C’est une grande maison dans la campagne, à Camphin-en-Pévèle, à 20 kilomètres de Lille, avec les champs alentour et la frontière belge à deux pas. Ce matin de janvier, beaucoup de résidents du Centre d’accueil d’urgence spécialisé (CAUSe) de l’association lilloise Les Papillons blancs (1) sont déjà partis travailler dans leurs établissements et services d’aide par le travail (ESAT) respectifs. Ceux qui restent passent l’aspirateur dans les couloirs ou vont à la ferme avec Aïda Bai, maîtresse de maison, qui a suivi pour son métier une formation à l’institut régional du travail social (IRTS) de Loos. Ils vont acheter les salades et les pommes du repas du midi.
« Le CAUSe a pour vocation la prise en charge de personnes en situation de handicap mental qui se trouvent ou vont se trouver à la rue », explique Luc De Ronne, éducateur spécialisé de formation, directeur du service habitat des Papillons blancs, dont fait partie le centre d’accueil. Ici, elles bénéficient d’un hébergement provisoire, le temps de trouver une solution à leur situation. Sur le papier, six mois au maximum. Dans les faits, la prise en charge peut durer plus longtemps, en raison de difficultés d’orientation ou par manque de places, entre autres dans les foyers de vie. Car le CAUSe ne met pas seulement à l’abri, il prépare aussi la sortie. Il faut donc évaluer l’autonomie de l’usager, lui trouver un logement pérenne et adapté ainsi qu’un travail, du moins pour ceux qui en ont la capacité. Ces projets sont portés en lien direct avec le travailleur social extérieur à l’origine de la demande d’hébergement ou avec le curateur de la personne accueillie. « Il y a nécessité d’être en corecherche, insiste Pascal Verdonck, chef de service, sinon la personne sera sans solution au bout des six mois ici. »
« Le CAUSe est né en 1995, après que des responsables de l’association ont croisé à la gare de Lille une personne qu’ils avaient accompagnée et qui vivait dans une grande précarité, raconte Luc De Ronne. C’était un projet militant, qui a démarré uniquement avec des bénévoles et sur nos fonds associatifs, dans un esprit de lieu de vie communautaire. » Avec un retour à la vie rurale, et l’espoir de créer une ferme qui n’a jamais vu le jour, faute d’encadrement adéquat. Depuis, le centre d’accueil s’est professionnalisé. Placé sous la responsabilité de Pascal Verdonck, animateur socioculturel, licencié en sciences sanitaires et sociales, il compte désormais deux éducateurs spécialisés, un moniteur-éducateur, deux aides médico-psychologiques (AMP), une maîtresse de maison, un aide-animateur en contrat d’accompagnement dans l’emploi et deux surveillants de nuit. Le service a passé une convention avec le centre médico-psychologique le plus proche, à Pont-à-Marcq : une infirmière psychiatrique passe deux fois par semaine. En soutien de l’équipe, un psychiatre vient également une fois par mois pour de l’analyse de pratiques et de l’aide au diagnostic. Le centre d’accueil, qui dispose d’un agrément pour 15 places, héberge entre 30 et 40 personnes par an venant de tout le département, avec un taux d’occupation de 80 %. Il fonctionne grâce à une dotation du conseil général du Nord de près de 379 800 €, auxquels s’ajoute une participation aux frais payée par les résidents, soit 15 par personne et par jour. Le budget total s’élève donc à 439 800 €.
D’ici à un an, le CAUSe devrait quitter la campagne pour Saint-André-lez-Lille, dans la banlieue limitrophe de la métropole, sur un site où Les Papillons blancs sont déjà présents. Ce changement, Pascal Verdonck, arrivé récemment à la tête de la structure, l’attend avec impatience : « Le bâtiment présente des problèmes d’ordre réglementaire en matière d’accessibilité et nécessiterait d’importants investissements pour respecter les normes. » Autre souci, les chambres : « Nous avons une seule chambre individuelle, précise-t-il. Les autres sont de deux ou trois places, ce qui fait que des gens refusent de venir ici. » Sans compter le casse-tête posé lors de chaque nouvelle arrivée. En effet, quand un homme part et qu’une femme le remplace – ou vice versa –, les chambres n’étant pas mixtes, il faut parfois réorganiser tout l’agencement.
Mais surtout Camphin-en-Pévèle se révèle trop excentré. « Nous sommes hors métropole, ce qui veut dire que nous ne bénéficions pas des réseaux de transports urbains », continue le chef de service. Il faut prendre un car payant, pour profiter ensuite des liaisons de bus et de métro de la communauté urbaine de Lille. Ce qui implique pour les usagers de longs temps de trajet. « Certaines personnes se lèvent à 5 h 30 du matin pour travailler à 8 h 30. Elles finissent à 16 h 30, mais ne sont rentrées qu’à 19 heures. Cela fait des journées vraiment lourdes », constate Jacques-Olivier Casseri, l’un des éducateurs spécialisés de la structure. « C’est aussi un frein à l’insertion professionnelle », rajoute Pascal Verdonck. En effet, il est plus difficile, surtout pour quelqu’un qui n’a jamais travaillé, de tenir un stage en ESAT avec des horaires aussi étendus. Les risques d’abandon sont plus élevés.
Au CAUSe, la matinée est paisible. Les résidents vont et viennent dans le bureau des éducateurs, une pièce avec une grande table en bois qui invite à la discussion. Roland Dulieu, la vingtaine, tape son CV sur l’ordinateur disponible. « J’ai bien aimé le lavage des voitures en stage, mais il y a un seul établissement qui le fait dans le Nord, la place vaut de l’or », explique-t-il. Gwenaëlle H. (2) passe chercher son tabac, mis sous clé pour éviter les vols. Aucune activité n’est imposée, sauf les tâches ménagères pour entretenir collectivement le lieu. « Il faut les suivre, ne pas lâcher sur les questions d’hygiène », souligne Aïda Bai, la maîtresse de maison. Le CAUSe instaure un rythme de vie le plus proche possible de celui d’une personne à son domicile. C’est justement ce qui séduit une des mandatrices judiciaires déléguées, CESF de formation, de l’association Atinord, qui travaille régulièrement avec le centre. « C’est une maison où les personnes se sentent comme chez elles, constate-t-elle. Certes, tout n’est pas aux normes, mais dans d’autres foyers où toutes les règles sanitaires sont respectées, les personnes sont plus passives. Là, elles peuvent sortir faire un tour dans le jardin, cuisiner. C’est un temps de repos à la campagne, sans les cafés où aller traîner. » Avec le déménagement programmé, la structure va perdre le bénéfice de cet environnement sécurisant. « Le public handicapé mental est le reflet du public ordinaire. Il y a des gens ici qui ont pu connaître ou connaissent des addictions et qui viennent en séjour de rupture », indique Pascal Verdonck. Mais le projet de l’établissement restera le même. Le séjour au CAUSe sert à retrouver un équilibre. « Nous sommes les travailleurs sociaux de cette parenthèse », sourit Nicolas Mazurelle, AMP diplômé.
Le repas, préparé à tour de rôle par les pensionnaires sous le regard de la maîtresse de maison, est pris collectivement, avec l’équipe, dans la grande salle à manger. Un temps important, en termes de travail éducatif. La consommation de sucre de Roland Dulieu est ainsi surveillée de près : il a tendance à la boulimie. Il le sait et est fier de ne plus boire autant de boissons gazeuses qu’avant. Anaïs Loridon, éducatrice spécialisée diplômée, lui recommande l’emploi d’édulcorant dans son café, en évitant d’être trop dirigiste. « Nous avons déjà vu des résidents qui ne savaient plus choisir pour eux-mêmes, raconte-t-elle. Même le goût d’un yaourt. Ils nous disaient : “Prends ce que tu veux.” Il faut s’interdire de faire à leur place. » La déficience mentale réclame, de fait, une approche différente, pas toujours maîtrisée dans les accueils d’urgence classiques. « Il faut prendre beaucoup de temps, sécuriser les personnes, car elles sont beaucoup plus fragiles », souligne Anaïs Loridon. L’éducatrice se souvient ainsi d’un monsieur venu de l’Armée du salut dans un état d’hygiène déplorable. Son handicap l’empêchait de comprendre les directives, comme l’achat de papier-toilette. « Nous avons su l’écouter. Il a pu verbaliser son parcours et connaître une vraie renaissance. »
Béatrice G., quadragénaire alerte, a découché la veille au soir sans prévenir. Elle débarque au déjeuner. L’équipe la laisse se poser, mais son éducateur référent la verra après en entretien pour la mettre en garde. D’abord, le CAUSe n’est pas un hôtel, même si les allées et venues sont libres. Ensuite, elle peut se mettre en danger. L’une des caractéristiques du handicap mental dont souffre Béatrice est en effet de mal comprendre les notions de distance sociale et affective, d’où le risque d’abus. Paulette S., elle, est aux anges : elle vient de recevoir un chèque postal de la part de sa tutelle. Les éducateurs organisent avec elle une virée shopping dans un supermarché. Elle veut acheter du vernis à ongles et du parfum. Jacques-Olivier Casseri lui demande, l’air de rien, avant d’arriver aux caisses : « Alors, vous en avez pour combien? » Il l’aide ensuite à vérifier sa monnaie. Toute occasion est prétexte à une démarche éducative. Le reste de l’après-midi est consacré à des jeux de société ou à des activités musicales, sous l’égide de l’animateur socioculturel, Jean-Claude Crépieux. C’est également lui qui organise des sorties le week-end, par exemple dans des musées.
Qui dit urgence, dit diversité des profils accueillis. Le CAUSe ne déroge pas à cette règle : il accueille des hommes et des femmes entre 18 et 60 ans présentant des niveaux de handicap variés. « C’est une richesse, mais elle pose des difficultés de gestion en raison d’un besoin de prises en charge différenciées ainsi que d’un risque d’abus de faiblesse entre usagers », explique Pascal Verdonck. Nicolas Mazurelle le confirme : « Nous ne sommes pas sur un travail à long terme, mais sur des réadaptations permanentes aux diverses problématiques. Ce qui veut dire qu’il faut des capacités d’observation, d’empathie et de réactivité. » Et savoir donner le coup de pouce nécessaire pour que la personne sorte la tête de l’eau. La plupart des usagers ont vécu des parcours compliqués et arrivent à la maison de Camphin à la suite d’une rupture dans le fil de leur existence : divorce, exclusion de l’établissement où ils vivaient, perte de leur logement du fait d’impayés, sortie sans solution d’un institut médico-professionnel (IMPro) à leur majorité ou, très souvent, décès des parents sans que l’avenir ait été préparé. Ce qui, fréquemment, signifie qu’aucun dossier n’a été déposé à la maison départementale des personnes handicapées (MDPH). « A notre connaissance, nous sommes les seuls à accueillir sur le Nord-Pas-de-Calais sans orientation MDPH », précise le chef de service. Les éducateurs du centre d’accueil sont alors obligés de reprendre tout à zéro et de monter le dossier MDPH pour l’attribution d’une place dans un foyer d’hébergement, un foyer de vie, une résidence, une famille d’accueil et/ou un ESAT. Un véritable parcours du combattant… Certains résidents viennent en séjour de répit, à la demande d’un aidant ou d’une institution. Les acteurs de l’urgence, les unités territoriales de prévention et d’action sociale (UTPAS), les éducateurs sociaux des ESAT sollicitent ainsi régulièrement le centre pour un hébergement. De même que les assistantes sociales hospitalières… Le schéma est classique : quand une personne handicapée mentale ne parvient pas à gérer seule son domicile, les voisins finissent par alerter les pompiers, et c’est l’hospitalisation d’office, en attendant mieux.
« La demande d’admission se fait à 95 % par téléphone, détaille Pascal Verdonck. Une fiche de signalement est alors remplie pour vérifier l’urgence réelle du cas. Ensuite, nous réalisons une visite de préadmission en duo, un éducateur et moi. Nous rencontrons la personne avec son référent extérieur, qui peut être un travailleur social, un curateur ou un membre de la famille. » Avec une question en tête : l’hébergement est-il possible ? Le CAUSe n’accueille pas les handicaps les plus lourds : la structure n’est pas médicalisée et les escaliers empêchent l’utilisation de tout fauteuil roulant. Il faut, en outre, pouvoir accepter la vie en collectivité et le partage de sa chambre. Un pas qui peut être difficile à franchir quand on a toujours vécu dans le cocon familial. La décision est discutée lors de la réunion d’équipe, qui se tient tous les mardis après-midi. Si elle est positive, le dossier rejoint la liste d’attente. « Mais si quelqu’un est vraiment à la rue, précise le chef de service, nous le prenons en premier. » Le contrat est d’abord signé pour quinze jours, au terme desquels un bilan est réalisé, en présence de tous les acteurs. Il est ensuite renouvelé tous les mois, avec, à chaque fois, un état des lieux sur l’évolution du projet personnel. Car le contrat est très clair : on ne reste pas au CAUS – même si, selon les cas, une certaine souplesse est possible. « Nous avons une résidente de 58 ans dont le projet est d’entrer en EHPAD [établissement d’hébergement pour personnes âgées dépendantes] avec une dérogation d’âge », illustre Pascal Verdonck. Inutile de convoquer une réunion chaque mois pour cette personne en attente d’une réponse.
Cette semaine, justement, une place s’est libérée : un résident a rompu le contrat le liant à l’institution. Le dimanche précédent, il a frappé un éducateur qui s’interposait lors d’une bagarre entre lui et un autre usager. C’est la première fois que le CAUSe vit un tel accès de violence. L’épisode justifie a posteriori la décision récente de renforcer les soirées par la présence, au minimum, de deux personnes de l’équipe. Les pensionnaires les plus fragiles ont été bouleversés, il faut les rassurer. Mais un jeune homme prend le parti de l’agresseur, avec qui il a noué des liens d’amitié, et parle d’injustice. Mais la règle est sans équivoque : aucune violence ne peut être admise. Le problème est abordé en réunion d’équipe, afin d’apporter à cet événement une réponse cohérente. En effet, au centre, les éducateurs travaillent à la fois sur les cas individuels et au maintien de la dynamique de groupe. « Cela demande une grande souplesse, car nous avons ici des populations qui ne se croiseraient pas autrement », note Nicolas Mazurelle.
Il faut ensuite réfléchir à la réattribution de cette place libérée. L’un des dossiers de préadmission concerne un jeune homme de 24 ans, auparavant hébergé en Belgique dans un internat spécialisé, qui a atteint la limite d’âge. Sa mère est décédée et son frère l’héberge, mais la situation est tendue. Il le met dehors lorsqu’il part au travail et le récupère le soir en rentrant. Aucun suivi social, aucun traitement, et une crainte de consommation de produits stupéfiants. L’équipe accepte l’accueil, à condition d’être vigilante lors du bilan des quinze jours. Autre cas : le temps que son père soit hospitalisé, une personne demande un séjour temporaire. Sa déficience est lourde, avec une mobilité réduite, mais le centre l’accueillera en lui gardant la chambre du rez-de-chaussée, grâce à un savant jeu de chaises musicales dont l’établissement a le secret : l’occupant actuel est en stage et, comme tout se passe bien, il devrait bientôt libérer sa place. Gérer l’urgence, le CAUSe en a l’habitude.
(1) CAUSe : 126, Grand-Rue – 59780 Camphin-en-Pévèle.
(2) L’anonymat des majeurs protégés a été préservé.