Ce travail a en effet permis de mettre en évidence l’invisibilité des femmes à la rue, alors même qu’elles représentent 35 % des personnes sans logement personnel. Mais elles sont les premières à contribuer à leur exclusion des recherches sur le sans-abrisme, car elles ont tendance à se cacher et à cacher leur situation. Les représentations sociales sont aussi en jeu : le SDF est une figure masculine, alcoolisée, portant les stigmates de la rue. La société ne regarde donc pas les femmes sans abri puisque celles-ci restent attachées, dans l’imaginaire collectif, à un foyer.
J’ai passé sept mois au sein du 115 du SAMU social de Paris, où j’ai travaillé en tant qu’écoutante. J’ai ainsi réalisé des entretiens avec un grand nombre de femmes sans abri mais aussi des hommes, ce qui m’a permis de faire des comparaisons et de constater des différences dans leurs pratiques. J’ai vu comme les femmes à la rue font des efforts pour rester propres et garder une apparence non stigmatisante. La nuit, elles se cachent dans des parkings, se réfugient dans des hôpitaux ou errent dans les transports en commun afin de ne pas être apparentées à des sans-abri. Dans notre société, les institutions ou l’entourage protègent davantage les femmes pour qu’elles ne sombrent pas, ce qui explique leur moindre présence dans la rue. Certes, les hommes et les femmes à la rue ne répondent pas à une injonction de la société qui est celle de l’autonomie. On attend de chacun qu’il soit autosuffisant en termes financiers. Cependant, du point de vue des rôles sexués, les femmes qui ne répondent pas à cette injonction apparaissent plus « dissonantes ».
Oui, même si ce n’est pas sciemment, les pratiques professionnelles sont fortement influencées par les stéréotypes. J’ai constaté, au SAMU social comme lors d’entretiens avec des travailleurs sociaux exerçant dans des lieux d’accueil, que l’accompagnement des femmes à la rue tourne surtout autour des questions liées à la famille. On proposera d’abord à une femme de renouer avec ses enfants et on insistera moins sur la sphère économique. On la considérera comme « fragile », « vulnérable » et « manipulable ». Du côté des hommes, prétendument « forts », le travail sera plutôt centré sur l’identité professionnelle. Quant aux activités, elles répondent également aux normes : les ateliers de cuisine ou de socio-esthétique ne sont proposés qu’aux femmes.
Il faut surtout que la différence entre homme et femme soit pensée en amont. Il faut se demander « Qu’est-ce que ça fait d’être un homme dans la rue » et « Qu’est-ce que ça fait d’être une femme dans la rue ? ». Sinon, on se retrouve avec des centres d’hébergement et de réinsertion sociale qui s’ouvrent à la mixité et où d’importants problèmes de cohabitation apparaissent. L’imperméabilité des normes sexuées engendre également un manque de préparation quand on se retrouve devant des cas particuliers, comme lorsqu’une personne transgenre appelle le 115 et qu’aucune solution de prise en charge ne peut lui être proposée. Mais il faut aussi penser l’accompagnement indépendamment de la différence de sexe. Par exemple, une femme à la rue la nuit à Paris peut se sentir en insécurité. Mais un homme peut aussi être en danger ! C’est une violence institutionnelle que de considérer comme une évidence qu’il puisse rester dehors.
Il faut autant de filets de protection pour les hommes que pour les femmes.
(1) Son mémoire intitulé « Femmes sans abri. Etude du sans-abrisme au prisme du genre » a reçu fin janvier, dans le cadre des « prix et bourses doctorales jeunes chercheurs 2013 » attribués par la CNAF, le second prix du mémoire de troisième cycle – Référence disp. sur