Ce jeudi après-midi, un petit comité de professionnels attend Bryan Veerapen dans la salle de restauration de l’entreprise d’installations électriques SNIE, où il travaille depuis déjà deux ans. Sa mère aussi est présente, fière de voir son fils de 22 ans signer son premier contrat à durée indéterminée (CDI). « Depuis qu’il a quitté l’IME [institut médico-éducatif], il a pris son envol et énormément grandi », s’émeut-elle. Jusqu’ici, Bryan était mis à disposition de l’entreprise par IMO (1), un établissement et service d’aide par le travail (ESAT), dont l’objectif est de placer des travailleurs handicapés en milieu ordinaire. Son directeur, Lionel Boutet-Civalleri, félicite Bryan pour la qualité de son travail et lui explique que, désormais, le CDI remplace le contrat de soutien et d’aide par le travail qu’il avait signé avec l’ESAT. « Mais cela ne changera rien pour vous au quotidien… »
IMO (Insertion en milieu ordinaire) a été créé en octobre 2005 par l’association Les Amis de Germenoy, qui œuvre depuis 1980 dans le secteur du handicap mental. « Nous savions qu’il existait en Seine-et-Marne des personnes handicapées ayant une vraie capacité de travail, mais qui avaient besoin d’un accompagnement », se souvient Lionel Boutet-Civalleri. L’établissement, qui disposait initialement de 25 places et de 3 chargés d’insertion, est ensuite passé à 33 places, puis à 37 en 2010. Ce qui, du fait de son financement en dotation globale par l’agence régionale de santé, lui a fait gagné un quatrième chargé d’insertion, un chef de service et des heures supplémentaires pour son poste de psychologue du travail (0,28 ETP).
« Les personnes que nous accueillons, qui bénéficient toutes de la reconnaissance de la qualité de travailleur handicapé, ou RQTH, viennent d’ESAT classiques ou de SAVS-Samsah [services d’accompagnement à la vie sociale-services d’accompagnement médico-social pour adultes handicapés], résume le directeur. Beaucoup n’ont pas ou n’ont que peu travaillé. Il faut alors faire la jonction entre leurs souhaits, leurs envies et leurs capacités réelles. » Après une orientation de la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), les candidats suivent une procédure d’admission d’environ deux mois, à l’issue de laquelle beaucoup ne seront pas intégrés. « En 2013, 53 candidats n’ont pas pu entrer dans notre établissement, du fait principalement d’une trop grande fragilité pour accéder au milieu ordinaire », justifie le directeur. D’autant que, outre les personnes orientées spécifiquement vers IMO, un certain nombre font acte de candidature spontanée. Dans tous les cas, une première rencontre avec le chef de service et un chargé d’insertion permet d’évaluer les compétences et le projet professionnel du travailleur handicapé.
Afin d’affiner cette évaluation, la psychologue du travail, Valérie Gergereau, intervient dans une seconde étape : « Mon rôle est notamment d’aider les personnes à mettre en lumière les difficultés liées à leur pathologie ou à leur traitement, voire à réactiver une démarche de soin », explique-t-elle. L’ESAT reçoit en effet de plus en plus de travailleurs souffrant de troubles psychiques. En cas de besoin, la psychologue, qui n’a pas de mission thérapeutique dans l’établissement, peut les orienter vers différents lieux de prise en charge. « Ensuite, une fois que la place du projet professionnel dans leur vie est bien cernée, nous voyons ce que nous pouvons leur proposer et le type d’emploi dans lequel ils pourront rester le plus longtemps possible. » Pour certains, cela ne dépasse pas quelques mois… « Il leur faut souvent renoncer à l’idéal, explique Valérie Gergereau. Les personnes présentant des troubles psychiques ont parfois de grandes compétences professionnelles, et il leur est difficile d’accepter d’être confrontées à la difficulté. » Les mises en situation, souvent par le biais de stages, aident ces travailleurs handicapés à prendre eux-mêmes la mesure de leurs limites. « La dimension du temps est vraiment importante, ajoute la psychologue. Si la première mise au travail peut révéler des difficultés, elle aide aussi la personne à réaliser qu’elle n’est pas forcément en condition pour travailler. Elle peut alors interrompre son parcours, être orientée vers une démarche de soin, puis revenir vers nous quand elle ira mieux. »
Selon les conclusions de la psychologue, l’équipe se réunit ensuite afin d’élaborer des pistes de recherche d’emploi. « Il y a les envies, ce que la personne peut faire et ce qu’on peut trouver sur le marché du travail », résume Carole Pinheiro, chargée d’insertion. A cette équation s’ajoutent des difficultés individuelles : faible mobilité, fatigabilité, problèmes relationnels, etc. « Il peut arriver que nous ayons des postes en attente, poursuit Carole Pinheiro, parce que nous connaissons bien la région et que nous entretenons un réseau relationnel avec les entreprises. Mais, malgré tout, il est assez rare de trouver le travailleur adéquat. » Une autre difficulté réside dans l’absence de communication du dossier médical. « Nous ne savons que ce que le travailleur handicapé veut bien nous confier, précise Agnès Tanguy, autre chargée d’insertion. Nous pourrions aller plus vite dans notre recherche de poste si nous en savions un peu plus sur sa pathologie. Avec une épilepsie, par exemple, nous savons d’emblée que nous ne pouvons pas mettre la personne en cuisine, où il existe un risque de blessure. » Il peut arriver aussi que des pathologies soient découvertes ultérieurement, pendant les stages ou les mises à disposition. « Les personnes sont habituées à compenser, mais, au quotidien, cela ressort forcément », constate Agnès Tanguy.
Au sein de l’ESAT, le rôle des chargés d’insertion est central. « Ils doivent être capables de nouer une bonne relation avec l’usager, de connaître ses difficultés au travail, résume Ildephonse Habiyiakare, chef de service. Ils doivent aussi être bien au fait des contraintes des entreprises. Cela demande de grandes capacités relationnelles et d’adaptation. » Leurs parcours professionnels sont variés (certains ont été moniteurs d’atelier en milieu protégé, d’autres conseillers d’insertion à Pôle emploi…) et leurs tâches multiples : accompagnement des usagers dans les processus d’adaptation socioprofessionnels, prospection commerciale pour la recherche des postes ou des lieux de stages, développement du partenariat avec les travailleurs sociaux référents, les tuteurs et curateurs, les SAVS, etc. « Nous rencontrons une fois par an nos partenaires des structures sociales pour une réunion de synthèse individuelle, explique Agnès Tanguy. Mais nous sommes régulièrement en contact s’il se passe la moindre chose qui pourrait avoir une répercussion sur le travail. » En effet, un changement de traitement, une situation de stress ou encore une évolution dans la vie privée peuvent influer sur les capacités relationnelles ou la fatigabilité. « Plusieurs de nos résidents ont travaillé ou travaillent encore avec IMO, témoigne Bernard Solet, directeur du foyer Les Charmilles, où logent de nombreux travailleurs handicapés. Pour notre part, nous tentons de coller au mieux au projet professionnel en essayant de garantir la ponctualité au travail, au besoin l’apaisement si le travailleur nous fait remonter une situation angoissante. Et si ça ne suffit pas, nous contactons l’ESAT afin de voir si le projet doit être redéfini. »
« Dans la journée, le téléphone sonne tout le temps, détaille Carole Pinheiro, et nous passons très vite d’un rôle à l’autre : éducateurs pour tout ce qui touche à l’adaptation professionnelle, médiateurs quand des difficultés se présentent sur le poste, négociateurs lorsqu’il s’agit de discuter des conditions d’emploi, responsables RH, puisque nous gérons aussi tout ce qui relève de la formation, des congés. » A cette activité variée s’ajoutent les heures à parcourir les routes de la Seine-et-Marne pour aller à la rencontre des employeurs et des travailleurs handicapés. « Compte tenu des distances, et comme peu d’entre eux possèdent une voiture, nous ne pouvons que rarement leur donner rendez-vous à notre siège de Moissy-Cramayel », regrette Carole Pinheiro.
Les emplois proposés aux travailleurs handicapés sont généralement peu qualifiés : secrétariat, nettoyage industriel, magasinier-manutentionnaire, préparateur de commande, équipier ou nettoyage en restauration, aide-cuisinier, employé dans la grande distribution, opérateur sur machine… A l’image de Nicolas Carpentier, 30 ans, mis à disposition d’une entreprise de cosmétiques. Ce jeudi matin, lorsque Carole Pinheiro, sa référente, vient lui rendre visite, il opère sur une toute nouvelle machine qui garnit et bouche des tubes de rouge à lèvres. Avant, Nicolas travaillait dans un autre ESAT. « Quand je suis arrivé à IMO, j’ai commencé par faire six mois dans un pub à Melun, raconte-t-il. Mais j’ai trouvé que la cadence était trop rapide. Alors on en a parlé avec Carole et elle a cherché ce qu’on pouvait me trouver d’autre. » Ici, deux autres salariés viennent également d’IMO, tous deux déjà en CDI. « C’est la volonté de notre directeur d’accueillir des personnes handicapées, explique Catherine Lejeune, responsable des opérations de l’entreprise. A chaque fois qu’une intégration est terminée, nous en commençons une autre. C’est un plus humain et cela correspond aux politiques d’incitation actuelles. Alors autant ouvrir ses portes. » Du coup, dans cette société de quelque 40 salariés où les employés travaillent en charlotte, blouse blanche et chaussures de sécurité, il n’a pas vraiment été nécessaire de préparer l’arrivée de Nicolas Carpentier. « Nous l’avons présenté comme venant des Amis de Germenoy, raconte Corinne Morin, chef de production. Nous avons juste demandé aux autres salariés de lui montrer les choses à faire, en douceur, et ça se passe très bien. »
En fonction des structures, des gestes à acquérir et des compétences déjà présentes, le chargé d’insertion référent accompagne le travailleur handicapé durant ses premiers jours de travail. Ainsi, lorsque Bryan Veerapen a débuté dans l’entreprise d’installation électrique, son chargé d’insertion, Jonathan Armand, a travaillé en binôme avec lui les trois ou quatre premiers jours. Comme dans la société de cosmétiques, l’encadrement est habitué à collaborer avec IMO : deux autres travailleurs sont actuellement en insertion (l’un au magasin, l’autre en reprographie) et trois de plus y ont effectué des passages plus ou moins longs, interrompus pour raison de santé. « Pour Bryan, c’était une vraie création de poste, pour des raisons d’organisation interne, souligne Joël Chêne, directeur qualité et sécurité de l’entreprise. Cela nous a demandé beaucoup d’investissement. Nous avons rédigé toutes les étapes de la mission à accomplir, Jonathan Armand nous a indiqué comment pouvait travailler Bryan. Au départ, il a même fait des photos pour bien détailler tous les gestes. » A présent, le jeune homme se débrouille seul. « Je me suis vite aperçu que Bryan n’avait pas besoin d’aide, remarque Pascal Veron, responsable des ateliers. C’est une tâche simple, qui serait rébarbative pour un autre employé, mais il s’en sort bien et est intégré dans l’équipe. C’est à se demander ce qu’il faisait dans un IME. »
Depuis 2005, IMO s’est constitué un portefeuille d’une cinquantaine d’entreprises partenaires dans la région, volontaires pour des mises à disposition ou des stages. « Accueillir l’un de nos travailleurs représente beaucoup d’investissement pour un employeur, remarque Agnès Tanguy. Cela demande du temps, de l’observation. Après les quinze premiers jours d’essai, nous organisons généralement une réunion de bilan avec les trois parties pour voir ce qui fonctionne ou non, élaborer des axes de travail et valider les compétences à acquérir. » Suivent ensuite, si tout va bien, des contrats de trois ou six mois, renouvelables au total jusqu’à deux ans. « L’entreprise doit toutefois avoir en perspective de s’engager dans un contrat de travail au bout de ces deux ans, précise Jonathan Armand. Nous ne sommes pas là pour fournir des intérimaires. » Durant la mise à disposition, les chargés d’insertion sont en permanence joignables par téléphone. Ils passent en visite régulièrement dans l’entreprise. « Cela dépend, bien sûr, de la volonté de l’employeur, précise Jonathan Armand. En tout cas, nous avons toujours la possibilité de voir les travailleurs en dehors. Nous pouvons également en rencontrer certains sur leur SAVS. » Les chargés d’insertion ont aussi appris à anticiper les situations de stress. « Certains travailleurs nous appellent très souvent pour de petites choses, raconte Carole Pinheiro. Même si cela semble insignifiant, on sait que ça permet d’évacuer un stress, alors on répond autant que possible. »
Actuellement, la fourchette d’âge des travailleurs handicapés va de 20 à 35 ans. « Il faudra que l’on pense à sensibiliser les entreprises sur le vieillissement de ces salariés, évoque Lionel Boutet-Civalleri. Ils peuvent perdre en productivité prématurément ou développer des problèmes de comportement. Des retraites anticipées pourraient être mises en place. » Depuis sa création, IMO a obtenu l’embauche de 18 personnes en milieu ordinaire. « A ce jour, aucun n’a eu à quitter son poste », s’enorgueillit le directeur. Celui-ci espère signer au moins trois autres contrats de travail en 2014. « Lorsque l’employeur est d’accord pour embaucher, nous nous engageons à rester présents durant deux ans via une convention de suivi. Le travailleur ou l’employeur peuvent nous appeler en cas de souci. » Les chargés d’insertion restent également vigilants sur le respect du contrat de travail, notamment en ce qui concerne les horaires et le salaire. « Il arrive qu’en quittant l’ESAT, nos travailleurs perdent entre 200 et 400 € mensuels, du fait de la suppression de certaines aides, indique Agnès Tanguy. Mais en général, les entreprises jouent le jeu et valorisent l’ancienneté dans le poste malgré le changement de statut. »
Depuis 2009, l’ESAT réalise également des évaluations d’employabilité, en partenariat avec la MDPH qui finance ce dispositif spécifique. Chaque année, une quinzaine d’évaluations de ce type sont réalisées. Au programme, des entretiens avec les chargés d’insertion et la psychologue du travail, puis une brève mise en situation. L’équipe rédige des préconisations d’orientation, soit en milieu ordinaire, soit en milieu protégé, assorties éventuellement d’un accompagnement médico-social.
Pour les acteurs du secteur médico-social seine-et-marnais, l’ESAT IMO est devenu indispensable. « Depuis des années, la sortie du milieu protégé vers le milieu ordinaire est quasiment impossible, remarque Bernard Solet. La marche est trop haute à gravir. IMO, c’est un palier supplémentaire qui permet de prendre le temps et d’entourer l’accès au milieu ordinaire d’un maximum de garanties. » Lionel Boutet-Civalleri aimerait pourtant disposer de davantage de moyens pour accompagner les travailleurs handicapés. « Nous dépendons du même cadre réglementaire que les ESAT classiques. Dans la mesure où nous sommes à l’articulation entre les milieux protégé et ordinaire, nous aurions besoin d’un cadre spécifique afin de pouvoir intégrer dans notre suivi les périodes de rupture que connaissent nos travailleurs présentant des troubles psychiques, d’organiser des médiations, voire des ateliers de redynamisation. » Depuis sa création, 20 travailleurs ont quitté l’établissement, certains pour se recentrer sur le soin, d’autres pour regagner un ESAT classique. « Avec un effort sur la réadaptation, nous aurions peut-être pu en intégrer quelques-uns en milieu ordinaire. »
(1) ESAT IMO : Aktiparc 3 Bât. A – 240, rue de la Motte – 77550 Moissy-Cramayel – Tél. 01 64 18 39 40 –