Paradoxalement, c’est parce qu’il existe une relation de confiance entre le professionnel de l’aide à domicile et la personne âgée dépendante que l’on peut maintenir des salaires aussi bas dans ce secteur. Comme il s’agit de prestations vitales, il existe une forte responsabilisation des aides à domicile, qui constituent le dernier maillon – et le plus important – de la chaîne du maintien de la vie chez les personnes âgées dépendantes. Mais cela se fait aux dépens de leurs propres rémunérations et de leur qualité de travail. Les conseils généraux tendent à réduire le nombre des heures d’intervention, ce qui les pousse bien souvent à en faire plus que ce pourquoi elles sont payées, ne serait-ce que pour maintenir leur propre activité. Elles sont les variables d’ajustement du secteur…
Ce secteur d’activité demeure très complexe. Je me demande d’ailleurs comment font les familles et les personnes âgées pour s’y retrouver. L’aide à domicile repose à la fois sur le sanitaire, le social et la famille. Au niveau des financements comme des organisations, cette segmentation verticale, en particulier entre le sanitaire et le social, reste très présente. Il existe en outre un mille-feuille horizontal, avec des interprétations locales des textes nationaux liées à la décentralisation de la prise en charge de la dépendance au niveau des départements. Une multitude d’acteurs gravitent ainsi autour de la personne âgée dépendante, avec tous les problèmes de coordination que cela suppose. On observe par endroits des tentatives de simplification, mais on ne constate pas de simplification sur le plan national, surtout avec la crise que le secteur traverse depuis 2008.
Elle est le fruit de trois années d’enquêtes collectives menées entre 2008 et 2011. Trois groupes de travail y ont participé, supervisés par Florence Weber, Solène Billaud et moi-même. Nous avons retenu trois départements, en faisant à chaque fois un focus sur une ville en particulier. Le premier département était assez ouvrier, marqué par la désindustrialisation des années 1980. Les politiques de la dépendance y ont plutôt été subies. Le deuxième, dynamique économiquement, a toujours été leader en matière de politiques sociales. Il est composé d’un tissu urbain assez riche et de zones rurales plus pauvres. Le troisième département faisait face, au moment de l’enquête, à la disparition d’une politique sociale fortement liée à une branche industrielle. Une nouvelle régulation publique du secteur était alors à reconstruire.
Nous étions intéressés par la question de l’articulation entre les professionnels de l’aide à domicile et les usagers, mais nous nous sommes vite rendu compte qu’il était indispensable de remonter au niveau des politiques publiques. L’aide à domicile n’a pas un fonctionnement de marché, contrairement à ce que prétendent certains. C’est une illusion. En tant que consommateur, la personne âgée dépendante n’est pas à même de faire jouer la concurrence. L’aide à domicile est en réalité presque entièrement financée – et prescrite – par la puissance publique. Il était donc impossible de nous intéresser à la relation entre professionnels et usagers sans prendre en compte le rôle des pouvoirs publics, qui conditionne la façon dont les gens interagissent entre eux.
Le premier, historiquement, est le modèle domestique, dans lequel les employés sont pris dans une relation personnelle, parfois de domination, avec la personne aidée qui les rémunère mais aussi avec les aidants. Le deuxième modèle est celui du sanitaire, dont l’organisation de travail et le rapport à l’activité sont fondés sur la prescription médicale. Le payeur est l’assurance maladie et ce système présente l’avantage d’une activité qui n’est pas à la tâche, du moins pas autant que dans le modèle industriel. On trouve enfin le modèle social-industriel, qui comporte lui aussi une dimension de prescription, sauf que la légitimité du travailleur social n’est pas la même que celle du médecin. Dans ce système, les services sociaux mandatent des associations pour intervenir auprès de personnes âgées dépendantes. C’est essentiellement le conseil général qui finance. Les activités sont segmentées de manière très précise dans une organisation quasi industrielle.
Cette évolution est liée à un certain nombre de lois, votées notamment en 2002. Mais déjà auparavant, l’idée d’une rationalisation de l’aide à domicile était dans l’air. Le Medef (à l’époque, le CNPF) prétendait qu’une production industrielle des services à domicile serait mieux à même d’en garantir la qualité, et donc de préserver la sécurité des personnes. La gestion de l’aide sociale devait être plus efficiente dans le cadre d’une régulation par le marché. A partir de 2002, l’élargissement des prestations extérieures à l’aide sociale a généré une demande importante. Un plan de modernisation du secteur associatif traditionnel de l’aide à domicile a été mis en œuvre. Ce qui n’était d’ailleurs pas forcément négatif, car les problèmes de gestion des associations avaient changé de dimension. L’objectif était double : faire en sorte que les personnes âgées puissent trouver les prestations dont elles avaient besoin sur le marché et, parallèlement, développer l’emploi dans le secteur. Mais s’il existe un important gisement de besoins dans ce domaine, tant qu’on ne les finance pas, les emplois n’existent pas. C’est ce que l’on a observé à partir de 2008.
Il visait à garantir une qualité de service, de meilleures conditions d’emploi et une professionnalisation des intervenants. Et de fait, jusqu’en 2005, on a enregistré une hausse des qualifications. Mais cela a provoqué une explosion des coûts salariaux. Les conseils généraux et les caisses de retraite ont tiré le signal d’alarme et il y a eu un ralentissement. C’est d’ailleurs cette question du coût qui sous-tend l’ouvrage : des services d’aide à domicile de qualité, cela se paie. Une TISF [technicienne de l’intervention sociale et familiale] intervenant auprès d’une famille avec des enfants revient à 38 l’heure. Par comparaison, pour une aide à domicile s’occupant de personnes âgées dépendantes, la fourchette va de 16 à 22 €. Bien sûr, les formations ne sont pas les mêmes, mais cela va quand même quasiment du simple au double. Le résultat est qu’avec un nombre de plus en plus élevé de personnes âgées à prendre en charge et des budgets qui se restreignent, les temps d’intervention se réduisent, les déplacements se multiplient et, surtout, il faut segmenter davantage l’activité entre les salariés les mieux formés et les autres. Cela aboutit à des organisations de plus en plus complexes qui dégradent la qualité de l’emploi et, au-delà, celle du service.
Le premier avantage serait de pouvoir mieux coordonner l’action des différents services qui, déjà à l’heure actuelle, interviennent auprès des mêmes publics. Avoir un seul acteur simplifierait le problème. Une prise en charge globale dans le cadre de la sécurité sociale permettrait un financement plus clair et plus efficace. Bien sûr, le coût d’une telle organisation serait sans aucun doute plus élevé mais avec une qualité d’intervention renforcée et de meilleurs emplois. On peut, en outre, constater que le champ de l’aide à domicile connaît actuellement des mouvements de fusions-acquisitions très importants. On va vers un seul acteur sur un territoire donné. Dans ces conditions, quel est l’intérêt de faire appel à des opérateurs privés ? Nous imaginons plutôt un financement global dans le cadre d’un cinquième risque de la sécurité sociale, les organisations sanitaires et sociales-industrielles pouvant se regrouper, par exemple, au sein des actuels SSIAD [services de soins infirmiers à domicile].
Propos recueillis par Jérôme Vachon
Loïc Trabut est sociologue. Il est post-doctorant à l’Institut national d’études démographiques (INED) et chercheur associé au Centre d’études de l’emploi, où il travaille sur le thème de l’aide professionnelle aux personnes en perte d’autonomie. Avec Florence Weber et Solène Billaud, il a codirigé Le salaire de la confiance. L’aide à domicile aujourd’hui (Ed. Rue d’Ulm, 2013).