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« S’intéresser aux autres est l’une des conditions pour redonner du sens commun »

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« Raconter la vie » : tel est le nom du projet lancé par l’historien Pierre Rosanvallon. A travers des récits publiés sur papier et en ligne, il souhaite redonner de la visibilité aux réalités sociales et lutter contre le sentiment d’incompréhension qui mine la société française. Il explique sa démarche dans « Le parlement des invisibles ».
Comment vous est venue l’idée du projet « Raconter la vie »?

En tant qu’historien, j’ai observé que l’histoire de la démocratie était liée à celle de la prise de parole. La représentation ne consiste pas à avoir seulement des élus, mais également la capacité de parler de soi, d’exister socialement vis-à-vis d’autrui. J’ai décrit dans Le peuple introuvable comment, tout au long du XIXe siècle, en même temps que l’on se battait pour le suffrage universel, des syndicats et des associations publiaient toutes sortes d’enquêtes ouvrières et de récits de vie. Les romanciers aussi ont été de la partie. On ne peut pas comprendre la société française des années 1830 sans lire Balzac et, un peu plus tard, Victor Hugo.

Quel a été l’élément déclencheur ?

La France s’enfonce dans la défiance, elle se délite. Les violences sur autrui, le séparatisme, le repli et la ghettoïsation augmentent. Cela a des conséquences en termes de délégitimation de l’Etat-providence et, d’une façon générale, de mise en danger de la démocratie. Il me semble que si l’on veut refaire société, il faut faire en sorte que les Français soient moins ignorants les uns des autres. C’est d’autant plus nécessaire que le langage commun et politique renvoie à une société qui n’existe plus. Par exemple, pour parler de la classe ouvrière, on évoque les conflits dans l’industrie sans voir qu’il existe à côté tout un nouveau monde ouvrier dans la logistique, la réparation, les services aux personnes… D’un côté, le discours sur la société devient de plus en plus abstrait et, de l’autre, la réalité sociale est masquée. On a le sentiment qu’avec les réseaux sociaux tout est transparent, mais cette société du voyeurisme cache le fait qu’une grande partie de la vie sociale est occultée. Il nous faut donc retourner sur le terrain, repartir des réalités vécues.

Comment fonctionne ce projet ?

Raconter la vie, c’est d’abord une collection d’ouvrages qui ont pour but d’explorer la société française autour de trois grands axes. Tout d’abord, les nouvelles conditions sociales qui sont trop souvent invisibles. Il s’agit de récits et trajectoires de vie mêlant des histoires singulières et des portraits types en abordant différents groupes sociaux. Par exemple, j’ai tenu à publier le témoignage d’un chercheur de haut niveau. Ensuite, ces ouvrages abordent aussi des moments de vie : un basculement, un accident, une perte d’emploi… et la façon dont chacun essaie de trouver son écologie personnelle avec ses activités et ses passions. Je pense au livre La femme aux chats, qui raconte la vie d’une fonctionnaire des finances essayant de se trouver une marge de liberté et de construction de soi. Enfin, ces ouvrages évoquent les fractures territoriales actuelles et les lieux producteurs ou expressions du social.

Vous avez également créé un site Internet. Quelle est sa fonction ?

Il vise tout d’abord à faire vivre les livres autrement, grâce à toutes sortes de bonus, d’illustrations et de vidéos. On peut également commenter et discuter les ouvrages en ligne afin qu’ils entrent dans le débat public. L’autre partie du site permet à chacun de poster des récits. Il faut évidemment qu’il s’agisse de récits de vie. Nous recevons actuellement une quarantaine de textes par jour, dont au moins une dizaine d’essais politiques, mais ce n’est pas notre objet. Nous ne publions pas non plus de récits autobiographiques complets. Les récits doivent être centrés sur le monde contemporain. Certains sont bien écrits et mis en ligne rapidement. Pour d’autres, un travail de réécriture est réalisé avec les auteurs, par des éditeurs communautaires. En outre, chaque mois, nous demandons à une personne différente de commenter les nouveaux textes afin d’en dégager une compréhension générale. Les récits sont nécessairement atomisés et nous souhaitons donner des clés de lecture. Il s’agit de dépasser les grilles anciennes pour permettre à chacun de se resituer dans la réalité sociale actuelle.

L’accès à l’écriture ne constitue-t-il pas un frein à la participation de personnes en difficulté ?

Nous sommes conscients que l’écriture est un filtre, voire un obstacle, mais il existe des moyens pour faire remonter des récits, même de la part de personnes qui n’écrivent pas, si nécessaire en leur apportant de l’aide. Nous avons d’ailleurs reçu un très bon accueil dans le milieu des ateliers d’écriture. Certaines villes se sont également emparées du projet. Saint-Etienne, par exemple, va lancer pendant un an son programme « Raconter la vie ». De même, la fondation Emmaüs s’est engagée dans le projet. Notre ambition n’est pas seulement que la collection et le site Internet soient des réussites. Nous voulons aussi donner envie à beaucoup de gens de faire la même chose, et c’est ce qui se passe. Nous recevons des témoignages en ce sens.

On accuse souvent les responsables politiques d’être déconnectés des réalités. Ces récits peuvent-ils leur apporter des éléments de compréhension de la société ?

Je le souhaite. Nous venons d’être invités par le groupe socialiste à l’Assemblée nationale. Cela prouve que nous avons provoqué une certaine curiosité, mais aussi que le monde politique a le sentiment d’être à la fois proche et loin de ce que vivent les gens. Bien sûr, la plupart des responsables politiques tiennent des permanences dans leur circonscription ou leur mairie. Par ce biais, ils sont en proximité avec les gens. Mais la vie politique est refermée sur elle-même. Les rapports de force et la constitution du pouvoir prennent le pas sur les problèmes réels de la société. Il faut donc faire en sorte que la réalité revienne à la surface et ne reste pas cantonnée aux circonscriptions et aux mairies.

En quoi l’expression d’expériences individuelles peut-elle nous aider à repenser le collectif ?

Aujourd’hui, la machine à fantasmes tourne à plein. Il est nécessaire de passer des stéréotypes à la rencontre des personnes réelles. De même, si l’on veut comprendre les nouvelles conditions sociales, il faut partir du terrain, des expériences vécues, et pas simplement des statistiques. Pour prendre l’exemple des chauffeurs-livreurs, une journaliste a accompagné trois d’entre eux et a ainsi pu décrire des choses que les chiffres ne diraient pas. Nous espérons de cette façon faire comprendre des choses sur la nature profonde de ce que vivent les gens et, par là même, changer le regard des lecteurs. Si vous lisez ce livre sur les chauffeurs-livreurs, vous les regarderez sans doute autrement la prochaine fois que vous serez bloqués derrière une camionnette. La connaissance est productrice d’intercompréhension ou, pour le dire plus simplement, de lien social.

C’est ce que vous appelez la « dimension morale » de votre projet…

La dimension morale, c’est prendre conscience que s’intéresser aux autres est l’une des conditions pour redonner du sens commun. Nous avons des proches, mais beaucoup moins de prochains. Nous fréquentons surtout des gens qui nous ressemblent. La société se segmente en petits blocs plus ou moins homogènes. C’est ce que l’on appelle la « ghettoïsation disséminée ». On ne peut pas séparer la nécessité de refaire société de celle de relancer l’intérêt pour autrui. Et pour cela il faut lui donner un visage, une image. Je ne pense pas, en revanche, que l’émergence d’une société de l’individu soit le problème. Cette demande d’individualité positive, ou de singularité, me semble au contraire être un élément fort du contrat social. Chacun attend qu’on le reconnaisse comme singulier et qu’on le traite de façon digne. Mais faire société, c’est aussi organiser le vivre ensemble.

Ne craignez-vous pas que l’aspect littéraire du projet prenne le pas sur sa dimension sociologique ?

Non, car les textes publiés seront de nature variée. Nous allons publier un ouvrage de la romancière Annie Ernaux, qui est intéressée par ce projet, mais aussi le travail d’un sociologue brossant le portrait d’un grand patron, fils d’ouvrier. A l’automne, nous aurons le portrait d’une juge trentenaire et celui de femmes africaines. Nous publierons aussi un ouvrage de Rachid Santaki, auteur d’un polar très remarqué. La collection comprendra de simples témoignages, des travaux de sciences sociales, des écrits de romanciers, des enquêtes journalistiques… Car le but est aussi de produire une fertilisation croisée entre ces genres. Je souhaite, par exemple, que le champ des sciences sociales comprenne que l’écriture est aussi une façon d’expliquer le monde, et que le roman français, encore très psychologique, intègre davantage la dimension sociale.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Professeur au Collège de France, Pierre Rosanvallon y occupe la chaire Histoire moderne et contemporaine du politique.

Il est également directeur d’études à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS). Il a fondé en 2002 l’atelier de réflexion « La République des idées » et dirige le site Internet La Vie des idées.

Il publie Le parlement des invisibles (Ed.Le Seuil, 2014), dans lequel il présente le projet « Raconter la vie » (raconterlavie.fr).

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