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Prendre soin d’une bête… et de soi

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Près de Brest, Peca Formation, un lieu de vie pour adolescents en grande difficulté, mise sur la médiation animale. Mêlant discipline stricte et construction d’un lien affectif entre les jeunes et les animaux, la structure gère aussi un chenil social.

Avant que commencent la journée et les ateliers, Andy (1) court vers le chenil et tend une friandise à Tao, un labrador noir qui grisonne avec l’âge. Le chien pose affectueusement ses pattes sur le torse de son jeune maître. Abandonné au chenil par son précédent propriétaire, il devait être euthanasié. Andy l’a adopté : « Je le trouvais mignon. Il n’est pas méchant. Il revient de loin. » Andy fait partie des huit adolescents et jeunes majeurs en grande difficulté reçus au lieu de vie et d’accueil Peca Formation (2), à Plouguerneau, au nord de Brest. Orientés là par l’aide sociale à l’enfance (ASE) ou par la protection judiciaire de la jeunesse (PJJ), ils ont entre 14 et 21 ans et arrivent souvent « cassés par des parcours de vie très chaotiques », explique Jean-Joseph Gouez, directeur de la structure. Ils ont tous épuisé placements traditionnels et institutions classiques et restent à Peca entre six mois et quatre ans. « Inclassables, violents, rétifs à l’autorité, je les appelle les “patates chaudes” », sourit le directeur, qui a aussi sous sa responsabilité un chenil d’une vingtaine de chiens, des ânes, des chats et un lama. En effet, pour tempérer les jeunes, Peca mise sur la médiation animale.

La structure – une ferme perdue dans les champs verdoyants, sur les hauteurs de l’Aber Wrac’h – possède une histoire atypique, liée à celle de son directeur, Jean-Joseph Gouez. Ce fils d’agriculteurs exerçait comme maître-chien dans la sécurité privée quand, en 1992, il fut renversé durant sa ronde par un conducteur ivre. En faisant rempart de son corps, son chien le sauva. Mais l’homme a perdu la parole, la mémoire et la mobilité. Constatant l’importance du lien avec les animaux dans sa rééducation, son entourage crée sur l’exploitation familiale une pension d’éducation canine, pour que Jean-Joseph Gouez puisse retrouver activité et motivation. Il quitte peu à peu son fauteuil et forme, en 1999, une première promotion d’agents de sécurité maîtres-chiens. Régulièrement, il accueille en stage des jeunes en difficulté. Lors d’une ronde en région parisienne, un jeune maître-chien qu’il a formé trouve un adolescent en errance, qui ne peut entrer dans un foyer traditionnel car celui-ci refuse de se séparer de son chien. Le maître-chien lui conseille de frapper à la porte de Peca. Confié à Jean-Joseph Gouez sous le statut de « tiers digne de confiance », il sera le premier des 60 jeunes accueillis par la structure. Laquelle va choisir, en 2002, d’abandonner la formation de maître­chien pour se consacrer exclusivement au suivi de jeunes en difficulté.

UNE ACTION SOUTENUE PAR UN SOCIOLOGUE

L’équipe de Peca compte aujourd’hui une éducatrice spécialisée, une assistante socio-éducative, une adjointe administrative, quatre encadrants techniques (diplômés en élevage canin ou félin), deux professeurs et quatre bénévoles. Sept longues années ont été nécessaires pour obtenir du conseil général l’agrément lieu de vie et d’accueil (LVA). « On ne rentrait pas dans les cases, on n’avait aucun diplôme dans le travail social et les chiens, ça fait peur », analyse a posteriori Jean-Joseph Gouez. Avant que Christophe Blanchard, sociologue brestois et conseil bénévole en médiation animale à Peca, ajoute : « Pour compenser une non­légitimité initiale, Peca s’est appuyé sur un réseau de partenaires en signant beaucoup de conventions : avec le centre hospitalier universitaire, la Maison des ados, le service psychiatrique, des services d’orientation et de formation continue. » C’est une autre originalité de la structure : une alliance entre une équipe dynamique ayant des compétences techniques et un sociologue ayant soutenu une thèse sur les sans-domicile fixe accompagnés d’animaux. « Monsieur Gouez, qui n’est pas issu du travail social, est plus dans le faire que dans la théorie, poursuit ce dernier. Je l’aide à rendre sa démarche cohérente, à la formaliser et à montrer en quoi son action est pertinente. » Notamment auprès des partenaires et des institutions, dont Jean-Joseph Gouez, au départ, « ne parlait pas la langue ».

Parmi les jeunes accueillis dans la structure, 90 % sont suivis par un psychologue ou un psychiatre. « Notre premier objectif est qu’ils se posent, se sentent bien et en sécurité, détaille Jennifer Metzinger, éducatrice spécialisée, à Peca depuis trois ans. L’urgence est souvent l’accompagnement médical, car ils arrivent dans un état de santé et d’hygiène déplorable. Les soins permettent d’établir avec eux une relation de confiance. » A Peca, les jeunes sont tous les jours au contact d’animaux, lors d’ateliers canins ou de soins aux animaux de la ferme. L’équipe y voit davantage que de simples ateliers occupationnels. Après l’avoir nourri et promené, Raphaël rentre son lama à l’étable, sous l’œil de Jean-Joseph Gouez : « Plus ils prennent soin des bêtes, plus ils prennent soin d’eux-mêmes. » Brandon dresse son berger allemand depuis deux ans afin qu’il passe des concours. « Les jeunes ont des lacunes en sport, explique un formateur. Pour faire évoluer leurs chiens, ils sont obligés de courir avec eux. » Le directeur souligne : « Le jeune doit apprendre à son chien l’obéissance et la sociabilité. Il ne le tape pas, c’est un signe de faiblesse. » Tout fonctionne en miroir. Souvent, le jeune enseigne au chien ce dont il manque lui-même. Observant Brandon, Jean-Joseph Gouez lui lance : « Ne gueule pas sur ton chien, félicite-le, caresse-le, parle-lui. » Et d’enchaîner : « Excellent, ton parcours, on t’applaudit. » Pendant les ateliers, il passe toujours voir les jeunes – « ce n’est jamais de la perte de temps, il faut les valoriser car jamais auparavant on ne les a complimentés » –, qui l’appellent « chef ». Du coup, en retour, lui aussi les appelle ainsi.

Au bout de cinq mois à Peca, chaque adolescent se voit confier un animal attitré. « Le jeune construit avec lui le lien affectif dont, souvent, il n’a jamais bénéficié, observe Jean-Joseph Gouez. L’animal ne va pas le trahir. Et quand il arrive que certains soient hospitalisés, la simple évocation de leur animal les apaise. » De plus, face à un être qui ressent tout, le maître doit apprendre à gérer son stress et ses sentiments. En effet, un chien est fragile et a besoin qu’on s’occupe de lui, ce qui revalorise l’ego de son maître.

Régulièrement, les jeunes se rendent dans des établissements pour personnes âgées avec des chats ou des ânes. « Ils prennent ainsi conscience de leurs compétences, explique Christophe Blanchard. Les ateliers leur apportent de l’expérience. Ils ne se perçoivent plus comme des victimes, mais comme des gens avec des ressources. » Les adolescents accueillent également sur le site les clients de la pension canine et participent avec eux aux séances d’éducation pour chiens, ce qui les aide à rester en contact avec le monde extérieur et à se socialiser avec des adultes. Mais aussi à modifier leur rapport à l’uniforme – lorsque, par exemple, des gendarmes maîtres-chiens viennent s’entraîner à Peca.

Depuis septembre dernier, en complé­ment du lieu d’accueil, un chenil social a ouvert ses portes à Peca, à l’initiative de Christophe Blanchard et avec un soutien financier de la Fondation Sommer (3). Géré par l’un des formateurs, Johnnattan Gouez, un salarié et les jeunes, ce chenil peut accueillir dix chiens et dix chats. « C’est un service solidaire à destination des propriétaires d’animaux de milieux défavorisés qui sont amenés à se séparer d’eux, par exemple, à cause d’une hospitalisation, d’une incarcération ou pour effectuer des démarches d’embauche », détaille Christophe Blanchard. Les usagers sont orientés par les services publics et les partenaires de Peca. « La garde ponctuelle des chiens est une demande permanente des SDF, poursuit le chercheur, qui a écrit une thèse sur le sujet. Ils ont du mal à confier leurs chiens à des gens qu’ils ne connaissent pas. Certains refusent des hospitalisations pour ne pas abandonner leur animal. » Le chien devient ainsi un motif d’exclusion, car peu de structures sociales accueillent des SDF propriétaires d’animaux. « Certains professionnels du social les pointent du doigt en estimant que leur désir de garder leur chien manifeste un manque d’effort. Mais n’est-ce pas se tromper de débat ? » Selon lui, leur marginalisation ne devrait pas leur ôter le droit d’avoir un chien. « N’est-ce pas aux structures de s’adapter aux besoins des usagers ? »

Nicolas, l’un des jeunes de Peca, nettoie les box des quatre chiens présents ce jour-là dans le chenil social. Il leur apporte leur ration de nourriture et vérifie que le boston-terrier revenu de chez le vétérinaire va bien. Une aide de 4 € par chien et par jour, qui peut être payée par une association, est demandée pour la prise en charge de l’animal. « Souvent, les SDF tiennent à payer eux-mêmes pour leurs chiens », constate Nicolas. Ce sont les jeunes qui accueillent les propriétaires des animaux. Ils savent que ce sont des publics fragiles. « On parle souvent de rendre le pouvoir d’agir aux usagers. Là, les jeunes aidés deviennent aidants et le regard porté sur eux change », se félicite Christophe Blanchard.

UN CADRE STRICT, PROCHE DES SÉJOURS DE RUPTURE

Andy remonte dans sa chambre. Son linge est bien plié sur les étagères. Si c’est mal rangé, tout finit par terre. « C’est rude, mais quand c’est en ordre autour d’eux, c’est en ordre dans leur tête », justifie Jean-Joseph Gouez. La journée des jeunes démarre dès 6 h 30. Chacun fait son lit, se brosse les dents matin, midi et soir, aide à la préparation des repas, participe aux ateliers. Quand les garçons sont assis à table, ils se lèvent à l’entrée du directeur. Un cadre rigide, sept jours sur sept. « Nos jeunes sont une population atypique pour laquelle Peca est souvent la dernière chance, rappelle Jennifer Metzinger. Notre but est d’éviter qu’ils soient de nouveau confrontés au pénal, qu’ils s’approprient une hygiène de vie assez stricte pour qu’ils se prouvent à eux-mêmes qu’ils peuvent respecter un cadre sans être obligés d’aller chercher les limites hors de la légalité. » Auparavant, les jeunes avaient quartier libre de 17 heures à 19 heures, mais fréquemment ils revenaient alcoolisés. Désormais, ils ne sortent qu’accompagnés pour des activités précises (piscine, pizzéria) ou des rendez-vous médicaux. Les retours en famille ou dans le quartier, souvent synonymes de « rechutes », sont également limités. A Peca, on est proche de la philosophie des séjours de rupture. « Toutes ces règles, c’est dur de s’y mettre, reconnaît Andy. Dans mon ancien foyer, je glandais et je fumais quand je voulais. Mais ce n’est pas ce qu’il me faut. Et puis ici, avec les activités, on ne s’ennuie pas. En plus, je n’ai pas envie de fuguer, je ne laisserais pas mon chien. Je suis en train de l’acheter et je pourrai partir avec quand je quitterai Peca. »

Pierrick Bossard, éducateur spécialisé de l’aide sociale à l’enfance dans les Côtes-d’Armor, a déjà confié trois adolescents à cette structure atypique. Cet après-midi, il vient la présenter à l’un de ses collègues, Philippe Danigo, qui aimerait y placer quelqu’un. « La spécificité de ce lieu de vie est qu’il fonctionne pour les jeunes sans solution, témoigne le travailleur social. Ils sont motivés par les métiers du chien et recherchent inconsciemment un cadre très ferme : c’est curieux comme ces gamins cassés veulent tous devenir militaires ou maîtres-chiens. Ils ont des parcours jalonnés d’échecs et cherchent les affrontements avec les adultes pour interroger le cadre. Jusque-là, ils n’ont pas rencontré d’autres limites que celle du rejet. A Peca, ils trouvent des réponses fermes et des activités concrètes, pas seulement axées sur la scolarité. » Au fil des années, le lieu de vie s’est ainsi forgé la réputation d’une petite équipe très engagée auprès de son public. « Avant, quand on disait qu’on plaçait un jeune à Peca, c’est comme si on annonçait qu’on l’envoyait à Cayenne, sourit Philippe Danigo. Le regard de l’institution a changé car ici, ils vont jusqu’au bout pour les jeunes, dont ils sont très proches. » Jean-Joseph Gouez, très investi, est présent presque en permanence sur la structure. Il court lui-même après les éventuels fugueurs. « Il ne les lâche pas, un peu comme un pitbull, s’amuse Pierrick Bossard. Les jeunes ont souvent eu des référents adultes inexistants. A Peca, les adultes leur témoignent de l’intérêt. Et ce n’est pas eux qui les mettront dehors, contrairement à beaucoup de structures où le jeune a entendu qu’il n’avait pas le profil pour rester. »

Selon Jennifer Metzinger, si les liens avec les jeunes sont particulièrement étroits, c’est parce que la structure et l’équipe sont petites et les personnalités qui la constituent assez fortes et atypiques : « Ils ont des difficultés à faire confiance car, auparavant, tout ce qu’on a essayé de mettre en place pour eux a échoué. Nous sommes très présents à leurs côtés, y compris dans la fermeté, et eux nous disent être étonnés de notre réactivité et de notre honnêteté. On entend régulièrement : “Pourquoi vous faites ça pour nous ? Vous n’êtes pas obligés !” »

AIDER LES JEUNES À BÂTIR UN PROJET POUR LA SORTIE

Le risque que courent des structures telles que Peca, à la fois présentes et encadrantes, c’est de devenir indispensables aux jeunes. De fait, certains ne veulent pas partir de peur de devoir à nouveau se débrouiller seuls. Pour l’heure, le lieu de vie ne connaît pas précisément le devenir de ses pensionnaires. « On est loin du 100 % de réinsertion, reconnaît Christophe Blanchard, mais c’est à l’image des problématiques des jeunes et de leur parcours avant d’arriver à Peca. » En plus de poursuivre les objectifs fixés par les services placeurs, Peca tente d’amener les adolescents vers l’emploi afin qu’ils bâtissent un projet à mettre en œuvre à leur sortie. L’objectif est qu’ils puissent s’accrocher au repère « travail ». Toutefois, il ne s’agit pas forcément de les amener vers un métier lié au monde du chien : « Le chien sert de passerelle, mais beaucoup de nos jeunes ont un casier judiciaire, explique Céline Layec, adjointe administrative. Ce qui les empêche d’exercer un métier dans la sécurité. » Trois fois par semaine, des enseignants viennent sur le site pour préparer les adolescents à un brevet minimal, mais peu d’entre eux réintègrent un cursus scolaire. Le lieu de vie a plutôt développé des ateliers élevage, jardinerie, maçonnerie ou cuisine, encadrés par des formateurs techniques.

Chantal Canals, assistante socio-éducative, aide les jeunes à trouver des stages en entreprises et négocie pour eux une entrée en apprentissage, même s’ils n’ont pas le brevet. Certains se spécialisent dans la boulangerie, la maçonnerie ou la restauration. Peca les accompagne aussi vers l’examen du code de la route et insiste sur la participation aux tâches ménagères comme outil d’autonomisation. La structure tient aux activités d’insertion vers l’emploi, mais reconnaît que ce choix pèse lourd sur une petite équipe. « Habituellement, les lieux de vie ne s’occupent pas de réinsertion professionnelle, ajoute Céline Layec. Le conseil général n’alloue pas de financement sur cet aspect. Mais comment faire évoluer les jeunes et éviter leur récidive sans cela ? » Peca envisage de développer un accueil séquentiel de jour, tout en gardant des dimensions familiales. Cette diversification permettrait d’étoffer l’équipe, car ce ne sont pas les demandes de placements de jeunes qui manquent. Le lieu de vie ne peut répondre qu’au quart d’entre elles. La taille réduite de l’équipe et l’esprit maison impliquent un engagement très poussé des professionnels. « Je ne me satisfais pas des lenteurs administratives, avoue Jean-Joseph Gouez. Quand les jeunes ne veulent plus aller dans leurs familles en fin de mois car ils savent qu’il n’y aura rien à manger, je mets en place un partenariat avec la Banque alimentaire pour qu’ils puissent rentrer chez eux avec de la nourriture. Pour moi, c’est ça accompagner le jeune jusqu’au bout, même si certains travailleurs sociaux me reprochent de m’occuper de ce qui ne me concerne pas. »

Notes

(1) Tous les prénoms des mineurs ont été modifiés.

(2) Peca Formation : domaine de Kerneach – Kerneach an Traon – 29880 Plouguerneau – Tél. 02 98 04 70 66 – www.domainedekerneach.com.

(3) Placée sous l’égide de la Fondation de France, la Fondation Sommer soutient les actions de médiation animale – www.fondation-apsommer.org.

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