette seule condition que ces derniers peuvent construire, à l’échelle régionale, nationale et internationale des espaces de travail, d’échange et de partenariat, notamment avec les mondes académique et professionnel, indispensables à l’activité scientifique. Je soutiens, en effet, que si les établissements de formation en travail social veulent être reconnus comme des espaces de production et de valorisation de recherches scientifiques, ils doivent s’organiser pour favoriser le développement de programmes de recherche produits par des chercheurs professionnels reconnus par la “communauté scientifique”. Dans cette perspective, il apparaît donc essentiel que les dirigeants des instituts de formation en travail social revendiquent (ou se dotent) des moyens financiers et humains pour produire de la recherche, d’une part, en favorisant la visibilité de chercheurs professionnels reconnus par la qualité des travaux scientifiques qu’ils publient et par d’autres chercheurs agissant dans des sphères traditionnellement considérées comme plus académiques et, d’autre part, par une clarification du statut des chercheurs et de la recherche dans leurs établissements dotés de laboratoires ou de centres de recherche en capacité de coopérer avec le monde universitaire.

2. Construire un cadre partenarial équitable entre les écoles du travail social et les universités

Depuis la création des EFTS, les coopérations entre ces établissements et les universités se sont généralement constituées en creux, en fonction des opportunités locales et, dans la plupart des cas, en fonction des relations interpersonnelles entre des acteurs de la formation en travail social et des universitaires. En fait, c’est le cadre légal de création, en 1978, du diplôme supérieur en travail social (DSTS), puis, en 2006, du diplôme d’Etat d’ingénierie sociale (DEIS), qui a imposé aux EFTS de développer des relations avec les universités, avec le risque, par l’intermédiaire de ces injonctions réglementaires, de favoriser des rapports asymétriques. En effet, ce cadre peut induire une sorte d’“injonction à la collaboration” et ainsi favoriser une relation d’aliénation dans le sens défini par le sociologue et philosophe Hartmut Rosa : un rapport de pouvoir et de domination qui s’exprime “à chaque fois que nous faisons ‘volontairement’ ce que nous ne voulons pas faire” (2).

S’il apparaît donc pertinent de construire des partenariats entre le champ universitaire et celui de la formation supérieure en travail social, ne serait-ce que dans une optique d’amélioration de la qualité des formations proposées par les uns et les autres, il paraît alors nécessaire de penser les voies permettant de dépasser les collaborations “par défaut”. En effet, il me semble que nous avons toujours à gagner à chercher les complémentarités et à produire de l’enrichissement mutuel. A cet égard, l’entrée dans le processus de Bologne et son schéma “LMD” (licence, master, doctorat) - complété par le système de crédits (ECTS) (3) - des centres de formation en travail social les rapproche des universités puisqu’ils sont invités à s’inscrire dans le même cadre. Toutefois, si le mot d’ordre actuel semble être la professionnalisation des parcours de formation du cadre universitaire, il serait alors paradoxal que l’indicateur de rapprochement des organismes de formation avec l’Université soit l’abandon progressif de la référence aux diplômes d’Etat. En France, en effet, l’appareil de formation en travail social assure la production d’une grande partie des diplômes d’Etat du travail social (niveaux V à I). Il offre un cadre national stable et des garanties de professionnalisation grâce à la pédagogie de l’alternance intégrative qui favorise la cohérence entre des savoirs théoriques pluridisciplinaires et des savoirs praxéologiques. Dès lors, d’une part, il s’agit de définir un cahier des charges tant pour la gouvernance que pour les qualifications des équipes de formateurs, d’enseignants et de chercheurs, ainsi que pour les activités de recherche intégrées aux organismes de formation en travail social. D’autre part, il s’agit de poser un cadre commun d’évaluation entre les universités et les centres de formation en travail social en évitant de désavantager un “modèle” par rapport à l’autre. C’est donc sur les bases d’une identité et de missions réaffirmées de l’appareil de formation recomposé autour du projet des hautes écoles d’action sociale porté, en particulier, par l’Unaforis (Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale), que pourra se développer, sur une base volontaire et contractuelle, la collaboration avec les universités en sciences humaines et sociales.

3. Développer la recherche en sciences sociales au lieu d’une « alterscience » en travail social

Défendre l’idée qu’il existerait une recherche propre en travail social, nécessairement appliquée et comprenant obligatoirement des professionnels du travail social pour faire de la recherche prioritairement basée sur une ou des questions non résolues rencontrées et posées par les professionnels a des répercussions contre-productives pour le développement de la recherche au sein de l’appareil de formation supérieure en travail social. D’abord, au regard des financeurs traditionnels de la science, notamment le ministère de l’Enseignement supérieur et de la Recherche, cette confusion rend illisible la dynamique de recherche enclenchée dans le champ social et vient ainsi retarder les investissements nécessaires à l’organisation de la recherche scientifique dans le champ social sur le travail social. De plus, construire une “recherche” propre au travail social, donc principalement revendiquée par des acteurs de ce champ, qu’ils soient chercheurs professionnels ou non, a également pour résultat de décrédibiliser le champ social en tant qu’espace de production de la recherche scientifique. Isoler un champ de « recherche » qui serait spécifique au travail social est, en effet, contraire au processus d’objectivité scientifique. Pierre Bourdieu, citant Karl Popper, souligne que l’objectivité scientifique est “la coopération amicalement hostile de nombreux savants”. Autrement dit, en considérant que “faire de la science est une activité intellectuelle distincte, sous l’unique contrôle de ses propres normes […], la connaissance scientifique est l’ensemble des propositions qui ont survécu aux objections” d’autres scientifiques en concurrence ou en lutte entre eux pour l’obtention d’un capital scientifique principalement octroyé par les pairs (4).

Dans ce contexte, je considère qu’au sein de ce champ, l’adoption par une fraction de ses acteurs de la notion de recherche en travail social, parfois à leur insu mais souvent aussi par intérêt, participe à l’entretien de processus “agnotologiques” contre-productifs pour le développement de la science dans le travail social. Selon des historiens de la science (en particulier Robert Proctor, de l’université de Stanford), l’“agnotologie” est, en effet, la science de l’ignorance. Ainsi, si l’“agnotologie” a pour objet d’étude l’ignorance elle-même, elle étudie également les moyens mis en œuvre pour la produire, la préserver et la propager. En réalité, la recherche en travail social a tous les traits d’une “alterscience” telle que l’ont décrite les travaux de l’historien des sciences, Alexandre Moatti (5) : “Ce sont des théories ‘alternatives’, en fait de la science ‘altérée’ (c’est-à-dire déformée), et qui se tournent vers autrui, à cause de ce besoin de reconnaissance par le public, hors des procédures classiques de confrontation avec ses pairs” (6). En effet, dans une perspective relativiste (toutes les démarches heuristiques se valent car la science est considérée comme globale), les “alterscientifiques” développent leurs théories et leur propre vision de la science sans pour autant les confronter aux points de vue d’autres scientifiques. On peut néanmoins se demander pourquoi des acteurs du champ social, dont certains ont une réelle formation en matière de recherche, au lieu d’agir pour créer les conditions nécessaires au développement de la recherche scientifique dans leur champ militent d’abord pour institutionnaliser une recherche en travail social aux marges de la science. En fait, les promoteurs d’une recherche en travail social n’ont pas de motivations prioritairement scientifiques mais avant tout idéologiques et/ou stratégiques. Pour la plupart d’entre eux, généralement parce qu’ils sont marginalisés au sein de la “communauté scientifique” et/ou qu’ils occupent des positions de pouvoir dans le champ social, la science n’est qu’un prétexte à la construction d’un nouveau champ de lutte et de prestige à l’intérieur duquel ils pensent pouvoir occuper une place de choix. Par conséquent, au lieu de développer un capital d’autorité pro­prement scientifique, ces acteurs développent un capital de pouvoir dans le champ social.

En définitive, si j’affirme qu’en aucun cas le travail social ne peut être confondu avec une science (7), en revanche, je crois que, en France, il est aujourd’hui possible de réunir les conditions pour que la recherche soit intégrée au sein des EFTS et que, à terme, le travail social soit reconnu comme un champ spécifique enseigné au sein de hautes écoles professionnelles et/ou des universités. Cette reconnaissance scolaire et sociale d’un espace spécifique au croisement de plusieurs champs scientifiques (sociologie, psychologie, ethnologie, psychologie sociale…), d’un travail réflexif sur les techniques, les pratiques professionnelles et les références déon­tologiques permettrait ainsi aux acteurs du champ social (intervenants sociaux, formateurs, chercheurs) de maintenir une autonomie vis-à-vis de logiques en contradiction avec les références déontologiques fondamentales des travailleurs sociaux, notamment les logiques sécuritaires et marchandes qui, ces dernières années, viennent percuter la tradition solidariste du travail social. »

Contact : manuel.boucher@ids.fr

Notes

(1) Il est aussi membre associé du Centre d’analyse et d’intervention sociologiques (CADIS) à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS).

(2) Aliénation et accélération - Ed. La Découverte, 2012.

(3) Le système de l’European Credits Transfer System (ECTS) vise à faciliter la lecture et la comparaison des programmes d’études dans les pays de l’Union européenne.

(4) Science de la science et réflexivité - Ed. Raisons d’agir, 2002.

(5) Alterscience. Postures, dogmes, idéologies - Ed. Odile Jacob, 2013.

(6) David Larousserie, « Alterscience. Des savants dévoyés » - Le Monde du 19 janvier 2013.

(7) Cf. Manuel Boucher, « Promouvoir la recherche dans et sur le champ social » - Recherche et travail social - Marcel Jaeger (coord.) - Ed. Dunod, 2014.

Vos idées

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur