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Mobilisation par la création

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Dans le Nord, des médiateurs culturels organisent à destination des allocataires du RSA des ateliers d’expression artistique et des sorties culturelles. Ils font travailler ensemble des artistes et des travailleurs sociaux grâce à des réseaux implantés localement.

Un jeudi après-midi de janvier, au centre social du Faubourg de Béthune, à Douai (Nord), Stéphane Pinard, médiateur culturel du territoire, plaisante avec les habitués de l’atelier gravure, tous allocataires du revenu de solidarité active (RSA). Il exerce un métier encore récent, à la convergence de deux champs de ­compétences, la culture et le travail social. A petites touches, les usagers enlèvent la matière en trop du carré de lino qui va leur servir de plaque de ­gravure. Maureen Morel, l’artiste graveuse sollicitée sur cette action, prodigue conseils et aide. Ils sont concentrés, afin que leur dessin ressorte avec précision sur la feuille de papier, une fois passée sous presse. Mais pas au point de se taire. Blagues et commentaires fusent, on évoque la pièce de théâtre vue la veille, jugée un peu trop longue. « J’utilise l’outil culturel pour atteindre des objectifs sociaux et remobiliser les personnes cassées et isolées, résume le médiateur culturel. Cet outil permet aux personnes d’être plus fortes par rapport à une situation d’insertion stigmatisante. Elles peuvent se dire : “Je vais au spectacle comme quelqu’un d’autre.” »

Stéphane Pinard travaille depuis 2009 sur le territoire du Douaisis dans le cadre d’un réseau d’insertion par la culture. Sur le département du Nord, ils sont 14?médiateurs culturels, répartis entre dix territoires. Employés par des associations locales, des centres sociaux ou des intercommunalités, leurs postes sont financés par le conseil général pour un total de un million d’euros. Chacun dispose, pour réaliser ses actions, d’un budget de fonctionnement de 20 000 à 22 000 € par an.

GÉNÉRATEURS DE CONVERGENCES

Le profil de ces médiateurs ? Ils doivent bien connaître l’ingénierie culturelle, avoir la fibre sociale et adhérer aux valeurs que sont les droits culturels pour tous et l’éducation populaire (1). Ainsi, Stéphane Pinard, titulaire d’un DUT en carrières sociales, d’une licence professionnelle en intervention sociale et d’un master en développement culturel territorial – obtenu grâce à la validation des acquis de l’expérience – possède la pratique des microprojets culturels, qu’il a expérimentés dans un poste précédent d’animateur social pour le compte d’un bailleur HLM. « Les médiateurs culturels mixent le vocabulaire et les pratiques des uns et des autres, pour que tous les acteurs du monde social et culturel se retrouvent sur des convergences », décode Carine Guilbert, assistante de service social. Elle est à l’initiative de ces réseaux, désormais organisés en Collectif des réseaux d’insertion par la culture (CRIC), et a commencé en 2000 à monter ce projet pour le compte du conseil général. Elle travaille aujourd’hui comme coordinatrice insertion-culture à la direction de la culture et de la lutte contre les exclusions, toujours au département.

Animatrice de formation, Amalia Darraïdou coordonne sur le Douaisis le mouvement Partage et Insertion, financé par le conseil général, qui milite pour l’expression des allocataires du RSA. Elle travaille main dans la main avec Stéphane Pinard et profite de l’atelier pour évoquer un ques­tionnaire sur l’accessibilité de la culture. Il va bientôt falloir envoyer les résultats à tous les candidats aux municipales. C’est aussi un groupe de parole qui se réunit ici, et les gravures préparées cet après-midi serviront à illustrer le livret : chacun a choisi comme thème le spectacle qu’il a préféré dans l’année. « Moi qui habite Auberchicourt, avec un bus puis un tram à prendre pour aller dans le centre de Douai, je ne pourrais pas assister à un spectacle le soir s’il n’y avait pas l’organisation de M. Pinard », témoigne Ghislaine Gay. Elle veut alerter les futurs élus sur le sujet. Les transports en commun sont une préoc­cupation dans le groupe. « Stéphane Pinard a d’ailleurs beaucoup travaillé sur le thème de la mobilité, faisant prendre le tram et le train à des personnes pour qui ce n’était pas évident », remarque Benjamine Duquesnoy, référente RSA au centre communal d’action sociale (CCAS) de Douai, également référente de l’action culturelle au sein de cette institution. Les usagers ont été confrontés au prix des tickets, trop chers pour eux. Tounis Mosbah, une autre allocataire, s’indigne : « On voit des gens de 65?ans qui viennent chercher leur colis aux Restos du cœur et repartent à pied sous la pluie parce qu’ils n’ont pas d’argent pour le transport. Ça fait mal au cœur. » Tounis et Ghislaine critiquent également le prix des abonnements à l’Hippodrome de Douai, salle de théâtre renommée de la ville. Leur parole est libre et vivante, et c’est une victoire en soi.

DES ACTIONS CONCERTÉES ENTRE TERRITOIRES

La séance de ce jour est la prolon­gation de l’opération « Itinéraires EmprE’intés ». Il s’agit de sorties culturelles mensuelles organisées à travers le département pour un public d’allocataires des minima sociaux, grâce à la collaboration entre les médiateurs de quatre territoires différents. Des ateliers de pratique artistique viennent se greffer aux visites de musée et aux spectacles proposés. Cette action exige une mutualisation des pratiques et des moyens qui mobilise les réseaux d’insertion par la culture maillant désormais tout le Nord. « Etre médiateur culturel sur un territoire, cela n’existait pas avant », se souvient Carine Guilbert. On pouvait être médiateur pour un théâtre, pour une salle de concerts, mais pas sur une zone géo­graphique aussi importante.

Les médiateurs ont trois missions : repérer les travailleurs sociaux et les intervenants culturels ; sensibiliser par le biais de formations les travailleurs sociaux à la thématique de l’insertion par la culture ; fédérer les deux communautés pour les faire travailler ensemble. Ainsi, tous les usagers du projet « Itinéraires EmprE’intés » ont été sollicités en lien avec leurs référents sociaux sur le territoire du Douaisis. « Nous avons choisi des personnes qui avaient besoin de rompre leur isolement et qui possédaient une sensibilité culturelle. L’un adorait le dessin, l’autre, les arts plastiques », témoigne Benjamine Duquesnoy, assistante sociale diplômée. Même si, au début, les travailleurs sociaux n’étaient pas convaincus de la pertinence de l’action : « Je pensais que les allocataires devaient d’abord régler leurs problématiques sociales avant d’aller vers la culture. Je craignais qu’ils n’accrochent pas à la proposition », reconnaît Delphine Wackers, éducatrice spécialisée, référente RSA à la plate­forme santé du Douaisis. Elle admet aujourd’hui volontiers avoir fait fausse route. « J’avais envoyé 20?invitations, 18?personnes sont venues à la réunion d’information générale et 10 sont devenues des habituées des sorties. » La culture, rappelle Carine Guilbert, « est un droit et un moyen d’insertion sociale ».

UN TRAVAIL EN PROFONDEUR, DANS LA DURÉE

Pour disposer d’un outil efficace d’insertion par la culture, il faut évidemment des moyens. « Un réseau comme celui-là a besoin d’une animation permanente, avec des postes dédiés. C’est un travail en profondeur, dans la durée, assure Carine Guilbert. Le travailleur social peut organiser une action ponctuelle, mais il est trop pris par l’urgence sociale, il laisse tomber la culture. Ce qui peut créer une frustration chez les gens. Ils suivent un atelier pendant un an et puis, après, plus rien ! » Ce que confirme Delphine Wackers : « Sans Stéphane Pinard, la dyna­mique retomberait. D’abord, il est désormais identifié par les personnes. Ensuite, je n’aurais jamais le temps de prendre contact avec les institutions cultu­relles, de monter le planning des spectacles, ­d’organiser les déplacements en bus. » Benjamine Duquesnoy, assistante sociale diplômée, renchérit : « Chacun son métier ! Je n’ai pas les mêmes connaissances en culture. Quand Stéphane Pinard parle d’art, je me sens un peu comme les allocataires… Par contre, nous nous retrouvons sur un terrain commun, celui des objectifs et de la mission. Avec tout le travail mené sur la mobilité, l’expression des personnes, on est vraiment dans le champ social. »

C’est désormais une habitude : lors­qu’elle est en entretien avec les usagers, Delphine Wackers sort le planning des sorties culturelles. « Les allocataires peuvent se faire accompagner par leurs enfants, leur voisin. Ainsi, ils ne se retrouvent pas seuls », précise-t-elle. Elle raconte avoir vu des personnes qu’elle suivait se transformer, sortir de leur coquille grâce à ce dispositif. « Je me souviens d’une dame qui ne parlait pas beaucoup. Je l’avais sélectionnée juste sur une phrase, parce qu’elle m’avait dit en passant, dans un entretien, qu’elle voulait voir autre chose que ses murs. Il faut savoir être à l’écoute de ces petites phrases-là. Aujourd’hui, elle est plus ouverte. Elle prend des nouvelles des uns et des autres et est devenue la meneuse du petit groupe d’habitués des sorties. » Benjamine Duquesnoy a également noté la constitution d’un groupe chez ses allocataires. Ils se voient en dehors, de façon informelle, et n’hésitent pas à s’entraider. « Nous sommes très satisfaits de l’impact de cette action. Il y a eu un réel engouement, alors qu’il n’est pas forcément évident de sensibiliser notre public sur la culture », souligne la travailleuse sociale. « C’est aussi l’occasion pour eux de nous montrer des savoir-faire, des potentialités que nous n’avions pas ­repérés. Les gens récupèrent de l’estime d’eux-mêmes. » Ghislaine Gay reconnaît volontiers l’effet positif que ces sorties culturelles ont produit sur elle. Elle y a trouvé des amies et, à nouveau, le goût de se plaire. « Je prends soin de moi, je me maquille, ce que je ne faisais pas avant », explique-t-elle.

A La Madeleine, près de Lille, les assistantes sociales de l’unité territoriale de prévention et d’action sociale (UTPAS) du secteur ont, elles aussi, constaté que des femmes qui s’impliquent dans les actions culturelles reprennent plaisir à se faire belle. Certes, le projet auquel elles participent n’est pas neutre en termes d’estime de soi : il s’agit d’un roman-photo qui se prépare sous l’égide de Corinne Treffel, médiatrice culturelle, dans les locaux de l’atelier de préformation, à ­l’association FCP de Marcq-en-Barœul. L’originalité de cette initiative est d’avoir été conçue en coportage avec financement de l’UTPAS et du CRIC, dans le cadre d’un véritable partenariat entre les deux structures, avec le soutien des CCAS de La Madeleine et de Marcq-en-Barœul. Les allocataires seront les stars de prises de vue orchestrées par un photographe professionnel. « C’est notre histoire, on a envie d’être dedans ! », s’exclame l’une d’elles. Le groupe a imaginé une intrigue policière, une prise d’otages lors de l’inauguration de la médiathèque de la ville. Dans le scénario, un amoureux transi n’a trouvé que ce biais pour se faire remarquer de l’élue de son cœur, journaliste à La Voix du Nord. L’héroïne, Anita Vascimo, est négociatrice du GIGN. « Elle est extravagante, avec des cheveux rouges, des bijoux partout. Une fille assez voyante et délurée », raconte Corinne Treffel, titulaire d’une licence en arts du spectacle et d’un master 2 en ingénierie de la formation, qui s’est spécialisée dans la lutte contre l’illettrisme. Ecrivain lillois de polars, Emmanuel Sys écoute avec attention et donne quelques conseils. Les petits gâteaux circulent, la lecture à voix haute du story-board commence, chaque femme intègre un rôle.

Cette action a été mise en place après une formation dispensée par Corinne Treffel aux assistantes sociales de l’UTPAS et aux référentes RSA des deux CCAS, entre septembre 2012 et janvier 2013. « Le but était d’amener les travailleurs sociaux à découvrir l’intérêt du travail d’insertion par la culture », souligne Corinne Treffel. Ce qui passe par une pédagogie de la simulation : « Nous demandons aux travailleurs sociaux de se mettre à la place des personnes, en faisant comme elles du théâtre, des ateliers. C’est une immersion totale, et les professionnels se rendent alors compte qu’ils peuvent en sortir bouleversés et comprennent ce que cela peut apporter à leur public. » En outre, les référents RSA apprécient de connaître de l’intérieur le contenu des activités qu’ils proposent à leurs allocataires. Ces formations sont dispensées sur tout le département par les médiateurs culturels : c’est leur principal point d’appui pour mobiliser les travailleurs sociaux intéressés par la démarche et monter avec eux des projets. Depuis 2012, déjà 200?professionnels ont bénéficié de cette formation un peu particulière.

LE GAIN DE CONFIANCE CONSIDÉRABLE

Commencée en septembre, l’aventure du roman-photo devrait s’achever avant l’été avec la parution du fascicule. Tout le monde met la main à la pâte. On prévoit même de demander aux policiers de la ville de jouer leur propre rôle pendant les prises de vue. Les assistantes sociales de l’UTPAS participent à l’écriture du scénario, au milieu de leurs allocataires. « Ce n’est pas facile de trouver notre place : nous jouons le jeu, nous les mettons à l’aise. Il ne faut pas qu’elles se sentent observées, évaluées », glisse Marie-Odile Allioux, assistante sociale à l’UTPAS de La Madeleine. « Le fait qu’elles nous voient dans un autre cadre modifie la représentation qu’elles ont de nos professions. Elles ont la peur du placement, c’est un repoussoir. Cet atelier peut faciliter le contact et créer la confiance. » A Douai, Delphine Wackers note le même changement de regard. Elle n’hésite pas à profiter des sorties culturelles aux côtés des allocataires, et y emmène même ses enfants. « Je ne suis plus la référente, mais quelqu’un de normal, qui va au spectacle, et c’est pareil pour les allocataires. Nous devenons des personnes avec le même statut, qui ­partageons le même moment. » Le gain de confiance est considérable quand les usagers la retrouvent dans un cadre professionnel : « Ils n’hésitent plus à me parler de leurs problématiques », constate Delphine Wackers.

Les médiateurs culturels se félicitent de l’impact de leurs actions. « Nous créons des liens entre les usagers, les travailleurs sociaux et les acteurs culturels », sourit Corinne Treffel. « Ce qui est intéressant, c’est de sortir des outils habituels du travailleur social et d’établir des rapports égalitaires entre le pro­fessionnel et l’usager, explique pour sa part Stéphane Pinard. Ce sont des rencontres vraies avec les gens, où l’on fait appel à leur subjectivité et à leur créativité. » Cette année, le médiateur a vécu un temps particulièrement fort avec la troupe du metteur en scène de théâtre Guy Alloucherie. Celui-ci est adepte des résidences dans les villages et les quartiers, où il capte les mots et les maux des gens, avant de les restituer sur scène. Il préparait une nouvelle création sur la violence conjugale, prévue pour un passage à l’Hippodrome de Douai. « Nous l’avons choisie comme sortie culturelle, mais il fallait faire attention : 75 % du public en insertion sont des femmes, rappelle Stéphane Pinard. Elles pouvaient être confrontées à une œuvre qui allait les bousculer. » Il a donc décidé de préparer le terrain, en invitant une quarantaine d’allocataires à des répé­titions ouvertes au public. Résultat ? Elles ont rencontré les comédiens après la représentation, et celles qui étaient concernées par cette problématique ont pu témoigner de ce qu’elles avaient vécu. Comme si le fait de voir sur scène une réalité à laquelle elles ont été confrontées avait levé des blocages. « Je me suis demandé quelle responsabilité je prenais, se souvient le médiateur. Comment faire avec cette parole ? Est-ce que les référentes RSA de ces femmes étaient au courant ou pas ? » Il a alors alerté ses contacts au sein des institutions pour qu’ils soient attentifs à cette douleur qui risquait de resurgir dans les prochains entretiens. « Cet épisode m’a convaincu de la pertinence de notre action », confie-t-il.

Notes

(1) Le Nord est l’un des quatre départements français dont les conseils généraux ont signé la Déclaration de Fribourg sur les droits culturels (2007).

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