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« Une juridiction sociale digne de ce nom doit être pilotée par des magistrats spécialisés »

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En France, les juridictions sociales rendent chaque année autant de décisions que les juridictions pénales. Un travail essentiel réalisé dans des conditions souvent difficiles. Ancien ministre et avocat des mineurs, Pierre Joxe dénonce dans un ouvrage le manque de moyens de ces juridictions et propose une vaste réforme afin d’améliorer la qualité de cette « justice pauvre pour les pauvres ».
Comment en êtes-vous venu à vous intéresser aux juridictions sociales ?

Elles sont mal connues, même chez les professionnels de la justice. Certains magistrats professionnels n’ont jamais eu aucun contact avec le droit social. Personnellement, c’est le hasard de mes fréquentations aux tribunaux pour enfants qui m’a fait découvrir cette justice. J’y ai rencontré de nombreuses personnes, souvent des mères de mineurs à la dérive, complètement déboussolées face à des affaires complexes de droit du travail, de prestations sociales ou encore d’incapacité.

Que désigne l’appellation « juridictions sociales » ?

Elle recouvre l’ensemble des juridictions contribuant à l’application et au contrôle du respect du droit social. Ce sont, bien sûr, les 209 conseils de prud’hommes ainsi que les 115 tribunaux des affaires de sécurité sociale, qui vont en appel devant la chambre sociale de la cour d’appel, et les 21 tribunaux du contentieux de l’incapacité, qui renvoient en appel devant la Cour nationale de l’incapacité et de la tarification de l’assurance des accidents du travail. Il existe aussi une juridiction administrative un peu bancale : les 102?commissions départementales d’aide sociale [CDAS], qui vont en appel devant la Commission centrale d’aide sociale. Enfin, pour tout simplifier, les 42 tribunaux administratifs ordinaires sont amenés à connaître certaines affaires de droit social. Ce millefeuille juridictionnel est assez déroutant. Dans certains pays, comme l’Allemagne, c’est plus simple. Il existe deux ordres de juridiction sociale : celle du travail et celle des prestations sociales. En Belgique, c’est le tribunal du travail qui juge l’ensemble de ces affaires.

Ces juridictions rendent énormément de décisions…

Chaque année, les juridictions sociales rendent 350 000 décisions, soit autant que les juridictions pénales. En 2012, les conseils de prud’hommes ont traité 175 000 affaires nouvelles et les tribunaux des affaires de sécurité sociale près de 97 000. Ces décisions concernent surtout des personnes modestes, pauvres ou précaires. De fait, c’est une justice pauvre pour les pauvres. Lorsqu’on gagne sa vie à peu près correctement, un contentieux de quelques euros avec la sécurité sociale n’est pas dramatique. Mais ces quelques euros en plus ou en moins peuvent être vitaux pour des personnes modestes. Malheureusement, beaucoup renoncent à faire valoir leurs droits car le système est incompréhensible. Et pour celles qui ne renoncent pas, leurs droits ne sont pas toujours reconnus. J’ai assisté à des audiences où, faute d’avocats, les dossiers n’étaient pas bien traités et les droits des justiciables pas toujours reconnus. Pourtant, d’une façon générale, les magistrats des juridictions sociales font un travail formidable dans des conditions souvent difficiles. Mais, faute de temps, ils sont souvent obligés d’aller vite, trop vite…

Cette justice est-elle donc de mauvaise qualité ?

Le problème est surtout qu’elle est rendue trop tardivement. Par exemple, au conseil de prud’hommes, pour l’ensemble de la procédure en cas d’appel, il n’est pas rare de voir des affaires jugées seulement au bout de quatre ans. Mais quatre ans après, la victime d’un licenciement abusif n’est plus la même personne. Dans les tribunaux des affaires de sécurité sociale, les délais sont en moyenne de un an et demi. Et c’est pareil dans les CDAS. On aboutit à des situations invraisemblables telles que, en 2012, la condamnation de l’Etat par le tribunal de grande instance de Paris à verser des milliers d’euros de dommages et intérêts à des plaignants pour « délais déraisonnables » et « dénis de justice » dans des procédures prud’homales.

Les grands principes de la procédure sont-ils respectés ?

Le débat contradictoire n’est malheureusement pas toujours assuré car il n’y a pas systématiquement d’avocats présents aux audiences, ni même de plaignants. A la CDAS de Paris, par exemple, pour 25 dossiers dans une matinée, on ne comptait que 4 ou 5 requérants. On imagine bien que peuvent se poser à eux des problèmes de transports ou d’impossibilité de s’absenter de leur travail. Et le débat est d’autant moins contradictoire que, dans le cas de la CDAS, un magistrat judiciaire forme seul la« commission ». En ce qui concerne la possibilité de recours, les gens reçoivent un document leur indiquant qu’ils peuvent faire appel dans un délai donné. Mais ils ne comprennent pas toujours bien de quoi il s’agit ou n’ont pas envie de s’engager dans une nouvelle procédure. A cet égard, la présence de représentants syndicaux aux audiences des prud’hommes ou de bénévoles associatifs dans les tribunaux du contentieux de l’incapacité me semble essentielle. D’ailleurs, d’une façon générale, la justice sociale repose beaucoup sur le bénévolat et l’engagement d’associations, d’avocats, d’experts… et de retraités. Au tribunal de l’incapacité de Paris, les magistrats sont tous des retraités qui souhaitent continuer à être utiles. Bien sûr, le fait que des personnes d’expérience s’occupent de ces affaires complexes n’est pas une mauvaise chose en soi, mais encore faudrait-il qu’elles disposent des moyens nécessaires… Or ça n’est pas toujours le cas.

Pour réformer ces juridictions sociales, vous préconisez notamment l’instauration d’un pouvoir judiciaire en France. Pour quelles raisons ?

Dans la Constitution française, la justice n’est pas un pouvoir mais une autorité judiciaire. En effet, traditionnellement en France, la justice découle de l’autorité ultime, celle du roi sous l’Ancien Régime et celle du président de la République aujourd’hui. L’intérêt d’instaurer un pouvoir judiciaire serait de donner à la justice une autorité propre et une autonomie qu’elle n’a pas actuellement. Pour cela, il faudrait évidemment modifier la Constitution afin d’instaurer une véritable séparation des pouvoirs, et donner à ce pouvoir les moyens de son fonctionnement. En attendant, il faudrait au moins renforcer considérablement les moyens de la justice en France, qui sont parmi les plus faibles des grands pays européens. Moins pauvre, la justice serait déjà plus autonome.

Vous souhaitez également la création d’un ordre de juridiction sociale. De quoi s’agit-il ?

En France, il existe deux ordres de juridictions : les juridictions judiciaires et les juridictions administratives. Ce sont, pour les premières, les tribunaux d’instance et de grande instance, les chambres correctionnelles, les cours d’appel et la Cour de cassation avec ses chambres spécialisées et, pour les secondes, les tribunaux administratifs, les cours administratives d’appel et, en haut de la pyramide, le Conseil d’Etat. L’avantage d’un ordre de juridictions sociales serait de pouvoir disposer de magistrats spécialisés et qualifiés, comme c’est le cas pour les tribunaux pour enfants. Le droit social est particulièrement complexe et évolutif. Une juridiction sociale digne de ce nom doit donc être pilotée par des magistrats spécialisés. Ce qui n’est pas le cas actuellement. Les auditeurs de justice de l’Ecole nationale de la magistrature sont d’ailleurs peu formés au droit social. La création de juridictions sociales permettrait également d’instaurer une assistance judiciaire particulière, comme en Allemagne ou en Belgique.

Dans le contexte d’économies budgétaires actuelles, pensez-vous que vos propositions puissent rencontrer un écho favorable ?

Christiane Taubira a déjà amorcé la pompe d’une augmentation du budget de la justice, mais pour parvenir à développer une justice démocratique – en particulier dans le secteur social – il faudra des augmentations plus conséquentes et pendant longtemps. La France pourrait se mettre au niveau des autres pays européens. Mais ce type de grands programmes se déroule sur de longues périodes. J’espère que la justice obtiendra un jour des moyens dignes de ses missions.

Propos recueillis par Jérôme Vachon

Repères

Ancien député PS, Pierre Joxe a dirigé les ministères de l’Intérieur puis de la Défense entre 1984 et 1993. Il a ensuite été premier président de la Cour des comptes, puis membre du Conseil constitutionnel.

Depuis 2010, il est avocat des mineurs. Il publie Soif de justice. Au secours des juridictions sociales (Ed. Fayard, 2014). Il est également l’auteur de Pas de quartier ? Délinquance juvénile et justice des mineurs (Ed. Fayard, 2012) (1).

Notes

(1) Voir ASH n° 2746 du 10-02-12, p. 40.

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