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« La crise de la sécurité sociale est d’abord politique, et non budgétaire »

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Voilà des décennies que nos dirigeants s’acharnent, sans succès, à combler le trou de la sécurité sociale. Mais le problème, affirme la sociologue Colette Bec, c’est la perte de sens du projet politique qui sous-tendait sa création en 1945. Dans un ouvrage, elle retrace l’histoire des dérives de la « sécu » et appelle à la refonder sur la base d’une solidarité réelle.
Comment jugez-vous la situation actuelle de la sécurité sociale ?

Elle n’est pas catastrophique, comme le prétendent certains, mais n’en demeure pas moins préoccupante. Pas seulement à cause de son déficit mais parce qu’il existe un risque majeur de voir se produire une scission entre, d’une part, une protection sociale forte pour ceux qui bénéficient d’un statut et, d’autre part, un continent assistantiel à la dérive chargé de recueillir tous les autres.

Ces dérives étaient en germe, dites-vous, dès 1945…

A l’époque, les pères fondateurs, comme Pierre Laroque, concevaient la sécurité sociale comme une institution centrale dans une société juste et solidaire. Ils visaient deux objectifs : instaurer une protection contre les risques et assurer une redistribution afin de lutter contre les inégalités sociales. Il s’agissait d’une ambition d’une tout autre portée que celle des assurances sociales créées auparavant. Malheureusement, en 1945, le politique n’a pas su, ou pas voulu, gérer l’héritage des protections catégorielles existantes et qui vont lutter jusqu’à aujourd’hui contre cette solidarisation de la société. Je pense aux régimes des agri­culteurs, des cheminots, des cadres, des médecins… Toutes ces professions, qui bénéficiaient déjà d’une couverture sociale, n’avaient aucun désir d’intégrer une caisse unique. Quant au patronat, sa stratégie a toujours été de revenir à un système assurantiel limité au monde du travail. Pour étendre plus largement les protections, l’Etat s’est donc trouvé dans l’obligation de contourner ces résistances par une multitude de biais, de droits dérivés, de recours à l’assistance. Tous ces contournements vont rendre la situation d’une opacité et d’une complexité incroyables.

Pourtant, les responsables politiques et les partenaires sociaux font tous référence à l’esprit de 1945…

Ce discours s’inscrit dans une quête de légitimité, alors même que l’on fait l’inverse de ce que préconisait l’esprit de 1945. J’ai travaillé sur un texte patronal de 1960 affirmant déjà qu’il fallait sauver la sécurité sociale tout en préconisant en réalité de s’éloigner de ses principes fondateurs. L’approche gestionnaire et technique marque la perte du projet politique dans lequel s’inscrivait la création de la sécurité sociale. La réforme de 1967 est, à mon sens, la première allant explicitement dans ce sens, avec la séparation des risques et la création des caisses autonomes que revendiquait le patronat depuis des années. Pierre Laroque s’est d’ailleurs montré très critique à l’encontre de cette réforme, estimant que l’on sortait de l’esprit de 1945. Plus tard, dans les années 1970, le retour du libéralisme a miné un peu plus un système déjà très branlant en raison de l’ambiguïté fondatrice que je décrivais à l’instant. En réalité, l’Etat a perdu la maîtrise politique de la sécurité sociale dès 1967 et, depuis, il court derrière en réagissant a posteriori aux problèmes, mais sans aucune anticipation. Il n’y a plus aucune vision d’ensemble de l’institution. On se contente d’essayer de colmater les déficits par des politiques restrictives. C’est d’ailleurs le symptôme de ce qui se passe de façon plus générale au niveau politique. Aucun horizon collectif n’est proposé…

La question de la relation entre l’individu, la société et l’Etat constitue, selon vous, le cœur du problème. De quelle façon ?

Dans les années 1970 et 1980, on a assisté à une sacralisation de la société civile contre l’Etat. Celui-ci était considéré comme incapable d’affronter ses propres problèmes, trop gros, trop bureaucratique… La société civile était censée être mieux à même de gérer les problèmes. On a vu dans le même temps émerger une conception de l’individu autosuffisant et autorégulé qui constitue la base même du néolibéralisme. Au lieu d’adhérer à la sécurité sociale, au sens d’adhérer à une philosophie, l’individu est devenu un cotisant voulant en avoir pour son argent. Pierre Laroque, encore lui, expliquait dès 1945 que s’il voulait confier la gestion de la sécurité sociale aux représentants du monde ouvrier, c’était pour qu’ils mettent en œuvre une éducation à la solidarité du peuple. Autrement, disait-il, nous irons au guichet de la sécurité sociale comme à un guichet de banque. C’était prémonitoire.

L’Etat, dites-vous, n’est plus considéré que comme un fournisseur de droits…

Depuis deux ou trois décennies, on est entré dans une démocratie des droits. L’individu voit l’Etat comme un frein à sa liberté - oublieux de ce qu’il lui doit - tout en revendiquant la reconnaissance de droits nouveaux. Mais, paradoxalement, il ne se pose pas la question des conditions d’effectivité de ces droits. Or l’Etat est de plus en plus impuissant à garantir cette effectivité. Un bon exemple est le DALO [droit au logement opposable], instauré il y a sept ans et qui ne s’est toujours pas véritablement concrétisé dans les faits. S’il y avait eu une véritable politique de logement, il n’y aurait pas eu besoin du DALO.

Le revenu minimum d’insertion (RMI) n’était-il pas, au moins dans sa philosophie de départ, un peu différent ?

Comme beaucoup de gens, j’ai cru au RMI au début. A l’origine, Jean-Michel Belorgey, l’un de ses pères, espérait même que la création de ce dispositif serait la première étape d’une mise à plat de la sécurité sociale. Mais très rapidement, nous nous sommes rendus à l’évidence que le RMI comme, plus tard, le RSA [revenu de solidarité active] n’étaient que des palliatifs destinés à gérer la pauvreté. Bien sûr, ces minima sociaux ont évité à beaucoup de gens de mourir de faim. Pour autant, ils n’ont pas atteint l’objectif qui leur avait été assigné. Bien plus, ces mesures spécifiques dessinent un espace de gestion dans lequel on enferme les pauvres en les stigmatisant. On les englobe dans cette notion indécente d’assistanat qui les rend responsables de leur état. C’est une façon de désarticuler la responsabilité individuelle de la responsabilité collective.

La tentation d’instaurer une protection sociale de type assurantiel est-elle plus forte aujourd’hui ?

La sécurité sociale assure encore une solidarité horizontale pour une grande part de la population, mais la tendance actuelle m’inquiète. Chaque fois que l’on met en œuvre une politique restrictive de la sécurité sociale pour des raisons budgétaires, ceux qui en ont les moyens prennent des assurances complémentaires afin de compenser cette perte. Et à chaque fois de nouvelles inégalités sont créées car tous ne peuvent pas recourir à des systèmes privés. On accentue ainsi progressivement la dimension assurantielle. Je ne parle même pas de la prise en charge de la dépendance, pour laquelle les débats sont repoussés d’année en année. On peut craindre là aussi une mainmise des assurances privées, qui proposent d’ailleurs déjà des solutions de prévoyance par capitalisation.

Faut-il revenir aux grands principes des fondateurs de 1945 ou imaginer tout autre chose ?

Ces principes me paraissent toujours valables. Dans une démocratie, prendre acte de notre interdépendance et l’organiser politiquement reste une idée pertinente. Mais il faut repenser en profondeur les institutions et les moyens sans nostalgie à l’égard d’un modèle sans doute trop sacralisé. La sécurité sociale mérite de redevenir un objet politique, au sens noble du terme. Je pense à ce que les Tunisiens ont fait pour leur constitution. Il ont connu deux ans de débats très durs et houleux, certainement aussi importants que le résultat lui-même parce que, dans la tête des citoyens, les choses ont avancé. La sécurité sociale mérite un traitement similaire, et il y a urgence quand on voit les restes à charge qui augmentent, les remboursements qui baissent et l’immobilisme des partenaires sociaux.

Toute tentative de réforme ne risque-t-elle pas de se heurter au mur des réalités budgétaires ?

Bien sûr, mais c’est une question de choix politique. C’est pour cela que j’insiste sur le fait que la crise de la sécurité sociale est d’abord politique, et non budgétaire. La crise de la sécu, ce n’est pas le trou. Si l’on avait voulu le combler, il y a longtemps que cela serait fait. C’est d’ailleurs ce que m’a lancé Pierre Laroque, en 1995, lors d’un colloque organisé à l’occasion du 50e anniversaire de la création de la sécurité sociale. Pour lui, l’échec était d’abord celui des syndicats, qui n’avaient pas compris que cette institution était la leur et qu’ils devaient s’en emparer. C’est ainsi qu’on se retrouve avec une gestion étriquée des équilibres financiers.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Colette Bec enseigne la sociologie des politiques sociales à l’université Paris-Descartes. Elle est membre du Laboratoire interdisciplinaire de sociologie économique (LISE) du CNRS. Au CNAM, elle collabore au séminaire « Question sociale et politiques sociales ».

Elle publie La sécurité sociale. Une institution de la démocratie (Ed. Gallimard, 2014).

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