« Prévus par le plan pluriannuel contre la pauvreté et pour l’inclusion sociale (1) et initialement portés par le gouvernement, les “états généraux du travail social” sont annoncés comme une démarche de refondation du travail social associée à une réforme de la gouvernance territoriale de l’action sociale, à une campagne de valorisation des métiers du travail social ainsi qu’à une modernisation du dispositif de formation.
L’ANAS est membre du comité de pilotage national de ces “états généraux” au même titre que les autres organisations professionnelles. Notre volonté, à travers cette participation, était d’associer nos nombreuses idées et propositions à une démarche nationale de promotion et de mobilisation en faveur du travail social.
Cette démarche portée par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) a le mérite de rassembler les principaux acteurs du travail social autour d’une démarche d’analyse et de propositions d’évolution, en partant des réalités des territoires. En effet, le pilotage a été pensé et mis en œuvre au niveau national mais aussi et surtout au niveau territorial, avec neuf territoires interrégionaux et différents groupes de travail afin de faire remonter des constats, des problématiques et des propositions concrètes.
Il nous paraît important de rappeler que, depuis la circulaire de Nicole Questiaux (2), au début des années 1980, aucun gouvernement n’avait lancé une telle initiative en faveur du travail social. Ce volontarisme affiché doit donc se confronter à la multiplicité des acteurs, des champs d’activités et des points de vue. Dans ce contexte, comment rassembler ? Comment entendre tout le monde et ne pas aboutir à une simple déclaration de bonnes intentions ou encore à un de ces fameux “Grenelle” qui n’ont concrètement rien changé ?
Nous sommes forcés de constater que les moyens ne sont pour le moment pas à la hauteur des objectifs. Le comité de pilotage national ne fait que valider les orientations et la mise en place effective par la DGCS et l’Agence nationale des solidarités actives (ANSA). Des questions, nuances, propositions et autres ajustements sont ajoutés par les différents membres du comité mais ne changent pas la tournure de ces “états généraux”. Et comment le pourraient-ils ?
En effet, si l’on observe le calendrier extrêmement rapproché des échéances prévues par la DGCS et l’ANSA pour la mise en œuvre jusqu’aux “états généraux” eux-mêmes, prévus à la rentrée 2014, nous nous trouvons dans une marche forcée derrière laquelle les différents acteurs n’ont que peu de poids. Les premiers retours au niveau interrégional viennent malheureusement corroborer ces constats.
Comment peut-on imaginer prendre la mesure de la réalité du travail social, de son évolution, de ses enjeux en si peu de temps d’échanges et de concertation alors qu’il s’agit d’un état des lieux qui concrètement n’a pas été fait depuis fort longtemps ?
Dans cette précipitation, nous pouvons observer une tendance à glisser vers des “états généraux” des politiques sociales et non du travail social. Or on ne peut réduire le travail social aux dispositifs mis en place par des politiques sociales qui l’encadrent. Il est tout à fait intéressant de faire ce constat car il semble que nous touchons là un des problèmes centraux du travail social : son identité.
Il est inutile de redire que ce champ a connu de profondes mutations. Mais a-t-il su évoluer avec la société ? La multiplication des métiers et des acteurs a-t-elle permis un développement pertinent du travail social au bénéfice de la population ?
Les travailleurs sociaux vont-ils être demain les boucs émissaires de politiques sociales qui, tel un millefeuille, se surajoutent les unes aux autres au gré des volontés politiques du moment (3) ? De la protection de l’enfance à la lutte contre les exclusions et les discriminations, de la gestion de la pauvreté à celle de l’accès aux droits ou à la lutte contre les expulsions et pour l’accès au logement, les travailleurs sociaux s’adaptent sans cesse face à des règles administratives de plus en plus déconnectées des réalités de terrain.
Nous pensons que les “états généraux” doivent être le lieu où proposer une voie qui serait celle d’une définition et d’une reconnaissance du travail social avec ses spécificités et ses complémentarités. C’est bien lorsque nous sommes conscients de notre spécificité que nous pouvons travailler ensemble de manière pertinente. En ce sens, l’idéologie du travailleur social unique et d’une uniformisation du travail social dans sa globalité est une erreur dangereuse qui ne ferait qu’aggraver les écueils actuels.
Or il semble qu’aujourd’hui des orientations soient déjà définies et que ces “états généraux” ne visent qu’à entériner des décisions déjà prises. Ce sentiment est partagé par un certain nombre de participants qui s’interrogent et s’inquiètent des conclusions attendues susceptibles d’être déjà écrites.
Deux points incontournables dans une perspective de refondation du travail social.
→ La reconnaissance de la compétence et des spécificités des professionnels du travail social. Dans le cadre de la mise en place des “états généraux”, la formation initiale des travailleurs sociaux a été interrogée en évoquant sa nécessaire adaptation aux évolutions des politiques sociales et de l’action sociale. Pourtant, les réformes des diplômes d’assistant de service social, d’éducateur spécialisé, d’éducateur de jeunes enfants et de conseiller en économie sociale et familiale sont récentes (4) et font d’ailleurs actuellement l’objet d’une évaluation par l’Etat. Alors de quoi parle-t-on ? Pourquoi parler d’une nécessaire adaptation aux évolutions des politiques sociales quand les professionnels tentent chaque jour de concilier au mieux injonctions paradoxales et dysfonctionnements institutionnels et politiques ? De plus, la mise en place des politiques publiques place trop souvent les professionnels comme des “exécutants” et non des experts de l’évaluation et de l’accompagnement social. Ainsi, ce qui prime est l’application de règles administratives contraignantes et non l’intervention elle-même. Pour les assistants sociaux, c’est ainsi toute la part de veille sociale et d’expertise professionnelle qui est niée et sous-utilisée (5). Par ailleurs la question des moyens n’est jamais posée, ou ne l’est que rarement.
Le travail social a été de tout temps interrogé non seulement sur ses pratiques, ses outils mais aussi sur sa finalité. Il est pourtant construit avec des identités fortes et des bases solides qui ont fait la preuve de leur efficacité (6). Ainsi, les spécificités professionnelles, le secret professionnel qui vise à respecter et à protéger la vie privée des personnes aidées, les méthodologies d’intervention, l’éthique et la déontologie sont autant de leviers pour bâtir des politiques sociales dont notre société a besoin.
→ L’évolution des rapports entre les services sociaux et les populations. L’évolution de la commande publique a un impact sur les interventions des travailleurs sociaux et, par voie de conséquence, sur les rapports avec les populations concernées (7). Le développement de l’aide contrainte dans le champ administratif, la diminution des marges de manœuvre ou encore la difficulté actuelle à aller au-devant des populations sont des sujets primordiaux. Nous pouvons constater une mutation de ce lien qui n’est que le reflet de l’évolution des modes d’intervention et de la manière de concevoir l’intervention sociale.
Il faut notamment interroger sérieusement l’“approche par la faille” qui est devenue hégémonique dans nos institutions (8). C’est-à-dire qu’un problème repéré chez une personne ou un groupe l’oriente vers un type d’aide qui s’applique de manière descendante et plus ou moins contrainte. Nous nous retrouvons donc à vouloir une approche individualisée dans un cadre ne prenant pas en compte l’individu dans sa singularité et ses compétences propres.
Il est donc nécessaire de repenser l’intervention des travailleurs sociaux en repartant des besoins des populations. Les professionnels sont d’abord au service des personnes. Aussi, il est indispensable de leur permettre de retrouver des marges de manœuvre, des espaces de réflexion et d’analyse, une créativité et une réelle dynamique de co-construction avec les personnes et les groupes.
Ce n’est qu’en allant dans ce sens que nous verrons se développer des approches collectives et réellement préventives.
Aussi, nous demandons à la ministre de la Santé et des Affaires sociales ainsi qu’à la direction générale de la cohésion sociale :
→ sur le fond, un recentrage des “états généraux du travail social” sur la mise en œuvre du travail social dans le contexte actuel, caractérisé par des paradoxes importants et des tensions fortes au sein desquelles les professionnels agissent, ainsi que sur les moyens et orientations pour le travail social de demain ;
→ sur la forme, une révision du calendrier prévu par la DGCS et l’ANSA permettant une réelle consultation des acteurs et une réflexion collective aussi bien au niveau des territoires qu’au niveau national. Une volonté de “refondation” du travail social nécessite des moyens et du temps !
L’ANAS rendra publiques, de son côté, des propositions d’évolution en faveur du travail social basées sur ses nombreuses réflexions, prises de position et productions. »
Contact :
(3) Depuis 2007, de nombreuses lois ont impacté les organisations de travail de façon considérable. Elles portent soit sur une catégorie de population (protection de l’enfance, politiques jeunesse, majeurs vulnérables, personnes âgées et handicapées, étrangers…), soit sur des domaines (droit au logement, gestion des impayés et expulsions, hébergement d’urgence, insertion sociale et professionnelle [revenu de solidarité active], droit de la consommation, dispositifs de soutien budgétaire, lutte contre la pauvreté…), alors que dans un même temps les structures de l’Etat ont progressivement transmis les responsabilités qu’elles assumaient au secteur associatif mais aussi aux départements dans des cadres budgétaires très contraints.
(4) La réforme de la formation des assistants de service social est entrée en vigueur en septembre 2004, celle de la formation des éducateurs spécialisés en 2007 et celle de la formation des conseillers en économie sociale et familiale en 2009.
(5) « Le professionnel se sent donc de plus en plus un agent de guichet, distributeur de prestations. Ce contexte l’empêche d’exercer correctement les missions pour lesquelles il a été formé, c’est-à-dire un accompagnement social basé sur la libre adhésion, l’écoute, la confiance réciproque dans la réalisation d’un plan d’aide co-construit. » – Intervention de Françoise Léglise, alors présidente de l’ANAS, en ouverture des journées d’études de l’association en 2011.
(6) Voir le document « Devenir travailleur social pour bâtir une société plus solidaire » rédigé par une commission du Conseil supérieur du travail social en octobre 2009 –
(7) Actuellement, un assistant social en polyvalence de secteur doit faire avec 30 à 40 dispositifs différents selon les départements, avec autant d’imprimés et de règles départementales qui complètent les politiques nationales.
(8) « Nos institutions sont fortement marquées par un rêve bureaucratique : toujours mieux maîtriser le risque, avec cet espoir fou qu’il disparaisse. Nous inventons des dispositifs et procédures, des chaînes dans lesquelles la traçabilité de l’information et des professionnels est recherchée. Nous décomposons en morceaux l’intervention dans une situation, avec un professionnel à chaque étape. » « L’institution doit avoir confiance en ses professionnels et encadrements de terrain, valoriser et favoriser leurs compétences et leur responsabilité. » – Intervention de Laurent Puech, alors vice-président de l’ANAS, lors des deuxièmes assises de la protection de l’enfance en 2009.